
On comprend mieux les assassinats de Luxemburg et Liebknecht quand on prend la mesure de la répression de la révolution à Berlin, mais aussi à Munich, dans la Ruhr, de fait dans l'Allemagne entière.
Deux textes de Rosa Luxemburg décrivent précisément le processus qui mènera à leur assassinat : la guerre menée par la social-démocratie majoritaire avec l'armée et les corps francs comme outils. Leur assassinat n'est donc pas comme on tente encore de le faire croire une initiative de ces seuls derniers. Cela s'inscrit dans la logique même qui a mené au ralliement de la social-démocratie en Allemagne à la guerre, puis à l'écrasement des aspirations révolutionnaires dans toute l'Allemagne. Extrait de "Un jeu dangereux" :
"Mais il y a en a d'autres, qui ont un besoin pressant de faire régner aujourd’hui le terrorisme, le règne de la terreur, l’anarchie, ce sont ces Messieurs les Bourgeois, ce sont tous les parasites de l’économie capitaliste, qui tremblent pour leurs biens et leurs privilèges, leurs profits et leurs pouvoirs. Ce sont eux qui mettent sur le dos du prolétariat socialiste des menées anarchistes fictives, des prétendus projets de putsch, afin de faire déclencher au moment opportun par leurs agents, de véritables coups d’État, une réelle anarchie, pour étrangler la révolution prolétarienne, pour faire sombrer dans le chaos la dictature socialiste et ériger pour toujours sur les ruines de la révolution la dictature de classe du capital."
Assassinat de Leo Jogiches, les morts de mars 19

Leo Jogiches est le camarade de toujours de Rosa Luxemburg, avec lequel elle a fondé en 1893 Le Parti Social-Démocrate du Royaume de Pologne. Il a été assassiné dans les même conditions, tentative de fuite, que Karl Liebknecht. Une grève générale se déroule entre les 3 et 7 mars 1919 à Berlin, détournée par la social-démocratie, l'insurrection continue alors. Elle est réprimée dans le sang. Une des premières victimes est Léo Jogiches, suivront 30 marins attirés dans un piège, d'innombrables arrestations, des fusillés après simulacre de jugement, des gens abattus dans la rue après le décret de Gustav Noske autorisant que soit abattue toute personne trouvée en possession d'une arme"
Sur l'assassinat de Leo Jogiches, on peut lire le témoignage de F. Winguth. Il décrit ainsi les dernières heures de la vie de Leo Jogiches :
Il était environ 6 h 30, le 10 mars 1919 quand on vint me chercher. On sonna non seulement très fort à la porte de l’appartement de mes parents mais on entendit aussi quelqu’un demandant bruyamment à entrer. Quand ma mère ouvrit la porte, elle vit en face d'elle deux officiers et un grand nombre de soldats avec des fusils chargés. Je sus aussitôt que l’on venait me chercher. Après qu’ils eurent en vain fouillé l’appartement à la recherche d’armes et de littérature révolutionnaire, me laissant à peine le temps de m’habiller, je fus emmené comme un dangereux criminel par une escouade de soldats.
Le décret de Noske avait remis dans les mains de la soldatesque rendue sauvage la possibilité d’abattre immédiatement quiconque serait pris les armes à la main ou sur lequel des armes seraient trouvées. J’avais la chance qu’ils n’aient pas trouvé d’armes chez moi. Devant notre maison se trouvait un énorme camion empli de soldats armés, accompagné d’un véhicule blindé.
Je fus le dernier à être arrêté à Neukölln cette fois-là, car trois autres camarades, H. Farwig, M. Zirkel et Leo Jogiches se trouvaient déjà dans le camion et étaient heureux d’avoir de la compagnie. Je dois dire que moi aussi. Il est apparu plus tard qu’une liste de fonctionnaires et de militants avait été saisie lors d’une perquisition et que les arrestations avaient eu lieu au hasardà partir de cette liste. Je ne me faisais du souci que pour Leo Jogiches. Son adresse n’était connue de personne ; seuls une trahison ou des indicateurs peuvent expliquer son arrestation. Notre chemin nous mena directement au quartier-général des troupes gouvernementales, au palais de justice de Berlin. Livrés là-bas, nous dûmes attendre tout d’abord des heures dans un couloir. Leo Jogiches pensait que la plaisanterie allait durer seulement quelques jours ; il ne savait que ce serait notre dernière rencontre ; on aurait presque pu être d’accord avec lui, car soudain, nous avons été emmenés en maison d’arrêt. Mais le directeur de la maison d’arrêt ne voulut pas de nous ; il déclara énergiquement que tout était complet chez lui.
Alors le sergent qui nous accompagnait repartit avec nous en disant « Qu’est-ce qu’on fait de toute cette bande, le mieux serait de les abattre. » Commença alors une longue discussion pour savoir ce qu’on allait faire de nous. On nous reconduisit au même endroit, où nous dûmes de nouveau attendre. Entre-temps, les officiers supérieurs s’étaient reposés et étaient apparus sur le champ de bataille.
Ils s’enquirent sérieusement de qui nous étions et s’occupèrent tout particulièrement de Leo Jogiches. Arriva aussi ce Tamschick qui demanda à Léo son passeport. Lorsque Léo lui répondit qu’il ne le montrerait qu’au juge, Tamschick le menaça de son revolver et lui extorqua ainsi son passeport. Son martyr commença alors. Il fut séparé de nous, dut se tenir tout d’abord près de la fenêtre et fut plus tard conduit dans la salle des officiers, où il fut impitoyablement battu ; on entendait de dehors ce qu’on lui faisait subir et quand il sortit, il était blanc comme un linge.
Nous fûmes alors de nouveau, sans Jogiches, conduits dans une salle de garde et de nouveau fouillés pour voir si nous avions des armes. On nous expliqua que toute tentative de fuite nous coûterait la vie. Mais une telle tentative de fuite était de toute façon vouée à l’échec compte tenu des contrôles stricts aux entrées. On prétendit cependant après l’assassinat de Leo Jogiches qu’il avait été abattu lors d’une tentative de fuite. Nous pûmes entendre que quelqu’un avait été abattu dans le couloir du tribunal correctionnel. Pour nous, il était complètement clair, compte tenu de l’état des choses que Leo Jogiches avait été la victime de ce soldat déchaîné Tamschick.
Il était la cible principale. On voyait en lui celui qui vengeait Rosa Luxemburg. Apparemment, on savait que c’était lui qui avait rendu public le matériel pour éclaircir l’assassinat de Rosa Luxemburg. Il était craint, et c’est pourquoi il s’agit bien contre lui d’un assassinat délibéré. Nous avons compris seulement les jours suivants par les journaux que notre hypothèse que Leo Jogiches avait été abattu, était juste.
Nous reçûmes des soldats de garde gifles, coups de crosse et crachats ; et finalement nous fûmes tirés de leurs griffes pour être emmenés à la prison régulière, Lehrter Strasse. De là en un long convoi vers la prison de Plötzensee. Pour comprendre les conditions régnant à ce moment-là, on peut citer ce fait : pendant le transport, un marin de la Volksmarine, qu’ils détestaient particulièrement, fut emmené dans la cour de la prison. Le marin, un homme fort de nature, para les coups qui lui étaient portés avec une crosse de fusil. Les soldats, mécontents, se tournèrent vers le major en disant : »Major, il continue à se défendre : » Ce à quoi le major répondit : « Mettez-le là-bas dans le coin, pour que personne ne lui fasse de mal ! »
Tout de suite après, les coups de feu ont retenti et la vie du jeune marin s’était envolée. Nous dûmes passer encore quatre semaines à Plötzensee. Nous penserons éternellement à Leo Jogiches et à son assassinat. Le prolétariat a perdu en lui un chef, qui comme peu d’êtres humains a consacré toute sa vie et jusqu’à la mort au prolétariat.
Traduction Dominique Villaeys-Poirré - mars 2022

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Un travail unique a été fait par Emil Gumber à l'époque qui a recensé au jour le jour les 354 assassinats , recherché le nom, comment, par qui et quelle suite judiciaire a été donnée. C'est un document exceptionnel.

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Sur Lichtenberg :
https://blogs.mediapart.fr/villaeys-poirre/blog/140322/lichtenberg-13-mars-1919