Le Transport ferroviaire est un mode de transport mixte : comme le transport routier, il transporte à la fois des marchandises et des voyageurs. A la veille de la crise du covid et à l'échelle mondiale, le trafic ferroviaire mondial se répartit, en nombre de trains-kilomètres, à 60 % de voyageurs et 40 % de marchandises : il y a une situation de quasi-équilibre. Le fait de transporter des marchandises fait donc partie de l’essence du transport ferroviaire.
De plus, il est fondamentalement moins énergétivore et moins émissif que ses concurrents : toujours au niveau mondial, à la veille de la crise du covid, le train a assuré chaque année 8 % des trafics de passagers et 7 % des trafics de marchandises, mais consommé seulement 2 % de l’énergie liée au transport et 0,6 % de l'ensemble du pétrole consommé. Il est par conséquent à tout le moins une partie de la solution de la transition énergétique des transports (Verkehrswende, disent les allemands). C'est pourquoi j'en défends un développement maximal, en écho aux thèses défendues dans mon livre La Fracture ferroviaire.
L’importance du trafic de marchandises se vérifie quand on remonte le cours de l'Histoire. En 1938, an I de la SNCF, celle-ci a transporté 27 milliards de tonnes-kilomètres (t-k) et 22 milliards de voyageurs-kilomètres (v-k) : le transport de marchandises est donc nettement majoritaire dans son activité. Cette situation se perpétue dans la période de l’Après-guerre, dans les années 1960, environ les deux-tiers de l’activité sont dévolus aux marchandises. Bien sûr, il s’agissait avant tout de transport de charbon et de minerai… mais pas seulement : le pic de trafic de charbon est atteint en 1957, celui de minerai de fer en 1961. La SNCF lance des trains de fruits, comme le Provence-Express qui relie le Midi à Paris en 1961, et le trafic de marchandises s'émancipe du monopole des minerais.
Le déclin s'amorce au début des années 1970, lorsque la part modale du train passe sous la barre de 50 % ; le pic de trafic est atteint en 1974. Dans l’ensemble de la décennie 1970, le trafic annuel s’établit à environ 64 à 70 milliards de t-k ; dans la décennie 1980, à entre 51 et 58 milliards. L'année 1983 marque une borne symbolique importante : pour la première fois en effet, le trafic de voyageurs dépasse celui de marchandises.
En 1988, le responsable de l’activité des marchandises à la SNCF, Alain Poinssot, déclare : « la politique fret a pour objectif n° 1 d’équilibrer les comptes fret ; la tendance passée de politique “attrape-tout” n’est plus de mise. » L’année suivante voit la création de Fret SNCF, qui donne (déjà...) lieu à un plan de restructuration draconien, qui décide de la fermeture de cinq gares de triage sur vingt-sept et de 3 000 kilomètres de lignes de desserte capillaire. C’est l’abandon d’une conception du service public avec l’obligation de transporter et l’obligation d’exploiter.
Toutefois, le trafic ferroviaire de marchandises se maintient relativement : durant la décennie 1990, le trafic demeure dans sa tendance des années 1980. La part modale passe de 50 % au début des années 1970 à 15 à 20 % dans les années 1990 : elle subit certes une baisse forte face au transport routier, que favorise la construction d’un réseau de voies rapides, express et autoroutières, toutefois, elle se maintient à un niveau honorable.
En réalité, le trafic de fret ferroviaire s’effondre à partir de l’an 2000 : entre 2000 et 2006, il passe de 57 à 41 milliards de tonnes-kilomètres, et de 16 % à 10 % de part modale. Durant ces seules six années, sa baisse en tk équivaut donc à celle des trente années qui ont précédé. Le Plan Véron, décidé en 2003, décide à la hache de l’abandon de nombreux trafics, du recentrage sur quatre gares de triage, Sibelin, Woippy, Villeneuve Saint-Georges et Gevrey. C’est le paradoxe ferroviaire français : c’est précisément au moment où on a commencé à parler de dynamisation du fret grâce à l’arrivée de la libéralisation que le trafic ferroviaire s’est effondré.
La libéralisation entre en vigueur en 2003 pour le trafic sur certaines lignes internationales et en 2006 pour le trafic intérieur. La dégringolade du trafic commence en 2000 et l’a donc légèrement précédée. Suivant l’expression qui veut que « chacun voie midi à sa porte », on peut tout aussi bien estimer que la chute du trafic est la faute de la libéralisation ou de la faute de la SNCF.
De plus, la baisse du trafic n'a pas fait baisser les pertes financières en proportion ; celles-ci passent, de 2003 à 2008, de 450 à 330 millions d'euros : les marchandises sont parties, les déficits sont restées. Ce phénomène s'explique par le fait que les coûts fixes, très élevés dans cette activité, restent relativement constants et continuent de peser sur les comptes. Le transport ferroviaire se caractérise en effet par le phénomène des rendements croissants : lorsque les trafics chutent, on assiste au phénomène inverse de rendements décroissants, voire plongeants.
Les opérateurs qui concurrencent la SNCF sont avant tout des filiales de grands groupes de mobilité : en trains-kilomètres, le numéro 2 après Fret SNCF est DB Cargo (anciennement EuroCargoRail), filiale de la Deutsche Bahn, quasi ex-eaquo avec Captrain, filiale de la SNCF, le quatrième est Europorte, filiale d’Eurotunnel ; on trouve ensuite dans le désordre Colas Rail, filiale du groupe Bouygues ou Lineas, liée à la SNCB. De plus, une douzaine d’opérateurs ferroviaires de proximité exploitent également des trains à l’échelle locale, comme au Grand Port de La Rochelle. En 2021, les opérateurs concurrents ont franchi la barre de 50 % de parts de marché par rapport à Fret SNCF.
Le trafic a continué de dégringoler jusqu'à environ 30 milliards de tk en 2010, date depuis laquelle il a peu évolué. La hausse des trafics des concurrents de la SNCF s’est faite pour l’essentiel au détriment de Fret SNCF, les conquêtes de trafic sur la route sont marginales d’un point de vue macro-économique.
En conclusion, on a le sentiment d’un immense gâchis, la SNCF unifiée était un outil précieux et, avec tout le respect que je peux avoir pour les opérateurs concurrents à la SNCF, aucun n’a les épaules assez solides pour reprendre les trafics abandonnés par la SNCF. En Allemagne, la Deutsche Bahn a lancé le plan de restructuration MORA au début des années 2000, mais compte tenu de la densité industrielle du pays, les trafics abandonnées ont pu être exploités par d’autres opérateurs ou se regrouper et rester dans le giron de la Deutsche Bahn. En Allemagne, la tradition de PME (le « Mittelstand ») a permis l’éclosion d’un Mittelstand ferroviaire, alors que dans une France relativement moins industrialisée et plus centralisée, l’abandon de trafic par la SNCF ne trouve pas de relais pour les récupérer par un autre exploitant ferroviaire. Une conception peut-être plus politique émerge en arrière-plan, celle d'une SNCF sans fret ferroviaire, qui fait écho à la désindustrialisation et au concept d'entreprise sans usine lancé au début du siècle par le PDG d'Alcatel.
Bien cordialement,
Vincent Doumayrou,
auteur de La Fracture ferroviaire, pourquoi le TGV ne sauvera pas le chemin de fer,
Préface de Georges Ribeill. Les Editions de l'Atelier, Ivry-sur-Seine, 2007.
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M. David Valence (Renaissance, Vosges) présidait la Commission d'enquête, M. Hubert Wulfranc (NUPES, Seine-Maritime) assurait la fonction d'assesseur. Le lien vers les interventions filmées à la Commission d'enquête :
http://videos.assemblee-nationale.fr/video.13859176_650aecc04c4b3.liberalisation-du-fret-ferroviaire--auditions-diverses-20-septembre-2023
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