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Billet de blog 24 août 2025

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Les linguistes atterrés se prosternent devant la domination de l'anglais

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Le livre Le Français va très bien, merci !, paru en 2023, écrit par le collectif des linguistes atterrés (ci-après : LA) se veut une réponse aux déclarations dites catastrophistes sur l’évolution du français, de la part des « puristes », en substance les néo-réacs de la langue, dont les points de vue seraient entachés d’idéologie, alors que les LA, eux, prétendent parler au nom de la science.

Pour ma part, je ne suis ni linguiste ni néo-réac, mais réfléchis depuis des années sur la relation entre l’anglais lingua franca et la diversité des langues. Ma critique porte donc uniquement sur le chapitre III, intitulé Le français n’est pas envahi par l’anglais, et mon sentiment est que les LA tombent en fait dans les mêmes travers que les personnes qu’ils prétendent pourfendre au nom de la science et que, pour reprendre l'expression de Lionel Meney dans son livre repris en annexe, ils traitent le sujet "par-dessus la jambe" - si tant est qu'il y ait encore une jambe, point qui me fait d'ailleurs une belle jambe.

Ce billet se compose de trois questions que j’ai mises en exergue.

Première question : Qu’est-ce qui est scientifique ? Qu’est-ce qui ne l’est pas ?

Les LA expliquent que « Le problème, c’est que les notions brandies par les puristes, dont le « franglais » condamné par René Etiemble en 1964, n’ont pas d’assise scientifique ». Cette phrase résume bien l’esprit de l’ensemble du livre, qui est de dénoncer l’absence de scientificité tout en prétendant parler au nom de la science.

Mais qu’en est-il du « franglais » ? Pour rappel, ce mot-valise, qui forme effectivement le titre d’un livre d’Etiemble publié en 1964, désigne une langue française mâtinée de nombreux emprunts ou tournures de forme anglaise. Mais pour l'avoir lu récemment, je peux vous dire que le livre qui porte ce titre est un pamphlet, et l’auteur y emprunte le terme de « franglais » à un article du journal France Soir, ce qui montre son origine journalistique – par conséquent, les linguistes prêtent à la notion de franglais une prétention de scientificité que son auteur n’a jamais eue, l'expression étant pourvue d'une évidente charge polémique.

Ensuite et surtout, dans le chapitre considéré, les LA n’emploient pas un seul argument qui ait d’assise scientifique non plus. Ils écrivent ainsi, entre autres exemples, que « le français vraiment parlé par la plupart (y compris les plus jeunes) (...) n’incorpore qu’une dose limitée d’emprunts », ou encore que « les emprunts, agaçants ou sympathiques, sont souvent éphémères », mais ne citent aucune étude, n’avancent aucun élément chiffré pour prouver le propos, ce que le lecteur peut légitimement attendre de personnes qui se présentent, jusqu’à la nausée, comme des scientifiques de la langue. Et on peut dire la même chose de toutes les affirmations du chapitre.

En réalité, le livre est un simple ouvrage d’opinion, mais d’opinions proférées avec l’assurance du sachant : pour cette raison, indépendamment de ses thèses, sa lecture m’a procuré une impression de suffisance assez pénible.

J'ajoute aussi, à titre subsidiaire, m'étonner entre autres de l'énoncé suivant : « Les puristes [se plaignent] de ce qu'ils appellent [sic] les anglicismes » ; comme si cette notion n'avait de sens que dans la bouche des puristes. Pourtant, elle désigne un emprunt fait à l'anglais, comme le mot germanisme désigne un emprunt fait à l'allemand, hispanisme à l'espagnol, hellénisme au grec : je ne comprends pas la réflexion des LA.

Seconde question : Combattre les anglicismes est-il nationaliste ?

Je poursuis. « La lecture nationaliste d’un mot est un contresens, car elle néglige l’histoire de la langue. » Je crois comprendre que, les mélanges entre langues ayant toujours existé, ceux qui s’opposent aux influences anglaises et veulent les réglementer sont non seulement des partisans du nationalisme, mais des ignorants de l’histoire de la langue.

Alors ben oui, c’est l’évidence, au cours de leur histoire, les langues ont emprunté des mots et des tournures les unes aux autres. Mais elles ont aussi eu une vocation de différentiation culturelle, ont formé le support de l’identité des peuples et de la construction des nations. Comme en matière économique : il y a toujours eu des échanges de marchandises, mais toujours eu des barrières douanières aussi, c’est l’interaction entre les deux qui fait l’histoire du commerce.

Et contrairement à ce que les LA laissent entendre par ailleurs, ce phénomène de construction de l’identité par la langue n’a rien de spécifique à notre pays. Ainsi, dans la Belgique unifiée, la Flandre a en bonne partie forgé son identité en réaction à l’influence du français.

De même, l’Angleterre a défendu sa langue par des lois contre le français – notamment le Statute of Pleading de 1362, qui fait de l’anglais la langue des actes de justice, sorte d’équivalent de l’Ordonnance de Villers-Cotterêts : quand ils fustigent la Loi Toubon, les partisans de l’anglais (dont les LA, qui glorifient le monde anglophone comme peu à cheval sur les règles de l’orthographe, ce qui est discutable mais bon, cela sort du propos de ce billet) oublient qu’en son temps, l’Angleterre a aussi eu recours à une législation de protection linguistique. Mais l’exemple suprême du phénomène est probablement la traduction de la Bible par Luther, acte linguistique qui eut une importance primordiale dans l’édification de la nation allemande, qui ne devait achever son unité politique que plus de quatre siècles plus tard.

De plus et surtout, on peut très bien s’élever contre les anglicismes pour des raisons autres que nationalistes. Ainsi, les LA accuseraient-ils de « lecture nationaliste » des salariés qui raillent le jargon anglomane employé par l’encadrement, comme cela arrive parfois ?

Mais non : ils pontifieraient en leur expliquant que « si l’on retient un mot, c’est qu’il nous apporte quelque chose (une nuance sémantique, un contexte). La langue (…) emprunte pour s’enrichir ».

Alors pardon, mais je vois mal ce que des mots comme kick off, core business, ou encore brand content apportent comme nuance linguistique à notre langue…

Et même dans l’hypothèse où ces emprunts à l’anglais apporteraient systématiquement une nuance, force est d’observer qu’ils créent une langue jargonnante, et le plus souvent obscure pour les perdants de la mondialisation. J’observe que les milieux cadres se servent de mots anglais pour asseoir une domination sur les couches inférieures du salariat, avec la caution idéologique de nos LA.

Il est d’ailleurs déroutant de voir ces derniers dénoncer la complication de l’orthographe française comme un outil de domination des sachants sur les non-sachants, et ne trouver aucune objection à l’anglomanie des élites, comme si cette dernière n'était pas élitiste aussi

Au passage, Lénine, tout sauf un néoréac ou un nationaliste, se dressait contre l’emploi abusif dans la langue russe d’emprunts à des langues étrangères, précisément parce qu’il estimait que cela rendait la langue moins intelligible au sein des masses populaires, et pour un argument de bon sens : pourquoi emprunter au voisin, si la langue dispose de ressources propres pour décrire une réalité ?

Troisième question : La domination de l’anglais emporte-t-elle le risque de disparition du français ?

Visionnaires, les LA estiment « possible que l’anglais soit amené à jouer le rôle du latin à l’échelle mondiale, dans un monde plurilingue. Mais il est possible aussi que les élites d’une culture cessent de transmettre leur langue (…), comme cela est arrivé à l’occitan ou au picard, progressivement remplacés par le français. C’est sur le statut des langues et du plurilinguisme qu’il faudrait débattre ; et non sur la concurrence entre spoiler et divulgâcher ! »

Tout d’abord, je trouve singulier que les LA présentent comme un risque tendanciel la disparition du français au profit de l’anglais, alors que leur thèse consiste précisément à affirmer que l’anglais ne menace pas le français... ils reformulent comme une hypothèse recevable la proposition qu’ils présentent quelques pages avant comme une idée reçue à combattre à tout crin…

Plus gênant encore : on pourrait penser que des défenseurs de la cause linguistique considèrent le risque de disparition d’une langue comme un appauvrissement à combattre absolument. Que nenni ! Les LA énoncent le risque sans le déplorer une seule seconde, dans un essai qui est pourtant un « coup de gueule » ! Quand une posture de neutralité scientifique devient l’alibi d’une attitude de prosternation devant la domination de l’anglais !

Le chapitre s'abstient en effet de toute dénonciation quant au fait que l'anglais évince progressivement les autres langues nationales, notamment dans l'enseignement supérieur et la recherche ou encore la vie des grandes entreprises. Dans les écoles de commerce, et petit à petit dans les écoles d'ingénieur, le cours en anglais est devenu la règle, et on peut difficilement éviter l’emploi du terme d’invasion… aucun mot, pourtant, pour dénoncer le risque de perte de domaine du français.

Mon point de vue de principe

Par principe, je suis opposé aux anglicismes, et favorable à l’utilisation des mots vernaculaires, tout simplement parce que ces derniers expriment mieux l’identité d’une langue et concourent à la diversité linguistique. C'est vrai pour les anglicismes en français ; mais aussi en allemand, je préfère les termes d'origine germanique à ceux d’origine latine, par exemple zustimmen plutôt qu'akzeptieren ou, en néerlandais, aannemen plutôt qu'accepteren. Pour la même raison, je suis de tendance cibliste quand je traduis un texte et je préfère employer un terme de la langue cible et éviter l’utilisation d’un formule empruntée ou calquée sur la langue source ou sur l’anglais. Je ne suis favorable à un emprunt à l’anglais (et à toute langue d’ailleurs) que quand la langue cible n’offre que des possibilités manifestement insuffisantes ou inadaptées. Bref, je préfère divulgâcher à spoiler (qui au passage désigne aussi un accessoire automobile)… et contrairement aux LA, je pense qu’il vaut la peine de débattre de la concurrence entre ces deux mots.

Bref, je suis comme Lénine... et pense que comme l'a écrit un autre grand auteur, l'ennui naît de l'uniformité, en particulier quand l'anglais devient la langue de partout et de nulle part.

Vincent Doumayrou,
auteur de La Fracture ferroviaire, pourquoi le TGV ne sauvera pas le chemin de fer,
Préface de Georges Ribeill. Les Éditions de l'Atelier, Ivry-sur-Seine, 2007.
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Le lien vers le livre de Lionel Meney, très critique du tract des LA :
https://www.lambert-lucas.com/livre/la-sociolinguistique-entre-science-et-ideologie/

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