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Billet de blog 27 juillet 2016

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La SNCF et ses boulets

Au début du mois de juin, un quarteron de cadres supérieurs SNCF a signé une pétition en forme d'appel à Manuel Valls, où ils présentent la réglementation du travail des cheminots comme un boulet. Mais le boulet d'une entreprise n'est pas toujours à l'endroit où on le croit...

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Vous vous en souvenez tous : la rue contestait le projet de loi El Khomri, les entreprises ferroviaires négociaient une nouvelle réglementation du travail et, pour déminer le conflit, le gouvernement a décidé de lâcher du lest devant les grèves de train, et de ne remettre en cause les conditions de travail en vigueur à la SNCF (notamment la réglementation des horaires de travail dite RH077) qu'à la marge.

Dans la pétition, les cadres, probablement téléguidés par Guillaume Pepy, se désolent de ce repli gouvernemental, en rappelant la pédagogie qu'ils ont faite auprès de leurs équipes sur la nécessité d'accepter les sacrifices face à la concurrence qui vient.

Certes, la concurrence est effective dans le transport de marchandises et imminente dans le transport de voyageurs. Mais les cadres négligent de dire que la concurrence est aussi un phénomène auto-organisé par la SNCF, par ses filiales non assujetties au statut : VFLI, Geodis, Ouibus, etc... Autrement dit, ils déplorent auprès de leurs équipes un phénomène auquel ils contribuent en fait : ce n'est pas le meilleur moyen d'être crédible...

Ils invoquent les coûts salariaux qui grèveraient la compétitivité de la SNCF, d'où la nécessité d'aligner les salaires et les conditions de travail vers le bas. « Nos concurrents (...), écrivent-ils, ont déjà des coûts salariaux inférieurs de 20% aux nôtres. Avec le projet d’accord collectif, cet écart serait ramené à 9%. Mais les experts sont clairs : au-delà de 6% ce n’est pas viable. Il était vital pour la SNCF de réussir à combler dans son accord d’entreprise une partie de cet écart qui reste ». Un raisonnement réducteur, car la compétitivité de la SNCF voire du paysage ferroviaire français en général ne se borne pas à un problème de coût salarial.

Pour illustrer la chose, j'ai récemment voulu m'acheter un costume et j'ai trouvé deux boutiques de vêtements, la première qui vendait des costumes fabriqués au Bangladesh à 80 €, la seconde des costumes italiens à 250 €. En termes de prix, les bengalis ont l'avantage, précisément du fait des faibles coûts salariaux. Mais l'Italie a l'avantage dans tout ce qui ressort du reste : la qualité, le design, voire tout simplement l'image. En économie, on dit que le Bangladesh est meilleur en compétitivité prix, l'Italie en compétitivité hors-prix.

D'ailleurs, Transdev, qui exploite les trains entre la France et l'Italie en collaboration avec Trenitalia, a annoncé récemment son désengagement de ce service, mais a invoqué des problèmes de qualité de sillon, typiques d'un problème de qualité, donc de compétitivité hors-prix.

Or, cette notion, familière à n'importe quel titulaire de baccalauréat ES, nos dirigeants SNCF ne l'ont pas comprise, en restreignant le problème au seul élément des coûts salariaux - et en reprenant au passage les poncifs des discours patronaux, qui sont au moins aussi caricaturaux que certains discours syndicaux.

Car ce qui a rendu le paysage ferroviaire français (dont la SNCF) peu compétitif ces dernières années, c'est, en vrac : une partition délirante entre RFF et la SNCF, une absence de tout pilotage industriel de la part de l'Etat, un mépris venu des services du Bercy, une tutelle (la DGTIM) inexistante, une autoorganisation de l'obsolescence des trains Corail, des dirigeants SNCF qui ne croient plus à l'avenir du chemin de fer, sauf en mode de singerie de l'avion ou de gadget commercial, des élus coupés des réalités économiques et sociales qui pressent la SNCF d'aller encore plus loin dans la voie du TGV. Le 10 mai dernier, dans un colloque organisé par Mobilettre, Jacques Rapoport, président démissionnaire de SNCF Réseau, invoquait un « mépris pour la technique » au sein de SNCF, c'est-à-dire un mépris pour son propre coeur de métier.

De tout cela, les signataires ne disent rien, mis à part quand ils suggèrent la nécessité de reprise de la dette ferroviaire par l'Etat.

D'ailleurs, pourquoi les signataires de la pétition n'ont pas interpellé le gouvernement, par exemple, quand Emmanuel Macron a fait une propagande éhonté en faveur de l'autocar, encore au début de ce mois de juillet ? Pourquoi n'ont-ils pas interpellé leur direction quand celle-ci abandonnait le fret, une stratégie suicidaire compte tenu de l'importance des coûts fixes ? Quand elle lançait une grille tarifaire ultracomplexe sur les TGV, qui provoquait un évident malaise parmi le clientèle ? Quand elle lançait un site internet usine à gaz, qui valorisait autant l'avion que le train ? Ou quand elle multipliait les messages auto-satisfaits sur le succès du TGV, parfois à la limite de l'arrogance, se transformant en boîte de comm' de fait ? Ou encore la semaine dernière, quand l’État a décidé de l'abandon des trains de nuit, même quand un potentiel existe évidemment, comme entre Paris et Nice ?

Dans aucune de ces circonstances, ces cadres n'ont protesté, ils ont sans doute mis en œuvre cette politique, qui explique une bonne partie de la panade ferroviaire que nous connaissons aujourd'hui.

Et ils continuent : dans la pétition, lorsqu'ils évoquent les « mobilités collectives », ils font allusion au remplacement des trains par des autocars, autrement dit au repli sur un réseau squelettique, dans un contexte où la collectivité a pourtant un évident besoin de chemin de fer, pour faire face à des défis sociaux, territoriaux et environnementaux énormes. Et les cheminots du rang sont fondés à s'opposer à cette politique de repli.

Alors pour conclure : oui, la SNCF a sans doute des boulets, mais à lire la pétition, je dirais que les plus gros d'entre eux sont en haut de la hiérarchie. 

Bien cordialement,

Vincent Doumayrou

Auteur de La Fracture ferroviaire, pourquoi le TGV ne sauvera pas le chemin de fer, les Editions de l’Atelier, Ivry-sur-Seine, 2007. Préface de Georges Ribeill.

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Le texte de l'appel : https://www.change.org/p/manuel-valls-appel-de-cadres-sncf-au-gouvernement
Un blog "confrère", qui éclaire bien les enjeux de la grève du mois de juin : http://aubin.blogs.nouvelobs.com/
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Ce blog est écocitoyen. Par conséquent, il n'utilise de photos qu'à la marge, et uniquement en format réduit. Les billets sont supprimés au bout d'une durée maximale de deux ans, à moins de présenter un intérêt particulier.
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