Dans son livre De Tuin van Tito (Le Jardin de Tito), l'historien belge d'expression néerlandaise Korneel De Rynck nous mène à bord du train Belgrade - Sarajevo, supprimé lors des guerres yougoslaves des années 1990, puis rétabli en 2009, puis resupprimé depuis : en voiture !

L'auteur met l'accent sur le rôle politique et social du train qui, nous dit-il, "contribuait à l’Unité yougoslave. Le coupé, le quai, la gare, c’étaient des lieux où les yougoslaves se rencontraient. Il y avait des liaisons entre Ljubljana, Zagreb, Belgrade, Sarajevo et Skopje, mais aussi avec des villes plus petites et de petits villages. En 1988 il y avait 116 millions de voyageurs".
L'auteur évoque le train du Maréchal Tito, dirigeant de la Yougoslavie de 1945 à 1980, orné de ses six flammes (chacune représentait une république : Slovénie, Croatie, Bosnie-Herzégovine, Serbie, Montenegro et Macédoine) et de la mention "29 XI 1943", date de la fondation de la Yougoslavie. Le livre s'ouvre sur le jardin de Tito à Belgrade, où il est enterré, et se clôt avec un entretien avec sa petite fille : l'ombre de Tito plane donc sur l'ensemble du voyage, comme elle plane encore sur les Etats issus de la décomposition de l'ensemble yougoslave.
Le trait rouge dans la carte ci-dessous retrace... approximativement le parcours du train, à travers la Serbie, la Croatie et la Bosnie-Herzégovine.

Les guerres yougoslaves, plus de vingt après : un passé qui fait encore mal
A Osijek, au Nord de la Croatie, l'auteur rencontre Drago Hedl, croate opposé au nationalisme ; à Vukovar, ville martyre assiégée par les forces serbes en 1991, il constate que les enfants serbes et croates sont encore hébergés dans des crèches différentes - une pour chaque peuple. Cette ville fut, cruelle ironie, le lieu où en 1920 fut fondé le parti communiste – il était alors anti-nationaliste. A Tuzla, en Bosnie-Herzégovine, il rencontre Selim Beslagic, maire qui a tenu, pendant la guerre, à faire de la ville un îlot de multi-ethnisme au nom de la tradition minière et ouvrière de la cité ("tuz" signifie "sel" en turc, indice de la présence de mines de sel).
L'auteur s'attarde à Novi Sad, deuxième ville de Serbie ; au mois d’avril 1999, lors de la campagne du Kosovo, les avions de l’OTAN y détruisirent les trois ponts qui traversaient le Danube – l’un d’entre eux fut reconstruit l’année suivante. De nombreux habitants évoquent l'incompréhension qui fut la leur - "nous sommes en Europe, pas au Liban ou en Irak", pensaient beaucoup d'entre eux avant la guerre.
Une remontée dans le cours du temps
L'auteur évoque le souvenir... d'Albert Einstein, qui vécut à Novi Sad de 1905 à 1907 et dont la femme Mileva Maric a étudié au lycée de la ville. Il rencontre aussi d’anciens Gastarbeiter, émigrés en Allemagne, et même Amir, qui a habité la ville de Ménin, à la frontière entre la Belgique et la France, proche de la ville où a grandi l’auteur.
L'auteur remonte même le cours du temps, quand il séjourne à Sremska Karlovci, qui n’est autre que Karlowitz, ville où, en 1699, fut signé le traité du même nom, peu connu du grand public mais d'une importance capitale pour l'histoire de l'Europe.
En effet, depuis la Prise de Byzance par les Ottomans en 1453, toute l'histoire de la région peut se résumer à un long face-à-face entre l'Empire Ottoman et l’Empire des Habsbourg. Mais en 1683, les Ottomans ont échoué devant Vienne ; le traité de 1699, seize ans après, entérine cette défaite dans le droit international. L'Empire ottoman doit céder d'importants territoires à l'Empire des Habsbourg et signe d'une certaine façon son déclin - un déclin qui n'allait jamais se démentir jusqu'à sa chute en 1922. Le Traité de Karlowitz peut être comparé au Traité d’Utrecht de 1713 qui entérina le déclin de l’Espagne, ou au Congrès de Vienne de 1815, qui entérina, dans une moindre mesure, celui de la France.
Rencontre avec l'auteur
J'ai pris un café avec Korneel De Rynck à Ypres, ville qui a, comme Vukovar et Sarajevo, un lourd symbole de ville-martyre de la guerre. Il m'a raconté les conférences qu'il a données autour du livre - une vingtaine en tout. "Le public connaissait surtout la Yougoslavie à travers les images de la guerre, qu'il avait vues à la télévision", me dit-il. "Il y avait de nombreux sympathisants d'ONG, parfois des gens qui faisaient le lien avec la menace d'éclatement de la Belgique". Le lien était parfois plus anecdotique, comme cette personne qui a évoqué la série Zora la Rousse, une série télévisée germano-helvético-yougoslave tournée en 1978 à Senj, sur la côte dalmate (yougoslave à l'époque).
Le livre, malheureusement non traduit en français, est un remarquable tableau de la Yougoslavie vingt après son éclatement - il devait s'appeler "De Spoor van vezoening", "La voie de la réconciliation", mais montre justement que la réconciliation n'est pas encore là.
Il est servi par des photos splendides de Frederic Buyckx, qui travaille habituellement pour le quotidien belge De Standaard.

Agrandissement : Illustration 3

Korneel Derynck est né à Courtrai en 1986 et vit aujourd'hui à Ypres. Il a conclu ses études à l'université de Louvain par un mémoire sur le sentiment d'Ostalgie en Allemagne de l'Est. En 2008, il a écrit un article sur la Palestine pour le journal MO (équivalent d’Alternatives internationales en France) qui lui a valu le Vlaamse Prijs. Il vient de sortir un livre de pérégrinations sur les lieux de mémoire de la Première Guerre mondiale intitulé Ijzeren Oogst, titre qui signifie La Moisson de fer.
Il se dit ne pas avoir de projet pour l'instant, gageons que cela viendra... Bonne chance, "Succes", Korneel !
Bien cordialement,
=-=-=-=-
Vincent Doumayrou
Auteur, blogueur, traducteur.
Auteur de La Fracture ferroviaire, Pourquoi le TGV ne sauvera pas le chemin de fer,
Editions de l’Atelier, Ivry-sur-Seine, 2007. Préface de Georges Ribeill.
=-=-=-=-
Références :
Korneel De Rynck, De Tuin van Tito, Editions EPO, Anvers, 2011, 322 pages.
Le lien vers la présentation de l’auteur, sur son site (en anglais – le reste du site est en néerlandais) : http://korneelderynck.com/english/
Le lien vers le site du photographe : http://www.frederikbuyckx.be/
=-=-=-=-
Contact : vincent-doumayrou{a}laposte.net
=-=-=-=-