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Billet de blog 1 décembre 2024

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Joker

On sort son « Joker », quand on veut esquiver une question. Cela peut signifier aussi « se tirer d’une situation embarrassante par un moyen inattendu ». Ou évoquer une figure de fou dangereux... J'y vois matière à parler politique. (1ère partie d'un texte qui en compte 2)

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« Celui qui ressent sa propre vie et celle des autres

comme dénuées de sens est fondamentalement malheureux,

puisqu'il n'a aucune raison de vivre

Albert Einstein

« Trop loin à l'est, c'est l'ouest »

Lao tseu

« Fais à autrui ce que tu voudrais qu'il fasse pour toi. »

Jesus Christ

« Quand on sait comment ça se termine on est stupéfait par le comportement des humains entre eux »

Anonyme lorraine

« Comment est-il possible de prêcher avec véhémence ce qu'on ne pense pas ? Comment peut-on avec autant d'audace tromper le peuple et mettre sur le compte d'autrui les résultats de ses propres crimes ? La tyrannie s'avance à pas de géant par nos dissensions. »

Olympe de Gouges

« Ça va bien se passer »

Gérald Darmanin

« Simple »

Orelsan


Joker (1ère partie)

En cette fin d’année 2024 où bruissent toutes sortes de rumeurs d’élections anticipées en France, et suite à la présidentielle américaine, me sont apparus toutes sortes de visages et de significations du Joker.

Dans le film de Todd Philipps1, le Joker, c’est ce personnage qui transforme sa honte et ses humiliations en un fiel de criminel psychopathe voué au culte de sa toute puissance. C’est une figure devenue culte portant le récit d’une transformation radicale et assez fréquente dans l’histoire humaine : le passage d’une situation d’impuissance honteuse et maladive à une fierté démesurée et meurtrière. Cette alchimie démente s’est popularisée avec le célèbre rire démoniaque du Joker, incarnation du mal, anti héros fascinant, n’attachant d’importance aux vies humaines que pour ce qu’elles lui donnent d’exaltation lorsqu’il les détruit ou qu’elle servent ses projets diaboliques.

Voici à présent un certain Donald, méprisé de longue date par l’essentiel de l’élite intellectuelle américaine : comparativement au raffinement et à l’élégance hollywoodienne d’Obama, il incarnerait plutôt l’homme vulgaire et l’esprit limité - ce qu’en France, on appelait un “beauf”, avec sa connotation raciste-machiste. Forgeant un mixage bien à lui de Tapie, Berlusconi et Reagan, il est devenu milliardaire en misant sur des commerces pour les très riches : hôtels de luxe et casinos ont été ses premiers faits de gloire lui donnant l’image populaire d’un Midas moderne qui change le vermoulu en or. Promoteur immobilier doué d’un flair incontestable, suite à l'érection de sa célèbre Trump Tower à New York, il publiera plusieurs best-sellers dont l’un traitant de “l’Art de négocier”. La série documentaire que lui a consacré Netflix2 est formelle : sa soif de puissance est depuis toujours adossée à son besoin que l’élite lui dise : tu es l’un des nôtres. En vain. Du moins, cette élite - entendez la haute société cultivée - se raccordera ponctuellement à lui par opportunisme tel le couple Clinton, mais de là à l’accueillir dans la famille, il ne faudrait pas trop mélanger les torchons et les serviettes.

Le voilà à présent pour la seconde fois élu avec une majorité cette fois écrasante, installé à ce poste par des dizaines de millions d’électeurs. Une devinette avant de poursuivre : quel est le point commun entre un match de boxe, un championnat de foot, des Jeux Olympiques ou encore un tribun faisant vibrer son auditoire ? Je ne vous fais pas languir: une commune démonstration de puissance acclamée par une foule enfiévrée. Une autre devinette : quelle différence y a t’il entre un match de rugby et un conflit armé entre des peuples ou des communautés ? Vous répondrez probablement : il y a moins de morts dans le premier cas. On peut d'abord en déduire que toutes les démonstrations de puissance ne se valent pas.

J’en arrive à ce que je vais un peu développer ici : à différents niveaux, les Etats-Unis ne viendraient-ils pas collectivement de « sortir leur Joker » en élisant Donald Trump ? Attention, je vais tenter de ne pas réduire le Joker à l’ennemi de Batman ou au personnage immortalisé par Joachim Phœnix dans le film de Todd Philipps. Le Joker, c’est aussi la carte qui peut être jouée face à toutes les cartes. C'est celle qui peut remplacer toutes les autres, celle qui se hisse au-dessus des autres. Trump, c’est évidemment l'archétype de l’homme fort, le viril qui montre ostensiblement « qu’il en a », c’est aussi un individu doué d’un sens de l’autopromotion rigoureusement hors du commun, cultivant pendant des décennies l’acte de faire de son nom une marque connue de tous. Avions, hélicoptères, grattes-ciel, casinos, tous siglés de ce nom en 5 lettres capitales que l'on peut voir de loin.

Et de là, une étrange tendance : pour des dizaines de millions d'électeurs et électrices, Trump, loin d'être perçu comme un obsédé qui ne pense qu'à ses milliards, est aussi celui qui donne l’impression de pouvoir « protéger ». C'est celui qui ne craint pas d'attaquer l’establishment, se permettant de parler des industriels de la pharmacie en les nommant « big pharma » de la même façon qu'il affuble ses adversaires de surnoms ironiques : le colossal lobby du médicament ? Même pas peur. Et d’ailleurs, peur de rien. Dans la série sur Netflix, l'un de ses adversaires le qualifie d’escroc génial. Un escroc qui aura suffisamment affiné son escroquerie pour prendre le leadership des Républicains puis de les faire conquérir à la fois la Maison Blanche, la chambre des représentants, le Sénat et la Cour Suprême. Sa dimension charlatanesque doit donc a minima être nuancée avec le qualificatif de « spécialiste des masses » ou de machine de guerre électorale. On pourrait même y voir alors une sorte de recordman historique de l’arnaque. Cette ambivalence peut d'ailleurs faire penser à une tirade du film Pépé le moko, caïd du milieu parisien réfugié à Alger, interprété par Jean Gabin, quand il lance à un interlocuteur : « toi, tu as une tête de faux-cul que c’en est presque de la franchise ».

Aussi invraisemblable que cela paraisse, pour des dizaines de millions de personnes, c’est lui, Trump, qui sonne juste et fracasse quelque chose du côté de l’hypocrisie de la haute société tout en la recyclant à son avantage : vous voyez, ils disaient que je mentais et au final, ils me rejoignent. CQFD. C'est leur autorité qui était fake. Bien sûr, on peut aussi nommer cela démagogie radicale ou exploitation implacable de la crédulité des gens. Je crois qu’au minimum, il faudra lui reconnaître avoir digéré avec une maestria inégalée la panoplie de techniques de “storytelling” 3. Et constater plus ou moins amèrement que nous vivons un moment historique où Guy Debord est enseigné dans les écoles de commerce. Un moment présent où sans “storytelling”, il est recommandé de s'abstenir de faire de la politique à un certain niveau si l'on ne veut pas finir écrasé. Pas de “récit” ni d'arme de distraction massive ? Pas de slogan choc en mode "make quelque chose qui fasse bling blang blong"? N’entrez même pas dans l’arène.

Ce qui est sûr, c’est que Donald Trump a quant à lui mené une longue danse avec les médias : il faut voir par exemple la quantité inouïe de “premières de couve” où l'on voit TRUMP imprimé comme une garantie de vente à haut tirage, des journaux à scandale jusqu'au au très sérieux New York Times. Et c’est après ce show durable à rebondissements multiples, que Trump est allé jusqu'à se placer au centre du jeu. Il a construit un récit où il est apparu progressivement comme celui que beaucoup ont voulu abattre, celui qu’on a voulu effacer (canceler) comme une tare humaine brute et que le peuple pourtant protège, propulse, érige en héros. 10 fois donné pour ruiné, fini, combattant à coup de communiqués, comme des mitraillettes tirant sur les accusations contre lui comme autant de tentatives ratées de ruiner sa réputation, s’imposant comme un phœnix épouvantablement sûr de lui, et peut-être surtout, arborant partout sa richesse scintillante comme la preuve absolue de son talent.

Trump, c’est la richesse ultra-décomplexée par excellence. Celle qui se laisse filmer entourée de 50 bimbos surexcitées qui sautent dans la piscine avec une bouteille de champagne. Cette richesse qui augmente son audience en enregistrant des éloges sur ses performances sexuelles par une jeune mannequin qui deviendra sa femme. Celle qui s’exhibe par toutes sortes de moyens sur tous les supports médias et réseaux sociaux. A côté, nos Bernard Arnault et autres Michel-Edouard Leclerc semblent aussi discrets et sobres qu’un figurant passant au loin sur un cheval quand Tom Cruise est au premier plan avec Kim Kardashian dans les bras.

Trump, c’est aussi, à l’instar de son collègue Elon Musk, la brutalité managériale érigée en qualité humaine. Avec un aplomb infléchissable, ils semblent dire : “Avec nous ça marche. C’est violent, impitoyable, mais ça marche.” C’est le même argumentaire que Bernard Arnault plaidant au procès Squarcini : “grâce à moi, c’est 160 000 emplois sur le sol français…” Si l’on veut argumenter efficacement contre cette démesure qui donne tous les droits ou presque, il faut je crois bien écouter ce qui est dit de ce côté du mur de la richesse et bien saisir ce qui “marche”. Les mécanismes de fascination pour les success story ne datent pas d’hier. Souvenez-vous par exemple de la série Dallas qui fascinait la France populaire à la fin des années 1970 en évoquant les tribulations d'une famille de millionnaires à la fois exploitants pétroliers et éleveurs de bétails. Dans la série The Apprentice, Trump joue son propre rôle et captive des millions de fans, inscrivant “vous êtes viré” dans le champ des expressions cultes comme le deviendra son “Make america great again”. On peut appeler ça “vendre du rêve”. Une seule preuve est faite : cela passionne des foules entières de followers. Relevons en guise de petite victoire nationale que la version française de la série The Apprentice sera un échec et rapidement déprogrammée... L’apologie de la conquête brutale de l’argent n’est pas une recette qui marche à chaque coup. On peut aussi en tirer une question désagréable : avons-nous quelques chances de réussir à passionner avec d’autres choses, d'autres priorités, d'autres stars, nous les écolos-sociaux de tous les pays ? J'en entends déjà qui rigolent de cette hypothèse, ne riez pas trop quand même, vous risquez de finir par ressembler au Joker de la série Marvel…

Continuons d'explorer les facettes du Joker, par exemple celle des masques utilisés par par les contestataires, dans le film de Todd Philipps, qui seront également utilisés dans des manifestations un peu partout dans le monde, en France, au Chili, au Liban, à Hong Kong. Le principal point commun entre tous est c’est la sortie simultanée de la honte et de la peur. Trump comme le Joker, c’est par excellence celui qui n’a pas peur. Qui a terrassé celle-ci en la faisant changer de camp. Trump, c’est l’homme qui va “résoudre la guerre en 24 heures.”

Bien sûr, les politiciens apporteront un certain nombre d'arguments tangibles pour montrer que la politique de la brutalité expéditive ne marche pas franchement et aggrave presque toujours les problèmes dans la durée. On fera également remarquer avec lucidité que les précaires vont payer très cher aux États-Unis. Si son programme est appliqué, il est probable que l'élection de Donald Trump soit une nouvelle tragique pour les réfugiés, les migrants et les femmes qui voudraient avorter sans recourir à des clandestinités sordides. On a aussi le droit d'éprouver de la nausée en entendant parler de déportation sans gêne apparente, au contraire, défendre une tel projet comme un acte qui va remettre de l'ordre, de l'ordre, de l'ordre.

Mais au moins, cette fois, et c’est peut-être ça le plus saisissant, la domination impériale américaine masculiniste est donnée à lire comme ni feinte, ni hypocrite. Franche. Un impérialisme où les dominants dominent sans cacher qu’ils sont là où ils sont parce qu’ils ont eu le goût de dominer et qu'ils ont su s’y prendre pour y arriver. “Vous allez faire ce qu’on vous dit, ou on vous écrase la gueule. Y-a-t-il un seul mot qui prête à ambiguïté dans cette phrase ?” semble dire le nouveau président des USA. La vulgarité ne lui fait certes pas peur non plus. C'est même son trait le plus connu en Europe. On sait moins, sous nos latitudes, que son film préféré est Citizen Kane, le chef d’œuvre absolu d’Orson Welles de 1941. Ce film qui annonçait Bouygues-Berlusconi-Bolloré et plus largement l’ère des médias tout puissants, des magnats de la presse qui font et défont les princes de façon ordinaire aujourd'hui.

Poursuivons la visite des visages du Joker, qui est peut-être avant tout, dans la série Marvel, le fou furieux. C’est cette facette-là que nous percevons pour l’essentiel depuis l’Europe s’agissant du nouveau Président des USA. Complètement dingue. Nous jusque-là, on a eu Macron, ce qui semble quand même plus rationnel... Tout est affaire de degré, l’esprit consistant à être faible avec les forts et forts avec les faibles pouvant certes être considérée comme rationnelle… L’idée de taxer les plus riches en France est très vaguement d’actualité, quant aux objectifs de radicaliser les privatisations ou de dissuader tout nouveau candidat à l’immigration, ils semblent assez partagés des deux côtés de l’Atlantique. Il y aurait même une petite nuance qui peut échapper entre Macron et Trump : le second a annoncé qu'il n'allait pas taper que sur les pauvres, il compte s’en prendre à un certain nombre de riches, y compris les riches cousins européens.

La conscience de ce qu’il risque de se produire aux Etats-Unis ces prochains temps conduit légitimement à une empathie élémentaire vis-à-vis de ceux qui vont subir une violence policière annoncée. Je sors littéralement mon Joker quant aux pronostics sur la politique internationale et les conséquences des barrières douanières promises par le 47 ème président des USA..

En revanche, l’assimilation de Trump à un fou furieux imprévisible risque quant à elle d’empêcher longuement de saisir collectivement pourquoi des millions d’hispaniques, de jeunes, d’ouvriers, de femmes, de noirs, d’amérindiens, d’arabo-musulmans ont voté Trump. Pourquoi c’est un vote “populaire” et pas seulement le candidat des riches. Un vote plutôt peu diplômé précise Michel Feher dans un texte invitant à penser les causes de la victoire des Républicains sous l'égide du Président à la chevelure orange4.

Une réponse ayant le mérite de la simplicité est : parce que c’est tout simplement un peuple comportant une masse inouïe de pauvres cons et de pauvres connes. La faute à pas de bol, pas malins ces Américains. Au fond, c'est juste la guigne héritée par le cumul de millions de sous-éduqués, bigots, frustré-e-s, racistes, machistes jusqu’à la moelle. Je ne chercherai pas à polémiquer ici avec ces assertions. Et j'allumerai une bougie en priant Sainte Rita que Trump et Hitler ne soient pas faits exactement du même bois... J'ajouterai aussi un vœu que le peuple américain ne soit pas à l'identique des Allemands sous emprise nazi. Mais si on creuse un peu, on trouvera un certain nombre de causes qui ne sont pas seulement explicables par les seules divisions au sein du Parti Démocrate ni de la brièveté de la campagne de Kamala Harris. Ce sont des causes identitaires, “populaires” et surtout spectaculaires. Ces dernières causes sont presque toujours évacuées par les analystes, d’où en bonne partie ce texte.

Commençons par l’identitaire, du côté mâle de la force notamment. Il y a plus que vraisemblablement une profonde « crise de la masculinité », qui produit un « backlash » avéré un peu partout sur la planète, un contre-mouvement, un retour de bâton, c’est le cas de le dire… Regardez le nom des militants néo-virilistes comme les « proudboys » (les garçons fiers) aux Etats-Unis. En France, on a les Patriotes et Reconquête et si l’on y prête attention, un même message identitaire semble circuler un peu partout au sein de la plupart des droites radicalisées : “on devrait avoir honte de nous, de notre traditionalisme, de nos phobies, de notre amour des hommes des vrais ? Vous allez voir si on a honte.” J’ose ce théorème psycho-pataphysique : plutôt aboyer très fort et mordre que se cacher sous la peur et la honte, la peur de la honte ou la honte de la peur.

Entre les tours de Trump et les fusées de Musk, une chose est plus que probable : leur reprocher les démonstrations de virilité, espérer leur faire honte est une alimentation objective de leur excitation. Une sorte de défi qu’ils se plaisent à relever. Pardon, ils en jouissent littéralement. Joker tire son désir de puissance de ceux qui l’ont humilié aussi sûrement que le flic de Coup de torchon5 interprété par Philippe Noiret, devient un monstre exécuteur après une humiliation de trop. Le “gentil”, cesse soudain (très) brutalement de l’être. La transfiguration du personnage central de Breaking Bad comporte un certain nombre de leviers analogues. Dans le monde réel, il faut voir ou revoir la façon brillantissime et drôle avec laquelle Obama étrille Trump lors du dîner des correspondants de la Maison Blanche en 2011. On pourra dire que le second l’avait bien cherché en attaquant bassement Barack Obama sur son certificat de naissance. Il n’empêche que de sources plurielles, c’est exactement à partir de ce moment que Trump a décidé de se lancer dans la course qu’il remporte 5 ans plus tard. N’en tirons pas trop vite de leçon univoque : il y a sans aucun doute un travail constant de tout ce qui relève de l'intelligence consistant tout simplement à résister à la bêtise et aux superstitions par toutes sortes de moyens. Mais on peut aussi prêter attention à tout ce qui procède des désirs de “canceler” (annuler) et observer que chercher à faire honte ou à “débrancher” en mode “ça n’existe pas” ne fonctionne pas toujours, en tous cas pas avec les effets que l'on croit.

J'en arrive à une autre des figures du Joker, celle du bouffon. Dans plusieurs textes remarquables, Christian Salmon traite de ce qu'il nomme la « tyrannie des bouffons »6. Il explique avec de nombreux exemples historiques comment l’ère dans laquelle nous basculons est celle de l'arrivée en première ligne d'une sorte de clique de clowns grossiers-grotesques. Il établit des récurrences et se réfère aux nombreuses fois où dans l’histoire l’absurde s'est hissé au sommet de l'Etat. Il relie ainsi toute une série de figures allant de Caligula à Salvini, d’Héliogabale à Hitler, de Boris Johnson à Javier Milei.

Je recommande vivement la lecture de ses textes tout à fait passionnants et étayés. Cela étant, comme cela m’arrive souvent, son analyse a eu également tendance à orienter mon regard vers ce qui n’est pas dit. C'est un penchant lié à la seule compétence que je peux décliner sans trop de complexe, celle de connaître un peu le cinéma. Or, au cinéma, le OFF, ce qu’on ne voit pas mais que l’on devine a une importance narrative déterminante. Ce qui m'a étonné dans l'approche de Christian Salmon, c'est l'évocation de ce phénomène des bouffons-roi en occultant savamment de parler de la forme de talent que cela requiert. Cela s’explique d’abord, et sans aucun doute, parce que par mon métier j'ai eu l'occasion de bien connaître nombre de saltimbanques et autres clowns dont je sais à quel point les attitudes bouffonnes sont pétries de talent, d’adresse et de travail.

Les analyses universitaires, et plus largement celles de mes camarades de gauche, sur ce qui a pu conduire un certain nombre de « Bouffons » au poste de dirigeants politiques me paraissent étrangement presque toujours occulter ce qui fait non pas l’imposture mais les qualités requises pour y parvenir. Prenez Jesse Ventura, un catcheur survitaminé devenu gouverneur du Minesota et l'un des précurseurs de la vocation politique de Trump. Au premier regard : une brute épaisse ni plus ni moins. Je crains que s’il fut élu, ce ne soit pas seulement le fait de la nullité de ses adversaires. C’est aussi, surtout, parce que c’est littéralement une bête de scène. Et qu’au sein d’un monde qui n’a jamais autant correspondu aux critères de la société du spectacle théorisée par Guy Debord, ne pas du tout penser le spectacle ni surtout considérer les technicités indispensables pour les produire me paraît quasi-rédhibitoire en politique.

Le Caïman7, film de Nanni Moretti consacré à Berlusconi est aussi brillant dans l’analyse que franc dans l’aveu : malgré l'audience mondiale et une palme d’or à Cannes, le cinéma de Moretti témoigne de l’irrésistible ascension de la berluscono-melonisation du monde. Escroc, et pourtant adulé. Tel est d’évidence la double caractéristique de Berlusconi qui ressort du film. En creux, son film parle aussi de l’incapacité, en face, notamment par le monde cultivé et les intellectuels, d’avoir édifié une puissance susceptible de le tenir en échec le "tape à l'œil" permanent - et mafieux - du "Cavaliere".

Vous me direz : mais dans quel sens cela pourrait-il être ? Et je répondrais sans détour : par exemple une puissance semblable à l’alliance des Communistes et des Gaullistes en 1945, qui tout en étant conflictuelle et même violente, osa penser et concrétiser la sécurité sociale.

C'est la question fantôme, celle que je ne vois posée par aucune des analyses de la conquête Trumpienne ou presque : où est aujourd’hui cet imaginaire d'une force progressiste qui pourrait lui faire face ? Qui ose dire par exemple : "nous allons nettoyer nos cours d’eau et nos nappes phréatiques" sans déclencher les sarcasmes ? Qui parle de redéployer les services publics ferroviaires sans susciter immédiatement l'idée que c'est strictement impossible... ? Il n’est peut-être pas tout à fait trop tard, on ne sait jamais.

Dans un entretien avec un journaliste de Mediapart8, Jonathan Smucker, stratège des mouvements sociaux et partisan de la gauche pro-Bernie Sanders, évoque la défaite de Kamala Harris. Il cite son père de 71 ans, électeur démocrate agacé par ce qu’on appelle aux États-Unis les “liberals” (la gauche) expliquant qu’il “en a marre qu’on s’en prenne à lui parce qu’il dit des choses qui ne vont pas, parce qu’il utilise les mauvais mots.” Il ajoute : “Je pense que Trump touche pas mal de gens comme moi qui n’ont pas appris à parler comme il faut à l’université et à qui les gens éduqués disent de se taire”. Dans l'interview, Smucker ajoute : “c’est pour cela aussi qu’il y a une telle résonance quand nos adversaires se moquent de termes qui seraient « wokes », de mots très spécifiques. Ces mots proviennent d’une volonté de défier l’oppression et les paradigmes dominants. Mais quand ils sont associés à l’académisme, à de grandes études, au privilège économique, ils finissent par être associés à la condescendance et au privilège de classe. Et c’est pour ça que le faux populisme de Trump marche si bien.”

Il me semble que Trump, comme Berlusconi, a aussi gagné, de façon assez primaire, parce que son spectacle a davantage captivé que celui de Kamala Harris, un « show » qu’il a travaillé jusqu’à faire de son nom une marque de notoriété mondiale. Comme avec les banques, on mise là où on a l'impression que la marque est solide. Mais les politiques ne sont pas des marques de vélo… pourra-t-on objecter. Non, mais ils forment des spectacles où se joue leur crédit et leur visibilité publique.

On pourra, sur un autre terrain, relever qu’il est plus facile de faire comme Hanouna que tenter de donner à saisir la complexité comme Michel Serres ou David Graeber et je m’y rallierai sans trop d’hésitation. On argumenterait en ce sens pour dire que, du point de vue de l’audience, le choix de la facilité l’emporte souvent sur l’exigence mais que ce n’est pas une raison de renoncer à la seconde. Je souscris volontiers à cette déontologie, mais apporte cependant une question qui me semble importante en politique aujourd’hui : l’intelligence peut-elle être autre chose que la résistance à la bêtise ?

Résister, comme critiquer est une dimension. Inventer et mobiliser une autre.

A-t-on quelque chance de proposer quelque chose de fort, à côté et au-delà de la résistance, de l’ordre de grands chantiers mobilisateurs ? J’y vois un enjeu politique essentiel qui commence avec le désir de ne pas seulement enchaîner les défensives, tout en évitant comme la peste de mésestimer l’adversaire jusqu’au moment où il se trouve installé au pilotage de l’Etat.

Continuons en ce sens d'aller un peu plus loin dans l’examen des bouffons. Ces derniers temps, il y a cette phrase qui circule sur les réseaux sociaux : “quand un clown déménage dans un palais, il ne devient pas roi. C’est le palais qui devient un cirque.” Évidemment, les clowns ne sont pas à priori formés pour gouverner. Notre Coluche national fit à un moment déclaration de candidature, tout au moins chercha à provoquer le politique en s’appuyant notamment sur une audience hors du commun. Il se savait doté d’une capacité à investir n’importe quelle tribune médiatique ou presque. Il n’avait certes aucune des compétences requises pour administrer l’appareil d’Etat et sa disparition prématurée nous empêchera définitivement de savoir s’il serait devenu un de ces bouffons-rois. Une seule chose est sûre, il parvenait à parler à une très grande quantité de personnes et ses Restos du cœur pallient encore aujourd’hui à notre incapacité politique de nous attaquer sérieusement à la pauvreté en France : entre 7 et 9 millions de personnes ont recours à l’aide alimentaire en France.

Ce qui me frappe dans la “tyrannie des bouffons” que décrit Christian Salmon, c’est aussi cette longue défense implicite du bon goût face au grossier-grotesque arrivant au pouvoir par stricte bêtise. C’est évidemment louable, le principe de toute culture consistante passe par l’apprentissage de ce qui est intelligent, instruit, complexe, poétique, difficile, raffiné, élégant, dialectique, technique, virtuose, maîtrisé, construit, noble, élévateur, scientifique, face à tout ce qu'est son contraire : le facile, l’à-peu-près, le primaire, l’idiot, le vulgaire, le banal, le nivelant par le bas, le simpliste, le gras, l’irrationnel, le non-reconnu par les pairs… Et voilà que soudain, cette exigence de “culture” est comme mondialement dynamitée : patatras, voilà un peuple américain qui semble nous hurler : “Bouffon lui ? Bouffons, nous? Vous allez voir !”

Cela tombe mal pour le monde entier, puisque les Etats-Unis représentent à ce jour le seul véritable empire qui garde les 3 grandes caractéristiques d’un empire avec une domination à la fois culturelle, économique et militaire. Domination par la culture, parce qu'aux USA, couvre un espace allant d'Hollywood qui a dessiné l’essentiel de ce qui reste en vogue aujourd’hui en Europe et dans le monde et va jusqu’aux GAFAM qui font la course en tête de la captation de nos attentions et de nos « pratiques culturelles » numérisées. Mais il y a aussi et surtout des milliers de romanciers, d'universitaires, de musiciens et de scientifiques reconnus mondialement. Et malgré l’annonce bégayante du « déclin de l’empire américain » depuis des décennies, ils poursuivent pourtant la course en tête, fascinant peuple de tueurs réussissant autant à parler de ses grandes figures de la mafia depuis Howard Hawks et son Scarface de 1931, en passant par ses cowboys réussissant la « conquête de l’Ouest » sans même occulter de parler de parler du génocide amérindien ni de ses soldats envoyés au Vietnam ou en Irak.

Il y a aux États-Unis un culte de la puissance, peut-être dément, mais qui ne se dément pas. Il y a l’adoration de la richesse. Une passion. Que les pauvres partagent follement. Sur le plan de la domination militaire, comparez les 700 milliards de dépense d’armement annuels américaines aux 110 milliards des Russes ou même aux 230 milliards de la Chine pour déterminer qui pèse quoi. Quant au plan économique, l'administration Trump risque fort de bénéficier des conséquences du plan d’investissement colossal dans l’économie américaine initié par la politique portée par Biden : près de 3000 milliards d’investissements de l’Etat pour relancer l’économie en toutes sortes de domaines, donner du travail aux gens et générer les emplois de demain. Le tout dans un système économique mondial qui, grâce à la centralité du collar, continue de donner aux Etats-Unis des possibilités de crédit infinies. Pour rappel, la “dette” ne signifie pas la même chose selon qu'on est Grecs, Argentin, ou Etatsunien...

Ce sont cet ensemble de données (à la fois conscience d'être l'Empire et impuissance humiliée des classes populaires) qui conduisent à ce que semblent répondre des dizaines de millions de personnes à toutes sortes d’éminences cultivées, de figures morales ou intellectuelles, avec le rire diabolique du Joker : « On vous emmerde, sauvagement, à pied à cheval et en voiture… On aime le catch et la téléréalité. On aime le rodéo, les grosses voitures et les barbecues, on aime Clint Eastwood et nos traditions, on préfère mourir debout, armés, le majeur en l’air que honteux en culpabilisant de contribuer à la Sixième extinction de masse. Nous, Trump, on y voit surtout du talent, du courage, de la force, de la vitalité, des barrières érigées très haut pour empêcher les étrangers de venir prendre le travail des ouvriers de chez nous. On y voit du show qui porte bien autre chose que vos acrimonies de faiblards. » Pire, pour beaucoup, Trump a tout simplement de l’humour, un second degré qui pour un certain nombre de raisons nous fait rire assez jaune, ou ne nous fait pas rire du tout de ce côté de l’Atlantique.

Chers camarades écolos-sociaux, je vous invite dans tous les cas à bien écouter cette façon de considérer les choses, c’est pour ainsi dire, à quelques nuances près, la même que ceux et celles qui s’apprêtent à voter pour Marine Le Pen. Tout au moins, les causes ont pas mal de parentés. Ils vous désoleront sans doute, mais je vous invite à prendre quand même un peu le temps d’entendre ce qui s’exprime et d'où cela procède. En particulier pourquoi des Antillais, des Arabo-musulmans, d'anciens communistes, des Juifs, des pro-Russes s’apprêtent à soutenir une tendance Trump à la française. Dans son interview pour Mediapart, Smucker, le partisan de Bernie Sanders termine par ces mots : "il y aura des points faibles dans la coalition de Trump. Une chose est sûre : le contester en disant qu’il est extrême et bête ne marchera pas."

Vincent Glenn

Novembre 2024

1 Joker, réalisation Todd Philipps sorti en 2019

2 Trump, Un rêve américain, série diffusée par Netflix en 2017, réalisée par Barnaby Peel

3 Storytelling, la machine à fabriquer des histoires et à formater les esprits, est un essai de Christian Salmon sorti en 2007 (Edition la découverte)

4Lire le texte de Michel Feher sur AOC « Confort matériel, confort intellectuel, retour sur la débâcle démocrate aux Etats-Unis » en particulier pour sa façon de décrire comment la plupart des analystes pointent les faiblesses démocrates et refusent de considérer l’attractivité - même si on l’estime cauchemardesque - du nouveau président américain.)

5 Coup de Torchon, film de Bertrand Tavernier sorti en 1981

6 La Tyrannie des Bouffons, aux éditions LLL, 2020. Sous le même titre son article sur Mediapart. A lire également celui sur AOC (Trump ou la théorie du Bouffon, novembre 2024)

7 Il Caimano (Le Caïman), de Nanni Moretti, sorti au cinéma en 2006

8 Pour lire l’entretien avec Mathieu Magnaudeix, cliquer ici

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