Chers abstentionnistes,
je sais que parmi vous, beaucoup ont observé avec dégoût comment depuis des décennies, les élus nationaux ont essentiellement accompagné des lobbys de toutes sortes et les ont laissé accaparer nos biens communs et privatiser nos services publics. J'observe que d'autres ont été désespérés ou accablés par une gauche eparpillo-strangulée, coupable d'une longue série de renoncements… J'en ai entendu d’autres encore se méfier viscéralement de tous les politiques et de leur appétit de pouvoir préférant la démocratie directe, locale, et laissant de facto les enjeux nationaux aux professionnels.
Pourtant, franchement, comme dit Sarkozy, voir des gens comme Aurélie Trouvé, Bruno Gaccio, Adrien Quatennens, François Ruffin, Ian Brossat, Manon Aubry, Pierre Laurent, Thomas Coutrot, Marie-Monique Robin, Julien Bayou, Stéphane Troussel, Clémentine Autain, Lionel Jospin, Annie Ernaux, Pierre Larrouturou, Corinne Masiero, Julien Bayou ou Sanseverino causer de concert en visant des objectifs communs, déjà ça vaut pour la photo. Et comme dirait le boucher de mon quartier : c’est déjà pas mal. Pardon pour ce ressenti qui n'engage que moi, mais quand on a milité depuis des années pour que cela arrive, on en est presque bouche bée … c’était donc possible, et cette foutue Présidentielle était bien le problème… Il fallait pourtant que se déroule cette compétition qui passionne incontestablement les foules et la mise à mort symbolique de plusieurs candidats pour que la bataille unitaire écolo-sociale puisse commencer. Ainsi vont les rapports de force et cela peut expliquer pourquoi nombre d’entre-nous préfèrent une bonne partie de bowling plutôt que d'écouter nos aspirants dirigeants. Et pourtant, chers abstentionnistes, si je constate que le spectaculaire de la Présidentielle capte un monde de dingue, presque au niveau du jubilé de la reine d’Angleterre, j'aimerais vous dire pourquoi cette élection qui arrive ces 12 et 19 juin prochains me paraît déterminante.
Vous aurez sans doute remarqué qu'à gauche, la demande populaire de leader incontesté semble évidente au point qu'il soit jugé efficace de communiquer sur la possibilité de « Jean-Luc premier ministre »… Est-ce une erreur ? L'avenir proche va nous le dire. Mais, chers abstentionnistes, quelles que soient vos réserves et les miennes, ne devrions-nous pas concéder que Mélenchon et ses équipes ont fait preuve d’une habileté politique extraordinaire? Regardant juste quelques mois en arrière, rares étaient ceux qui estimaient que les écolos sociaux allaient se regrouper aussi vite.
Est-ce grâce au pari de miser sur le fait que la France a besoin d'un leader incontesté et que « sinon c’est le bordel »? En bon vieux libertaire-républicain, cela me déçoit un peu sur la nature humaine en général et celle des Français en particulier, mais à moins de me croire au pays des peluches mignonnettes, je constate d'abord le réel et tente de hiérarchiser parmi mes adversaires. Mieux, je constate que cela me plairait bien d’élire ceux qui me paraissent les plus proches de quelque chose de plus agréablement humain.
Désolé pour les camarades de la France Insoumise qui régulièrement me criblent de commentaires dépréciatifs, je resterai critique vis à vis du grand Jean-Luc. D'autant que cela ne m’empêche ni d’admirer son intelligence politique ni le fait que je suis d’accord avec 9 choses qu’il exprime sur 10. Là encore, je trouve que « c’est déjà pas mal ».
Mais, au-delà de toutes ces réserves, plusieurs questions me préoccupent beaucoup, chers abstentionnistes : entre 2 matchs à Roland Garros, existe-t-il une majorité de Français-e-s consciente de l’enjeu décisif que forment ces législatives ?
Les indécis s’empareront-ils in extremis de cet outil pour mettre en avant d’autres enjeux humains que la poursuite du capitalisme ordinaire macronien ?
L’hypothèse d’un soutien massif à une agriculture biologique permettant de dépolluer nos nappes phréatiques dans la durée ?
Permettez cette appréciation audacieuse : il est probable qu'un gouvernement dirigé par Mélenchon changera sensiblement la donne en comparaison des dégraissages annoncés sous le doux vocable de « modernisation » (ce mot qui désigne désormais l’action de « faire plus vite avec moins de personnes », c’est à dire plus mal) que s'apprête à marteler les troupes macronistes.
Mais à vous, éventuels démotivés ou peu passionnés par ces élections, à vous militants d’une démocratie directe, libertaires radicaux laissant la cuisine électorale aux barons de la politique, je voulais surtout rappeler que ce vote comporte au moins une opportunité de faire une très grande chose pour notre pays et pour l’humanité : libérer Julian Assange. Mélenchon et ses alliés s'y sont engagés, et c'est réellement à leur portée: en accordant l'asile politique à Julian Assange, il est possible de faire sortir ce héros de la vérité de sa geôle britannique et faire cesser cette monstruosité. Si majorité "NUPES" il y a, il est à peu près certain que cela sera possible. Et ça, rien que ça, ne serait-ce que pour ça, j'aimerais que l'on puisse dire partout que ce ne serait pas du tout pareil que ce qui est aujourd’hui, à savoir cette soumission au pouvoir étasunien qui peut librement espionner chacun d'entre nous jusqu'à nos chefs d'Etat mais menace de prison à vie un homme qui a contribué à faire lumière sur des pratiques criminelles. (Assange, par ailleurs, n'a pas fait que dévoiler la face obscure des Etats-Unis mais celle de dizaines de pouvoirs, de la Russie à l'Afrique.)
D’où cette conviction : il reste une semaine pour inciter partout à voter et faire gagner un maximum de candidat de l'Union populaire sociale-écolo. Ce ne sera assurément pas la lutte finale, la vie ne deviendra pas soudainement un fleuve tranquille et dépourvu de contrariétés, nous ne dissoudrons ni la jalousie ni les abus parmi les hommes et les femmes, mais ce seront de possibles commencements pour plein de gens. Tout restera à faire, la sortie du régime métro-boulot-conso-degringolo-climato-suicido-obsessionnel méritera encore de longues batailles … mais l’idée de partager autrement le gâteau et même de fabriquer le gâteau tout autrement sera posée plus largement, exposée plus largement.
Bifurquer pour de vrai? En imaginant que l’intelligence collective nous y conduise (elle n'est jamais sûre de l'emporter face à sa cousine, la féroce Stupidité collective), cela suppose une longue série d’évolutions radicales dans nos vies quotidiennes: produire moins produire mieux, attacher une importance centrale aux métiers du soin, aux arts, à l’éducation, à l’entraide, renverser presque du tout au tout notre rapport à la santé confisquée par l’industrie pharmaceutique qui en fait un business comme les autres au sein d'un ordre économique que nous accompagnons plus ou moins malgré nous, plus ou moins complices.
De même, les angoisses identitaires dans un monde anxiogène, où les particularités sont diluées dans une grande soupe sans saveur, ne disparaîtront pas - jamais entièrement - mais il y aura de nouveau de quoi croire que la générosité vis à vis des plus fragiles et des exilés est un mieux d’humanité et pas une faiblesse ou un délit. Jamais quiconque n’empêchera les Français, pas plus que les Belges ou les Suédois de se sentir français, belge, suédois. Mais nous pouvons inlassablement tenter que cela se passe avec classe, avec la belle énergie de notre langue, de notre culture, de nos exigences au sens fort, c’est à dire de façon ni obsessionnelle ni méprisante.
Sans doute restera-t-il toujours aussi indispensable de mettre des limites à toutes sortes de démesures (le fameux hubris que presque tous les récits mythologiques décrivent et dénoncent), de calmer parfois le grand Jean-Luc et ses lieutenant-e-s, de leur rappeler parfois qu’il n’y a pas que les affects de colère ni les rapports de force, même s'ils forment deux ressorts importants des luttes. Nous pourrons aussi continuer de dire en quoi la notion de territoire importe parce que signifiant une localité que les gens connaissent bien, des ancrages, des terres que des personnes ont labourées, alimentées, nourries de leur présence. Il faudra dire et redire que non, ce n’est pas rien un territoire, et que oui, il est légitime de penser que le parachutisme est un sport peu appréciable en politique. Allez, pour enfoncer un peu le clou des possibles discordes, je vais même jusqu’à dire qu’une certaine démarche visant à capter l’électorat populaire et les abstentionnistes ne me parle guère. C'est d'ailleurs pour ça que je m’adresse à vous camarades abstentionnistes, qui vraisemblablement ne lirez ce texte qu'en nombre restreint... Mais je respecte ceux qui "y vont", se battent pour être élus. Pour avoir essayé une fois d'expérimenter ce que cela veut dire, je sais que cela n'a rien de facile et demande pas mal de compromis.
Je continue de croire que la démocratie - je parle de celle qui est une énergie forgée par des collectivités organisées - part d’en bas et remonte avec l’intelligence des gens, y compris en s'arrimant au travail de ses intellectuel-le-s, ses historiens, ses chimistes, ses mathématiciens.
Tout ça pour en arriver à cette humble supplique: de grâce camarades hésitants ou dénigrant cette élection qui arrive, pour tous ceux qui galèrent dans un pays gavé, pour ceux et celles qui militent depuis des années pour qu’on change de rythme et d’objectifs sociaux, pour les millions d’individus qui pensent qu’il faut un grand plan de reconstruction de notre réseau ferroviaire comme pour redonner un rayonnement à nos universités, je vous invite à considérer que nous avons probablement une occasion qui ne se reproduira pas avant longtemps.
Nous vivons un moment non pas historique mais décisif. Le début d’une bifurcation écolo-sociale ou pas. La possibilité de décisions d’Etat pouvant amorcer un certain nombre de changements structurels qui ne se résoudront pas au seul niveau des communes, des démarches individuelles et locales... Cela suppose de se mobiliser au sens le plus pacifique et dynamique du terme. Cela se passe ces prochains jours.
Si des voix aussi diverses que Cyril Dion ou Martine Aubry en passant par Aymeric Caron, Monique Pinçon-Charlot ou Blanche Gardin nous engagent à voter pour cette union, ce n'est pas parce qu'ils idéalisent le pouvoir qu'elle pourra former. Ils savent que ce ne sera qu’une partie de la réponse, mais également, que les leviers de l’Etat sont indispensables pour changer de voie à une échelle consistante.
Pour le moment, la logique de privatisation continue de serrer les boulons partout, de faire avec les Aéroports de Paris ce qui a été fait avec France telecom : mettre la pression sur les salariés pour faire plus et plus vite, accélérer, faire plus d’argent, pousser des individus au suicide, s’en débarrasser quand on en a plus besoin comme autant « d'éléments moins performants ».
Il n’y a absolument rien de sûr dans ce pari, mais il y a l'hypothèse, comme une petite lumière, qu’on y puisse tout de même quelque chose, chacun à son échelle. Les élus ne seront pas un miracle et devront être contrôlés et même révoqués s’ils mentent ou ne respectent pas leur engagement, soit. Nous pouvons pousser en ce sens. Mais au moins, voter revient à tenter de renverser cette mauvaise vapeur globale qui invite au chacun pour soi dans les tourmentes qui s'annoncent. Pour le reste, comme dirait Bernard Lubat : ce n’est qu’un combat, continuons le début.
Il y a, parmi les enjeux, celui de donner aux vingt et trentenaires autre chose à espérer que la perspective de gérer la grande cuisson climatique entre le marteau des violences sociales et l’enclume des répressions organisées par l’Etat au service du grand capital « parce qu’il le vaut bien ».
Après les élections il restera toujours l'enjeu de veiller et considérer que la démocratie est une affaire quotidienne et non « un bulletin dans l’urne de temps en temps ». Mais quelques jours avant ces élections, chacun pouvant bien entendu objecter quant au caractère utopique de ces considérations, j'avais besoin de dire ici mon propre crédo. De formuler combien il me paraît nécessaire et possible de commencer une nouvelle phase de notre histoire où il ne sera plus ridicule de croire que l’on peut progresser collectivement sur des enjeux structurels, comme d’autres ont mis en place la sécu ou construit des crèches et des bibliothèques. Est-ce qu’un pouvoir politique explicitement engagé en faveur d’un autre partage du gâteau y pourra quelque chose ? Si on ne le tente pas, on peut répondre tout de suite avec la certitude d’avoir raison.
Vincent Glenn, juin 2022