ON NE SAIT JAMAIS
Une écologie politique victorieuse... Ça se passerait comment dans la France des années 2020 ? Telle est la question qui se trouve au cœur d’un petit livre qui sort ces jours-ci, sous l'intitulé On ne sait jamais1. Celui-ci réunit et complète les épisodes d’une série publiée sur ce blog à partir de mai dernier dont le propos pourrait se résumer avec cette phrase découverte un jour sur un mur : « du possible sinon j’étouffe ».
Dans ce moment où la guerre s'étend, où les nationalismes ont le vent en poupe un peu partout, il n’est pas impossible que cela relève de la méthode Coué ou d’une forme de naïveté. Je confesse pourtant d'emblée une admiration sans borne pour les idéalistes qui, en pleine occupation nazie, imaginaient la mise en place de la sécurité sociale, ou encore pour les utopistes qui, sur un fragile voilier, jetaient les bases de Greenpeace en tentant d’empêcher des essais nucléaires.
A l’échelle de notre petit pays de 68 millions d’habitants, quel état d’esprit et quels objectifs tangibles pourraient dessiner des lignes de force dès lors que l’on oserait ne serait-ce qu’imaginer une victoire de l’écologie politique dans notre pays ? Par quels déclenchements dynamiques et organisationnels pourrait-il devenir concevable d’y parvenir ? Comment, faute de pouvoir offrir un quelconque optimisme aux générations qui arrivent aujourd’hui sur le « marché du travail », rendre plausible un minimum de perspective émancipatrice voire de perspective tout court ?
En ces temps obscurs et plus que jamais imprévisibles, ces questions importent particulièrement si l’on veut bien considérer que dans notre pays, il existe des millions de personnes qui ne sont pas seulement « abstentionnistes » mais physiquement et psychiquement entre l’écœurement, l’impuissance radicale et la dépression. C’est de ceux-là que nous aurions grand intérêt à nous préoccuper sérieusement, que ce soit au nom de l’exigence de liberté, d’égalité et de fraternité, ou dorénavant de préservation et de ressourcement des écosystèmes. Non pas parce qu'ils seraient un bon gibier électoral à aller chasser ni des parts de marché à conquérir mais parce qu'ils représentent un enjeu humain primordial. Dans un pays aussi sociologiquement divisé que le nôtre, ce sont les intérêts de cette France-là qu’il faut considérer en priorité si l’on souhaite faire bouger les choses dans le sens d’une politique à la fois vraiment sociale et vraiment écologique. Sans doute à condition d’éviter scrupuleusement d'opposer les habitant.e.s des quartiers, des zones rurales et des territoires désindustrialisées et au contraire à susciter le désir d’entraide entre tous.
En mai dernier, quand j’ai publié le premier épisode de la série « Retour de flammes » sur ce blog, nous étions quelques semaines avant les élections européennes. Lorsqu’on s’apprêtait à voter pour l’un des partis de l’arc écolo-social, il y avait plus de quoi broyer du noir que se sentir porté par un élan quelconque. Si je rappelle ce moment, il y a quelques mois, c’est pour souligner combien cela paraît de l’ordre d’un authentique « monde d’avant ». Avant la dissolution que peu d’entre-nous avaient vu venir, encore moins en prédire les résultats, sans parler de ce que tout cela se conclue par la nomination de Michel Barnier, avec l’arrivée en première ligne de Bruno Retailleau et de sa ligne ne souffrant pas d'ambiguïté : de l’ordre, de l’ordre, de l’ordre. Au final, après l’improbable émergence du Nouveau Front Populaire, rarement la tendance « faible avec les forts et forts avec les faibles » n’aura sans doute été plus incarnée par un gouvernement depuis la seconde guerre mondiale. C'est d'autant plus dommageable qu'une réelle urgence civique ne devrait pas être jetée avec l'eau nauséabonde du bain culturel actuel fondé sur une culture du bouc émissaire archi rebattue depuis fort longtemps et toujours aussi cruelle que source d’aggravation des problèmes.
Autant l’émergence du Nouveau Front Populaire fut une surprise importante, autant il n'y avait malheureusement pas lieu d'être trop étonné du cynisme provenant du sommet de l’Etat : personnellement, j'avais beaucoup de mal à concevoir comment le président Macron pourrait concéder l’abrogation de la loi sur les retraites prévue par le Nouveau Front Populaire et plus largement laisser s’accomplir son programme. Reconnaître la victoire d'une courte tête du Nouveau Front Populaire aurait signifié accepter la mise en œuvre d’une politique centrée sur un renforcement majeur des services publics que le pouvoir macroniste s’est précisément appliqué depuis des années à déshabiller pour mieux préparer leur privatisation.
Cela aurait signifié ni plus ni moins une volte-face que les résultats électoraux me rendait difficile, j’insiste, à seulement imaginer. Or c’est cette difficulté immense d’ imaginer du mieux, au sein de sociétés saturées de calamités en tous genres, qui me préoccupe depuis des années et m’a conduit à concevoir ce petit livre, explicitement fictionnel, mais inspiré par des faits et personnages bien réels.
Pour ceux qui seraient tentés de le lire, je dévoile ici sans détour ma grille de lecture : contrairement à ceux qui voient une politique « erratique » de notre Chef de l’Etat, je crains que celui-ci gouverne avec une boussole relativement fixe et prévisible : poursuivre tout ce qui lui permet de continuer d’exercer le pouvoir le plus longtemps possible, ce pouvoir devant lui-même permettre de cultiver au mieux les intérêts de l’élite économique en général et des ultra-riches en particulier.
Je souhaite à ceux et celles qui partagent ce constat et désapprouvent les réalités qu’il recouvre (jadis, on appelait ça la gauche), de mettre en chantier une réflexion collective sur ce que signifie une puissance politique. J’entends par là, non pas une force de contestation qui résiste plus ou moins stoïquement à un certain ordre, mais ce qu’il faut réunir comme organisations pour aller vers la conquête de l’appareil d’Etat et la mise en œuvre d’une autre politique, comme le dessine le programme du Nouveau Front Populaire.
Pour le moment, la gauche ressemble à un boxeur dans les cordes, condamné à résister aux assauts d’une droite d’autant plus brutale qu’elle se réclame d’une aspiration « populaire » en faveur d’une politique répressive : le programme « anti-parasite » (entendez, les pauvres et les migrants) de la droite nationaliste est explicite2 et le tandem Barnier-Retailleau le fait sien au nom des deux tiers des élu.e.s à l’Assemblée qui sont à droite et à droite de la droite.
Il sera difficile, pour quiconque souhaite contrecarrer à cette tendance-là de faire sans un imaginaire d’offensive et de victoire d'une écologie politique ressourcée, crédible, incarnée, vivante, fraternelle. Une offensive prenant appui sur les ressources intellectuelles des mouvements d’émancipation (anarchistes, marxistes, social-démocrates, républicaines, écologistes...) avec le souci d'en faire une complémentarité dynamique et non une guerre de chapelles. Le tout sans négliger la réalité de l’état des forces en présence et en évitant comme la peste les discrédits mutuels qui ont ravagé les courants écolo-sociaux depuis des années.
Un tel mouvement ne pourra pas se réduire à une stricte « résistance au pire » mais devra emporter l’adhésion d’un très grand nombre de citoyen.nes par-delà la division actuelle en quatre blocs électoraux (gauche, droite, droite nationaliste, abstentionnistes). Le Nouveau Front Populaire a dessiné les contours de ce que pourrait être une autre politique, reste à savoir s’il va grandir ou s’essouffler aussi vite qu’il est né, le réflexe « normal » et identitaire des partis étant de défendre leur existence plutôt que de renforcer l’alliance transpartisane et de mettre en avant les dénominateurs commun afin de forger ensemble ce que j’appelle une puissance politique (tout simplement en opposition à son contraire: l'impuissance politique). Cela suppose entre autres une clarification de notre rapport à l’Etat, de nos façons de définir les services publics et les biens communs. Tant que l'Etat reste aussi largement perçu comme liberticide, corrompu, au service des plus riches, inégalitaire, inefficace et bureaucratique, il sera très difficile d'engager quelque politique publique que ce soit et de résister à la cure d'amaigrissement radicale programmée par la droite.
Au-delà des rodomontades ou des condamnations morales de la dérive « illibérale » de l’actuel pouvoir, ce qu'il manque à une gauche qui voudrait produire un élan victorieux, est aussi facile à énoncer que difficile à partager : réussir à constituer un pouvoir citoyen supérieurement désirable à celui, de nature foncièrement ploutocratique, qui préside aujourd’hui.
Quelles seraient les caractéristiques d'un tel pouvoir citoyen ?
Il serait d'abord fondamentalement préoccupé par le soin à apporter aux plus fragiles et révolutionnerait dans le même temps nos façons de créer la richesse et de la répartir. Un vrai pouvoir citoyen se révélerait par sa capacité à éclairer en profondeur les grands enjeux de notre époque, s’attaquant aux confusions majeures qu’entretiennent les grands médias et en particulier le régime de « l’information continue ». Un tel pouvoir serait identifiable par sa façon de conduire une bataille culturelle radicale, remettant à l’honneur les biens communs et inaugurant une grande politique du soin applicable tant aux humains qu’aux écosystèmes. Contrairement aux photos déformantes des sondages, ce sont des dizaines de millions de personnes qui seraient d’accord pour investir de vrais moyens en faveur d’une telle politique. Mais contrairement à certaines naïvetés, il existe également des dizaines de millions de personnes addictives à « l’information continue », c'est-à-dire à une désinformation. Cette « info en continu », fabrique massive de diversions et de confusions, est aux antipodes d'une information qualitative qui permettrait de penser, d’analyser, de réagir, de s’organiser, de prendre du recul, de s’engager. L'information qualitative se reconnaît en ce qu’elle est rare, parce que patiemment tissée, filtrée, approfondie, vérifiée. Elle correspond à une « mise en forme » et non à un flot difforme. Elle est une exigence politique tonique et non une pollution qui sature les esprits et favorise le sentiment d’impuissance ou l’appétit de consommer. Elle dessine des perspectives (historiques et anticipatrices) à l'inverse de l'info-continue qui les écrase.
Prenant à contre-pieds les discours politiques qui ne s’expriment pour l’essentiel que par l’affect de la colère et de la dénonciation, je crois que ceux qui l’emporteront sauront autant stimuler qu’apaiser, donner à croire et incarner, voir les choses en grand et prêter sérieusement attention aux petits, aux précaires, aux invisibles, aux déclassés. Ils sauront produire une vision pas seulement comptable et économique mais mettront en avant des objectifs humains de première grandeur, à la fois au plan local, national et international.
De la même façon, si le réalisme apparait être aujourd’hui du côté de ceux qui accompagnent l’extension de la guerre, de ses commerces et de ses régimes de terreur, je pense que les plus réalistes sont ceux et celles qui s’attaquent aujourd’hui en profondeur à ces parties de poker destructrices. Jusqu’où iront les faucons israéliens et iraniens ? Qu’y a-t-il au bout du bras de fer entre l’Otan et Poutine ? Quand émergera sur le devant de la scène l’impératif d’arrêter ces furies avant de nouvelles extensions du désastre et ces preuves d’inhumanité « en direct » ?
Ayant été témoin de toutes sortes d’attitudes résignées ou franchement nihilistes depuis des années, j’entends certains suggérant qu’au fond, il manque d’un autre peuple pour que les choses s’améliorent… Celui que nous avons serait trop stupide et trop égoïste, ne jurant que par la compétition de tous contre tous et la consommation dévoratrice illimitée. Je n'ai pas non plus une confiance systématique en ces « peuples » qui ont élu Berlusconi ou Pétain, Thatcher ou Milei… Mais comme si j’avais besoin de respirer une autre ambiance, j’ai imaginé un récit dessinant un virage politique, comme un souffle qui viendrait balayer des murs, atténuer l’impression d’être cerné par toutes sortes d’impasses et d’incitations à renoncer. Les exemples de résistance alliant courage, générosité, intelligence, inventivité, entraides sont heureusement nombreux et communicatifs. Mais sans relais politique au moins à l'échelon national, j’observe aussi beaucoup d’essoufflements.
Dans la fiction que je vous invite à découvrir, (les premiers épisodes sont lisibles sur ce même blog) le narrateur témoigne pour la Commission d’étude sur le Grand Virage de 2024-2027, mettant en exergue tout ce qui lui paraît avoir compté dans la période, ce qui a fait levier et conduit à l’improbable : une victoire incontestable, à la fois culturelle et électorale, d’un arc en ciel de mouvements en faveur d’une bifurcation écologique radicale et pacifique. La première singularité de ce virage est peut-être d’être envisagé non pas à 50 ou 100 ans, mais dans un futur proche, entre quelques mois et quelques années. Comment cela aura-t-il été possible ? C'est l'objet du récit.
Devant l’étendue des incertitudes et des conflits en cours, prévoir le pire est de l’ordre d’une lucidité basique. Il me semble que non seulement cela n’interdit pas de préparer le meilleur, mais qu’à notre époque, c’est un enjeu politique et humain de tout premier plan.
Vincent Glenn
Octobre 2024
PS : L’archipel de l’écologie et des solidarités a lancé un appel à soutenir la parution de ce livre, qui permet également de le commander sur leur site que vous pouvez découvrir ici
1 On ne sait jamais (112 pages, éditions 1/G)
2 Cf le livre de Michel Feher « Producteurs et parasites » aux éditions La Découverte