Caniculaire de rien ou le goût de la mesure
Y-a-t-il eu une canicule cet été ?
On définit communément la folie comme un « trouble mental », un « égarement de l’esprit », ou une « absence de raison ». Ces derniers temps, j’avoue, comme disent mes fils, craindre un accroissement de ma propre déraison. Je tente d'en explorer les causes, avec l'intuition qu'il doit bien y avoir un remède quelque part, peut-être un robinet mal fermé... A moins qu’il faille se familiariser un peu mieux avec la formule de René Char selon laquelle la lucidité est la blessure la plus proche du soleil.
Le propre des angoisses est que leurs sources sont plurielles, quand plusieurs craintes viennent se donner la main pour provoquer un tournis ou une forme d’auto-étranglement. Un doute radical et anxiogène peut alors s’insinuer : en imaginant que ne sois pas si fou que ça, ne faudrait-il pas constater que la plupart de mes contemporains, eux, portent de sévères et mortifères aliénations ? Chez moi, cela se manifeste par l'impression persistante, par les temps qui courent, qu’il faut avoir le cœur bien accroché ou pas de cœur du tout pour ne pas être gagné par une noire mélancolie ou par un désir de révolution … J’avoue, encore, osciller régulièrement entre les deux. Serais-je un cas plus ou moins explosif de pathologie bipolaire ? C’est possible. Quand, en 1913, certains tentaient de dire qu'il valait peut-être mieux éviter une guerre avec l'Allemagne, je suis persuadé que la majorité les prenaient pour des cinglés absolus. L'histoire confirma qu'il était bel et bien « déraisonnable » de croire possible d’éviter cette boucherie qui fit bifurquer l'humanité et la notion même de progrès. Et pourtant… entre réalisme et justesse, il y avait un écart certain. L’époque, ses intérêts économiques, ses dirigeants bellicistes et ses masses fanatisées ont tranché vers l’hécatombe.
Ces derniers jours, presque tout m’énerve furieusement. Le spectacle permanent livré par toutes sortes d’hyper-égoïsmes, d’ultra-hypocrisies et de giga-faussetés, a tendance à faire vibrer mes nerfs voire m’irriter comme un assaut de punaises de lit. Et c’est bien à ce détail, d’ailleurs, en me grattant exagérément, que je vois combien je ressemble de plus en plus à un fou. Presque tout ce que la majorité de mes congénères trouve « normal » m'apparaît comme une préparation sucrée au désastre. A un point que cela m’inspire une sorte de « pari de Pascal » (l'idée qu'il vaut mieux miser sur l’hypothèse de l'existence de Dieu que sur sa non-existence). En version contemporaine, l'enjeu revient à parier sur la catastrophe la plus probable. Où l’on aurait à trancher de curieux dilemmes : par exemple, soit Poutine est un fou dangereux et c'est extrêmement grave... Soit, il ne l'est pas et là, c'est au moins aussi grave. Car si nous sommes face à une sorte d’illuminé bardé d'explosifs prêt à tout faire sauter, il vaut peut-être mieux éviter de chercher à lui prouver qu'on est plus puissant que lui et qu'on va le mater comme un chien... Mais s’il n'est pas fou, et qu’il y a des causes rationnelles dans son attitude, mieux vaudrait de les considérer avant de poursuivre un bras de fer avec quelqu'un qui a l'air de tout sauf de bluffer.
Mondialement condamnée, l’agression guerrière de l’armée russe est tragiquement indéfendable. Mais le fait que l’Europe avance main dans la main avec la puissance américaine, cette même puissance qui n'a pas reculé devant les bombardements d'Hiroshima et Nagasaki, qui a ravagé le Vietnam, assassiné tant d'espoirs démocratiques en Amérique latine en y plaçant une cohorte de dictateurs avant de provoquer plus d’un million de morts en Irak, n'est pas non plus de nature à galvaniser ma confiance. Certains assènent qu'il faut choisir son camp, choisir le « camp des démocraties » et la livraison massive d'armement à l'Ukraine; d'autres de De Villepin à Elon Musk, qu'il faut trouver une sortie diplomatique le plus rapidement possible. J'aimerais être tranché comme eux, dans un sens ou dans l'autre, voir les choses plus nettement en noir et blanc, rassembler mes convictions derrière l'idée qu'il n'y a rien d'autre à faire que détruire la férocité poutinienne et défendre l'héroïsme zélenskien. Pourquoi donc suis-je à un niveau de doute qui me rend douteux à mes propres yeux? Quel miroir malfaisant peut donc me conduire à percevoir dans mon pays une droite extrémisée de plus en plus redoutable, et une gauche donnant l’impression de chercher à être de plus en plus sidérante ?
Je vous en prie, aidez-moi à savoir si je suis profondément dans la pathologie ou s'il existe quelques raisons fondées de perdre pieds ou de rugir de rage. Le regretté Bruno Latour a mis des mots sur une impression que je porte depuis un moment : « le contraste entre le calme avec lequel nous continuons à vivre tranquillement et ce qui nous arrive est vertigineux ». Bon, personnellement, le terme « calme » me regarde plutôt de travers, mais cela ne m'empêche pas de persévérer à raison trouver, en recourant à une méthode thérapeutique que j'ai parfois expérimenté avec succès : cherchant à décomposer l'angoisse, identifiant les peurs élémentaires qui la font monter comme une mayonnaise, j’ai parfois réussi de petits miracles en dénouant quelque chose, à mi-chemin entre conquête de lucidité et libération apaisante. Poincaré disait : « la pensée est un éclair entre deux longues nuits, mais c'est un éclair qui est tout. » Persuadé que l'esprit peut parfois gagner quelque chose d'admirable contre les ténèbres et la maladie mentale, j'essaie alors de placer sur mon bureau un certain nombre de faits qui auraient tendance à éteindre mes petites lumières intérieures.
1- Déjà, ces « temps qui courent »… En fait ils ne courent plus, ils ont franchi le mur du son et visent à atteindre la vitesse de la lumière : tout le monde à fond et à flux tendu vers la confusion globale. Pas le temps. Qui parmi vous prend le temps ? Qui garde cette sagesse ? Qui peut se la permettre ? Qui n’est pas envahi par pléthore d’interpellations, toutes ces publicités, ces messages « non lus » ? Qui n’est pas pollué par des monceaux de mensonges qui conduisent à douter de tout ou presque ? Qui n’est pas gagné par des formes plus ou moins aiguës ou discrètes de complotisme ?
La fausseté semble s’être emparée d’à peu près toutes les démarches dans une mystique collective de l'emballage publicitaire. Tenez, en principe, nos élus ne sont-ils pas là pour défendre l'intérêt général, nos biens communs, nos services publics ? Lorsqu'on observe les cinquante dernières années, de France Télécom aux barrages, des autoroutes à Engie, d'Alcatel à TF1, leur action est marquée par une longue vente à la découpe de ce qui appartenait à la République, au bénéfice des oligarchies. On entendra ensuite doctement débattre sur la « crise de représentativité » jusqu'à la nausée. Il y a en réalité une crise de saturation de nos attentions par entretien systématique de la confusion, un long bombardement cognitif à grande vitesse passant d'une injonction à une injonction contraire. Des messages publicitaires entre deux « informations continues » ou l'inverse. Gare au climaticide mais achète vite une bagnole. Crois en la justice mais fais gaffe, le ministre de l'intérieur est capable d’échanger des services sexuels contre des facilitations professionnelles... Ce n'est plus du doute méthodique cartésien, c'est une roulette russe où l'impression d'être trompé grandit au fur et à mesure qu'est révélée l'énormité des tromperies. Le seul épisode de la guerre en Libye pourrait nous suggérer de tout arrêter, de demander solennellement pardon au peuple libyen, de placer les responsables en prison et de mettre le drapeau français en berne avec 10 jours de deuil national. Dans le monde réel, raisonnable, on envoie Sarkozy, tout premier responsable de cette catastrophe sanglante, pour représenter la France aux obsèques du premier ministre japonais récemment assassiné…
Faites vos jeux, c'est peut-être bien vrai, p'têtre bien qu'non... Dans la rue, sur Avaaz ou change.org, en alternance avec une promotion de Poltron sofa ou de SFR, nos attentions sont harcelées. Des élans humainement salubres nous interpellent : S’il vous plait, une minute d’attention pour arrêter la guerre en Ukraine ? Pas le temps. S’il vous plaît, une contribution pour sauver l’Amazonie de Bolsonaro? Pas le temps on vous dit. S’il vous plaît 10 secondes pour sauver l’humanité du désastre écologique ? Pas le temps, faut que je te le dise comment…
Nous vivons l’époque où « Plus d’espace disc » remplace le bon vieux « rien à foutre ». Où diverses formes de nihilisme s'affirment comme une forme de lucidité. Puisque rien n'est vrai, tout est permis, qu'ils crèvent tous. Cette indisponibilité n’est d'ailleurs pas sans rendre anxieux un certain nombre de petits et grands acteurs capitalistes. Il suffit de voir la pression mise sur une armée de télé-opérateurs pour nous vendre de l’électricité, de la téléphonie ou des « droits à la formation ». Vous avez du y passer, écouter plus ou moins poliment avant de répondre plus ou moins gentiment que ça ne vous intéresse pas. Nous avons à la fois admis qu’il était « normal » d’être interrompu par la publicité tout en exprimant fréquemment de l’hostilité face à sa puissance intrusive. Je crois que je peux inscrire ce type de normalité sur la liste de ce qui malmène ma santé mentale.
2- L’extension du domaine de l'inattention est peut-être la maladie psycho-sociale la plus grave de notre moment historique. Tout ce que j'ai appris jusqu'ici a forgé cet avis : c'est cette inattention collective qui permet les pires saloperies humaines. Nos capacités d’attention sont littéralement mitées, assaillies jour et nuit… Trop de données, trop de malhonnêteté, trop de folie, mieux vaut lâcher l'affaire et à la limite, cultiver son jardin quand on en a un.
D’accord j’exagère, ce doit être encore cette foutue pathologie qui assombrit le réel… Et tous ces gens qui, un peu partout relaient le courage inouï des femmes contre les Mollah en Iran…? Et les camarades qui ont réquisitionné un Macdo à Marseille pour en faire un restaurant social? Oui, c'est tout à fait juste, il n’y a pas de petits combats ni de petites victoires. Et l'on peut aussi relever que bien des gens continuent de choisir l’entraide quand la misère frappe à leur étage.
D’où peut donc venir cette pénible impression que nous ne nous donnons pas vraiment les moyens ? Que nous faisons majoritairement semblant. Qu'un temps dément est consacré à créer des simulacres et à tout changer en marchandise, avec une avidité collective de plus en plus empressée. Que nos désirs eux-mêmes sont attaqués, dominés, écrasés par un gavage cognitif constant.
Pourquoi ce sentiment que malgré tant d’années de combats antifascistes, le fascisme réel, son goût de l’ordre militaire et de l’écrasement de l’autre gagne du terrain au fur et à mesure que les réponses identitaires se renforcent. Que celles-ci se notabilisent, portées par des mobilisations populaires, aux quatre coins de la planète, face aux mille et un délires de la mondialisation dite néo-libérale.
Pourquoi encore l’ai-je aussi mauvaise quand je regarde mes alliés historiques, la gauche, les écolos, les militants?
Je l'ai dit d'entrée de jeu, la première hypothèse est que je sois devenu réellement jobard et tout simplement profondément dépressif face à nos impuissances citoyennes et à la toute puissance dévastatrice de la dynamique capitaliste et de ses moutonismes durables. Une autre est peut-être du côté de ce malaise que m'inspirent nos vies de plus en plus conçues pour être comme ce que vantent à longueur de temps les publicités pour les voitures : des pseudos-aventures confortables. Des prises de risque sécurisées. Sur un chemin de montagne, mais au volant d’un SUV, ces véhicules qui donnent l’impression d’être dans un safari même sur les Champs Élysées. Regardez leur omniprésence sur les grandes chaînes de télévisions y compris publiques, prenez le temps d'entendre les musiques et les slogans choisis, l'ode à la jeunesse qui s'y glisse sur un tempo funky. C'est fun de détruire la planète, n'est-ce pas Mbappe?
Je vous devine dubitatif derrière votre écran, face à cette poussée misanthropique et anxiogène, et j'en éprouve le besoin d'une précision immédiate : si on y peut quelque chose? Oui camarades, je vous promets, je mets des mots sur ce qui a altéré ma santé mentale pour tenter de donner autre chose au monde. Sinon, promis, dès que le désespoir sera total, je m’abstiendrais de donner le moindre avis.
3- D'ailleurs, tout de même, n'y a-t-il pas des circonstances atténuantes à nos pathologies individuelles et collectives? A toutes les époques, notre condition d’être humain a-t-elle jamais été facile ? Tenez, une simple appendicite, au XVIeme siècle, même chez les riches éduqués de l'époque, ce n’était pas du tout rigolo… Ouf… Il était temps de rappeler que je ne crois pas « qu’avant c’était mieux ». Que j’ai beaucoup d’empathie pour mes frères et sœurs humains. Il y a, parmi les quelques dimensions humaines universelles, cette terrible conscience qu’on va mourir qui à elle seule peut rendre cinglé… fou de Dieu, fou de soi-même… fou de son peuple glorieux, ou peuple martyr, ou les deux… pas facile. Demandez aux Allemands, aux Américains, aux Russes, aux Français, aux Turcs, aux Espagnols. Il en faudra des ripolineurs d’image pour faire oublier leurs croisades expansionnistes, et leur cortège de stupidités impériales et massacrantes. Tous ces groupes persuadés d’avoir raison, d’être la raison elle-même. Ma grand mère disait : ils ont le diable dans le cul.
Reste qu’il faut bien s’accrocher à quelque chose, c’est vital. Il faut bien définir quelque chose d’important. On ne peut vivre longtemps sans manger ou boire, c’est presque aussi difficile de vivre privé de sens. Les religions, que cela nous plaise ou non, ont historiquement répondu à ce besoin « d’important », de sacré si vous préférez, jusqu’à expliquer comment il était nécessaire de s’habiller ou de se voiler la face. Bien entendu, un brin de doute n’abîme pas forcément des convictions elles-mêmes mesurées… C’est toute la différence entre la science et le scientisme, surtout quand celui-ci s’est lui-même augmenté en techno-scientisme… O science maladive, les rangs de ceux qui ne t’écoutent plus s'épaississent, peut-être qu’ils n’aiment pas te surprendre dire la vérité en fonction des intérêts financiers que tu défends. Complotisme, sors immédiatement de ce corps! Vous avez vu, à un cheveu près, l'irrationnel envahissait tout mon propos alors même que je tente de réduire ses facultés de nuisance.
4- C'est après avoir écouté les paroles d’Isaac Asimov, il y a quelques jours, que j’ai eu envie de gueuler quelque chose. Au fond, c’est ça que vous entendez ici. D’un côté, le constat que l’assemblage des intelligences humaines a accompli des choses proprement phénoménales. Au sens où nous pourrions filer à la vitesse de la lumière pendant des milliers d’années sans trouver quoi que ce soit d’aussi miraculeux que la vie en général et la conscience humaine en particulier… Nous constatons, plus ou moins émerveillés ou saisi d'effroi, que la nature, dans sa munificence, a permis l’émergence d’une bestiole, nous, qui sait organiser en même temps des concours de délicatesse et de cruauté… Oh, ça va, on n'est pas les seuls... Demandez au mâle de la veuve noire, dévoré par sa chérie juste après la copulation. Peut-être le fait-elle avec une forme de tendresse... mais en tous cas, il existe donc des espèces animales qui se sont prémunies définitivement contre les gros mâles abusifs et même contre toute forme de patriarcat. Nous, pas. Demandez aux leaders d’Europe-écologie. Vous verrez qu’ils en connaissent un rayon en matière de cruauté - au masculin comme au féminin -. Cela, malgré leur penchant pour la préservation des écosystèmes et un ADN historiquement antimilitariste. L’intelligence collective existe, la stupidité collective aussi. De cela je ne doute définitivement plus. Curieusement, ça m'apaiserait presque. Ça doit être ça, un peu de doute ne nuit pas, beaucoup fragilise. Et hop, parfois, un doute cesse soudainement d'être obsédant, et ça va mieux.
Les historiens raconteront peut-être, d’ici 20 à 30 ans que nous en étions, en ces années 2020, à un stade où l’humanité tendait à montrer ses capacités à augmenter encore son niveau de démesure, à devenir encore plus ivre d’elle-même. Jusqu’à détruire les écosystèmes qui permettent la vie elle-même. Cette humanité, qui a tellement visé à tout domestiquer, à faire de nous les « maîtres et possesseurs de la nature », a fini par générer des programmes de « ré-ensauvagement ». Je vous assure que cela existe, des programmes portés par des gens plutôt progressistes d’ailleurs. Depuis l’Antiquité, l’humain alerte sur toutes sortes de démesures, la mythologie grecque étant presque entièrement dédiée à cela. Et depuis aussi longtemps, nous agissons individuellement et collectivement en brandissant l’hybris comme Zeus tient son éclair prêt à détruire quiconque viendrait à lui résister.
5- A un nouveau stade historique de ce si prodigieux capitalisme, notre humanité a apporté la preuve d’une exceptionnelle capacité à produire de l’absurde, du non-sens extrême, à un niveau que Ionesco ou Beckett ne pouvaient que difficilement imaginer. Surbouffe et famines en même temps. Conseil de sécurité de l’ONU pour préserver des guerres et record de vente d’arme pour les pays qui le constitue. Fabrique de médicament ultra-performante et brevets interdisant aux pauvres de se les procurer. Information permanente et nouvelles formes d’analphabétismes. Consciences maigrelettes et infobésités. Toute puissance érigée en qualité humaine et impuissances collectives nourrissant de nouveaux fascismes et de nouvelles chasses aux sorcières. Spiritualités liberticides et matérialisme hystérique. Oui, c’est le temps historique du En même temps. Sèche-toi et humidifie-toi, en même temps. Dis le vrai et le faux en même temps. Abime et répare en même temps… commence et finis, là tout de suite.
Ce qu'on pourrait appeler le règne des injonctions paradoxales, ou l’art de rendre fou par excellence, ou impuissants, souvent les deux. En même temps.
Tenez, cette semaine qui inaugurait l’automne. Cela fait 20 ans que les Faucheurs volontaires pointent l’irrationalité profonde d’un certain « développement agricole ». Non sans quelques belles victoires soit dit en passant : une proposition de loi interdisant la culture de maïs OGM en France a été adoptée par le Parlement le 15 avril 2014. En ce début octobre 2022, dans un village du Lot, les Faucheurs interpelaient cette fois sur les dangers multiples de la méthanisation en milieu rural. Une méthanisation qui a été surboosté par les politiques gouvernementales depuis un certain Stéphane Le Foll, ministre de François Hollande. Depuis, le jeu des subventions incite les agriculteurs à développer les méthaniseurs de façon industrielle contre toute logique énergétique, économique et surtout écologique. En fait contre toute logique tout court. Un résumé ? La méthanisation en milieu rural est un poison hautement polluant, produisant beaucoup plus de problèmes qu’elle n’en résout. Qu’à cela ne tienne, pour le moment, seules quelques minorités agissantes tentent d’alerter, ensevelies sous le brouhaha médiatique. Tout près, dans le même monde agro-industriel, les bassines géantes continuent de permettre aux géants de l’agro-alimentaire de confisquer l’eau en étant également subventionnés pour ça. Raison garder ? Je vous assure que j’essaie.
Cette même semaine, sur fond d'image d'explosions dans les villes ukrainiennes, des journalistes interrogent : « pourquoi on ne donne pas plus de canons Caesar à l'Ukraine ? »... Sans une seconde d'hésitation, un spécialiste répond : « les pays européens, qui n'ont pas assez investi dans leur défense pendant plusieurs dizaines d'années... » J'arrête ici la citation parce que j’ai éteint la télé à ce moment. Et me permets de préciser quelques données factuelles : les dépenses militaires mondiales ont dépassé 2000 milliards de dollars en 2021. La Russie y a investi 65 milliards. La France, ex-aequo avec l'Allemagne, 56 milliards. Dans le même temps, les USA y dédiaient 800 milliards. Pourquoi diable cela ne me procure-t-il qu'un sentiment de sécurisation limité ?
6- Dans le même temps, les savants du GIEC continuent de produire des rapports pour alerter sans sembler pouvoir rivaliser avec la puissance de frappe communicationnelle des compagnies d’aviation ou de paquebots ou encore les marques de voitures qui nous vendent l’électrique comme alternative tandis que les gens raisonnablement informés savent que c’est une imposture géante. Combien d'années faudra-t-il, entre les premiers lanceurs d’alerte qui activent toutes sortes d’alarme et une conscience plus large que la voiture électrique est un leurre redoutable ?
Dans ce contexte, en même temps toujours, nous voyons éclore des détails croustillants : cette même semaine, où certains suggèrent de prendre des douches collectives pour économiser l’énergie, on apprend que les prochains jeux olympiques d’hiver auront lieu en Arabie saoudite. Cela, tandis que Julian Assange, authentique héros mondial de la vérité, demeure en prison, pouvant être extradé d’un moment à l’autre vers les États Unis où il risque de finir ses jours.
Zappez au bon endroit, et vous trouverez les interviews de Gérard Fauré, qui fut fournisseur de drogue pour la haute société et qui raconte, entre autres épisodes croquignolesques, ses déboires avec le monde politique. Il rappelle, droit dans ses bottes, comment il fournissait de la cocaïne à des personnages comme Jacques Chirac, raconte ses relations avec Charles Pasqua, figure tragi-comique de la lutte anti-drogue. Formidable comment ce Fauré, après 18 années de réclusion semble un modèle d’honnêteté face aux mensonges portés des années durant par certains dirigeants. Ce même trafic de drogue qui continue d’être bassement ordinaire pour des centaines de milliers de consommateurs en France, mais pas pour ceux qui en meurent ou qui se retrouvent derrière les barreaux. En une seule phrase, le merveilleux Eduardo Galeano résumait l’hypocrisie monumentale au cœur du système : « si une maladie se transforme en délit et que ce délit se transforme en commerce, est-il juste de punir le malade? » Tout est dit sur cette propension humaine à nous faire avaler, de travers, tout et son contraire.
En même temps, toujours, le ministre de la justice Dupont-Moretti est mis en examen, quand le numéro 2 de l’Elysée est pris dans un délit flagrant de conflit d’intérêt au plus haut niveau - dénoncé depuis plus de 2 ans par divers organes de presse, mais couvert par le sommet de l’Etat. Cela, au milieu d'autres exemplarités républicaines, après Claude Guéant, ministre de l'intérieur condamné à de la prison ferme ou Brice Hortefeux, autre ministre de l'intérieur mis en examen. Selon que vous serez puissants ou misérables… Ne pas finir camisolé demande décidément un bon petit niveau de cynisme.
Beaucoup lèvent un carton rouge : qu’attendons-nous pour rompre avec cet ordre ? Peut-être le goût d’une certaine mesure… retrouver l'espérance d'une politique vigoureuse et honnête portée par des gens qui s'entre-soutiennent et donnent l'exemple? A minima, la conscience qu'un authentique changement qualitatif de société suppose de rompre avec une longue série d’ « habitudes ».
Peut-être que nous attendons secrètement que des gens crédibles - savant-e-s, journalistes, syndicalistes, enseignants ? - accordent un peu leurs violons, cessent de défendre leur chapelle et portent une perspective à la fois crédible et utopique. Jadis, c'est que faisaient ceux qu’on nommait hommes et femmes d’Etat, figures crédibles ou héros. Comme ces résistants qui pensaient et se préparaient à créer la sécurité sociale au beau milieu de la France occupée par les nazis.
Tentons d’être encore plus clair, ou peut-être plus fou. Il n’y a probablement aucune issue tout court. D’abord parce que comme le dit un adage qu’aurait pu inventer Pierre Dac, « la vie est une maladie mortelle ». Mais si l’horizon semble si politiquement bouché et collapsologique, c’est aussi parce que pour l’heure, homo consumerus et ses principaux dirigeants semblent préférer la grande cuisson pour tous plutôt que de viser à des modes de vies plus rafraichissants. Et ça, ça n’est malheureusement pas qu’une affaire limitée à nos « élites ». C’est affaire d’une éducation populaire radicale, qui ne jouerait pas la démagogie, parce qu’il n’y a rien de plus dur que d’inciter quelqu’un à quitter une mauvaise habitude, une addiction ou une croyance idiote. La « vie moins chère », de publicité d'hypermarché, est devenue un slogan politique. Est-ce cela que nous devons chercher à transmettre aux vingtenaires aujourd'hui ? Ou au contraire que respecter vraiment le travail et la nature suppose de payer correctement le prix - et pas nécessairement « moins cher » ? Voilà quelque chose d'au moins aussi difficile que ne pas succomber aux discours anti-impôts, ces ressources collectives inventées pour garantir et prendre en charge les biens communs. D'autres choses pénibles mériteront peut-être de s'exprimer plus largement, aux antipodes de l’hypocrisie flatteuse de certains politiques de droite et de gauche : l'idée qu'un de nos besoins humains les plus vitaux est que des millions d’âmes cessent la collaboration à un ordre marchand démentiel avec courage et y substituent une civilisation du soin.
Et ça, ce ne sera pas en mettant des cols roulés mais en bravant les injonctions de cols blancs qui prescrivent des solutions avec la même tonalité que les médecins de Molière. En osant rompre avec un certain populisme, celui qui défend le pouvoir d’achat comme une clef de l’évolution socio-politique. Vous savez ce « pouvoir d’achat » qui fait applaudir le commerce des armes parce que ça fait de l’emploi. Celui qui érige « l’emploi » comme un impératif supérieur au-dessus de la dignité humaine et du respect de la vie. Celui qui pense que les habitudes sont sacrées, même si elles épuisent les sols et pourrissent les eaux. Parmi les classes populaires, il y a beaucoup d’intelligences et d’éruditions. Et s’il y a toujours une puissante reproduction sociale, il y également des dizaines de milliers de personnes qui œuvrent chaque jour à s'en échapper. Il faut certainement être un peu taré pour tenter de faire bifurquer les statistiques. Comme il fallait être taré pour vaincre la rage ou croire en la République, jusqu'à ce que cela devienne une réalisation humaine.
Certes les élites actuelles font de gros efforts pour décrédibiliser nos institutions, répondant de façon ostentatoire aux appétits des géants financiers. Mais gare aussi à la tendance dont parlait Bossuet : « Dieu se rit des peuples qui se plaignent des effets dont ils chérissent les causes ». Les problèmes les plus massifs ne viennent pas que de la conduite de quelques milliardaires. Ils viennent de la conduite quotidienne des masses qu'on appelle parfois « les classes moyennes ». Non pas parce qu’elles remontent trop le chauffage l'hiver, mais parce qu’elles collaborent quotidiennement à un ordre qui continue de vanter des croisières pas chères, parce qu'elles se précipitent le jour des soldes et surtout, donnent leur argent à des Multinationales comme Mc Donald ou Amazon. Allez, pour rigoler un peu de ce monde qui semble avoir érigé la confusion en méthode de gouvernement : Coca Cola est devenu sponsor de la prochaine COP 27 supposée lutter contre le réchauffement climatique... Que ceux qui en perçoivent la logique me donnent l’adresse d’un bon psychiatre parce que franchement, comme dirait Sarkozy, j’ai vraiment du mal.
Une petite boussole vient alors aiguiller une intuition déjà ancienne : le plus difficile ne sera pas tant de convertir les « élites » à changer de paradigme où, par exemple, la dignité, l’exigence qualitative, la protection des plus fragiles seraient à l’honneur. Le plus difficile ne sera pas même de changer ces élites. Le plus difficile sera de rompre avec des habitudes épouvantables qui, au bout de la chaîne de production et de consommation, conduisent à la fois à une dévitalisation et à une déshumanisation. Une déshumanisation par laquelle, en protégeant nos « niveaux de vie », nous acceptons que des personnes vivent des cadences infernales et des conditions de travail indéfendables. Cette déshumanisation qui a le visage des mômes dans les mines ou celui des indiens expulsés de leurs terres pour éventrer les sols ou encore celui des ados dont les capacités d’imaginer sont rabotées parce que saturés devant leurs tablettes.
Retrouver la joie d’une action qui a des chances d’aboutir ? Changer notre angle de vue ? Faire un pas de côté ? A 20 mètres d’une mort certaine, il peut être bon de changer, même légèrement, de direction. Je ne vois encore qu’une petite minorité de gens considérer que cela est une voie raisonnable.
Dennis Meadows dans une conférence récente, pointait pourquoi, 50 ans après avoir tenté de produire un solide argumentaire que résumait le slogan « Halte à la croissance » avec le Club de Rome, son alerte est encore si peu entendu : le plus difficile est bien de changer nos habitudes, parce que c’est toujours pénible de le faire.
Vincent Glenn
octobre 2022
[1] Exemple parlant, si on augmentait de 2000 euros mensuels l’ensemble des 100 000 salariés que compte l’entreprise Total dans le monde, le bénéfice du groupe passerait de 13, 6 à 11,4 milliards d’euros.
PS : dans la série « qui incite à changer certaines habitudes », je vous invite à regarder cette vidéo de 9 minutes consacrée à l'Après M, formidable démarche d'entraide dans les quartiers nord de Marseille. Pour la voir, c'est là.