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Billet de blog 27 août 2025

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Entre le 8 et le 10 septembre, on bloque tout… et c’est pas triste ?

La simultanéité de l'émergence d'un mouvement populaire extrêmement diversifié et du caractère moribond d’un pouvoir politique discrédité mais encore solidement adossé aux forces de l’ordre et au pouvoir financier rend la situation politiquement inflammable. Au mot d'ordre de blocage, il importe d'associer un imaginaire de déblocage... ou de sortie des impasses économiques structurelles.

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Le 10 septembre s’annonce comme une date de mobilisation sociale inédite, par la diversité des catégories socio-professionnelles qu’elle implique. Elle peut faire penser au mot d’ordre célèbre “On arrête tout, on réfléchit et c’est pas triste”. Un slogan qui, au cœur du film de Gébé, l’An 01, a aujourd’hui un peu plus de 50 ans. 

Un équivalent moderne nous parviendrait-il avec ce “bloquons tout” propulsé par une diversité inouïe de citoyen.ne.s et de mouvements, au moment même où le chef du gouvernement s’apprête à rendre son tablier ? Tandis que l’horizon est embué de toutes sortes d'imprévisibilités et de catastrophes annoncées, j’ai eu envie d’adresser quelques questions aux partisans du bloquons-tout en général et aux militants écolo-sociaux en particulier.

La première est inspirée directement du film de Gébé : réussirons-nous précisément à relier le “on arrête tout”, à la deuxième partie du slogan de Gébé : “on réfléchit et c’est pas triste” ? Pour le moment, quelques semaines après les plus de deux millions de signatures contre la loi Duplomb, le mot d’ordre “bloquons-tout” semble procéder d’un raz-le-bol populaire, d’une aversion pour la politique austéritaire du gouvernement Bayrou, cette nébuleuse de colères étant rejointe par les arguments chiffrés des partis de gauche, ainsi que d’une myriade d’associations et de syndicats. 

En se préparant au départ, Bayrou a peut-être déjà donné satisfaction à une partie des revendications. Mais si depuis des années, les imaginaires de blocages abondent, les imaginaires de déblocages politiques ne sont pas si fréquents dans le débat public. Les plus radicaux parlent d'une nécessaire rupture, d'autres de bifurcation. Dans la vie de tous les jours, on a pourtant du mal à imaginer un changement d'ampleur, qui remettrait réellement en cause le fonctionnement ordinaire du capitalisme. D'où cette impression anxiogène de "blocage", pouvant s’expliquer entre autres par les sociologies en présence dans un pays à la fois divisé en 3 blocs et jusqu’ici, avec des vieux qui votent beaucoup et des jeunes qui votent peu. 

Pourtant dans cette France de 2025, il semble bien qu’un renversement de vapeur politique soit attendu par des millions de personnes. Une des questions est : réussirons-nous à atteindre une masse critique qui s’inscrive dans une démarche de longue durée et pas sous forme d’un plus ou moins joyeux feu de paille sans réelle conséquence? En d'autres termes, comment rompre avec un capitalisme auquel nous sommes sommés de nous adapter dès les premières années de l'école et nos premières visites dans les temples de la consommation?

Intégrer une réflexion sur une certaine durée peut permettre d'anticiper ce qui risque fort d'advenir, l'insistance sur le thème du "désordre" par la droite et l'extrême droite. Il est vraisemblable que le “désordre” occasionné par les "blocages" donne l’occasion de nouveaux discours criminalisant un peu plus les précaires, avec le fameux “c’est nous ou le chaos”. Retailleau a donné le la avec son fameux "de l'ordre, de l'ordre et de l'ordre". Les grands médias nous y préparent, accusant déjà les partis de gauche de contribuer à “bordéliser”. Le parti de l’ordre a tout intérêt à mettre en lumière un mouvement confus et désordonné, si possible avec des dégradations matérielles substantielles prouvant qu’on ne peut pas “laisser la rue gouverner”.

Il sera difficile d'éviter ce genre de récupération des possibles "débordements". Mais on peut peut-être tenter de mettre en avant ce qui pourrait vraiment changer si l'on considérait - au sens le plus fort du mot considérer- tout ce qui s’invente depuis des décennies au sein de la société civique. 

Une rapide plongée dans la boîte à idée écolo-sociale de ces 30 dernières années, m'incite à vous livrer un petit questionnaire-sondage pour tenter de cerner ce qui pourrait faire l’objet d’une addition de démarches et de forces sociales aujourd’hui éparses voire antagonistes. Êtes-vous un peu (a), beaucoup (b) ou pas du tout (c) d’accord avec les formulations suivantes :

Réussir une bifurcation démocratique et écologique en France, cela signifierait

*créer les conditions d’une VIème République afin que le pouvoir citoyen prime sur le pouvoir des multinationales ? 

*en ce sens placer au sommet des priorités du pays :

-la conquête d’une autonomie alimentaire nationale allant de pair avec une revalorisation majeure du revenu et des conditions de travail des agriculteurs ?

-la mise en œuvre d’un grand programme de dépollution de nos sources en eau et des nappes phréatiques ? 

-la refondation d’une éducation pensée comme pouvant avoir lieu tout au long de la vie ?

-la mise en application d’un revenu minimum inconditionnel pour éradiquer la précarité et permettre massivement aux personnes de s’impliquer là où elles estiment que cela a un sens ?

-le financement d’un investissement public majeur en faveur de la transition écologique par les multinationales et les grandes fortunes du pays ?

-l’ensemble des mesures permettant de s’émanciper réellement de la dette publique ?

-une autre approche de la création monétaire ?

-un plan de transformation de notre mix énergétique en développant massivement les énergies renouvelables ?

-un soin majeur apporté aux métiers du soin ? 

-un renforcement des effectifs et des moyens consacrés à la justice et à l’appareil judiciaire ?

-une redéfinition des missions de la police et une valorisation des métiers de gardien de la paix?

-un plan de désescalade militaire international ?

-une redéfinition des prérogatives de l’Europe et une actualisation des traités en mettant l’accent sur les finalités humaines et écologiques ?

-l’édification d’un grand service public des transports ?

-un soutien massif aux métiers de la culture et aux associations d’intérêt public ?

-un recours systématiques aux conférences citoyennes (150 citoyen.ne.s tirés au sort) pour préparer les lois?

Ce bref questionnaire pour mettre l’accent sur plusieurs aspects :

-si on est attentif à ce qui s’énonce depuis de longues années par le biais de militants associatifs, d’universitaires, de syndicalistes, mais également d’une myriade d’élus politiques et d’entreprises, nous avons une assez bonne idée de ce qu’il faudrait prioriser politiquement pour aller vers une société à la fois socialement plus juste, écologiquement soutenable et humainement plus désirable.

-le caractère obsessionnel du culte du profit, de la productivité et des technologies suggère non pas tant une “rupture” qu’un changement de voie, de rythme et de finalités économiques.

-la dimension culturelle ne devrait pas être cantonnée à sa dimension de divertissement spectaculaire mais considérée dans sa pleine dimension de socle civilisationnel et de préférences collectives d’une société. 

D’où le caractère symbolique indispensable d’une nouvelle République pour bien signifier un changement de régime, non plus celui dicté par les pouvoirs de l’argent mais des préférences citoyennes mises en avant par une société à un moment critique de son histoire. Pour le moment, le techno-capitalisme nous somme de nous adapter à la course généralisée au profit. Pour reprendre les termes de Jacques Ellul, nous procédons quotidiennement plus par réflexes que par réflexions. Le temps court du réflexe dans une société qui accélère tout le temps prime sur le temps long de l'expertise, du choix raisonné après une étude exigeante. 

Voilà pourquoi il n’est peut-être pas inutile, à la veille d’une protestation populaire et d’un changement de gouvernement, de rappeler que nous sommes probablement à la veille d'un choix de civilisation. Il ne s'accomplira pas en quelques jours ni même en quelques mois, mais il est possible qu’il soit le début de quelque chose de radical dans la durée. Malgré le slogan “bloquons-tout”, la question ne sera sans doute pas vraiment “stop ou encore?”, mais sans doute plutôt : et si on changeait d’optique et que l’on se donnait des objectifs humains plutôt que des objectifs économiques ? 

La question d’une certaine dose de “souverainisme”, au sens de la relocalisation popularisée par les altermondialistes il y a plus de 20 ans, risque de s’inviter dans les grands chantiers qui s’annoncent, en remettant notamment en cause un certain nombre de réglementations européennes. Celle de la représentativité également. Sans les représentants de la République - même si la litanie des cas de corruptions a tendance à donner la nausée - ce sont les forces déchaînées du marché qui président à nos destinées et entraînent ce qui s’étend depuis des années, une sorte d’anarchie de droite, un black friday permanent, récompensant le moins disant social et écologique et la plus haute rapacité. S’opposer à cela, contrairement à ce qui se propage souvent derrière les différentes formes de tous-pourris (de droite comme de gauche), passe par une réhabilitation du politique, des élu.e.s politiques et des services publics. J'entends par là non pas idéaliser la probité de nos élu.e.s ou de nos fonctionnaires, mais renouer intellectuellement avec l’idée que faire de la politique et servir l'intérêt général sont des activités passionnantes.

A quelques jours des remues-méninges qui vont être activés entre le 8 et le 10 septembre prochains, il me semble important de signaler que toute évolution sociale d'envergure a besoin d’une démarche synchonisée. Des paysans ont récemment conduit une action en vidant les étalages de supermarché contenant des produits interdits en France mais tolérés en Europe et qu’il n’est pas interdit d’importer. Ce seul exemple suffit à montrer que la sagesse élémentaire visant à chasser les produits toxiques de notre alimentation est contrariée par des mécanismes et un “libre marché” que seul l’Etat peut réguler à la bonne échelle. A condition bien sûr, que les représentants de l'Etat y soient dûment poussés par des millions de citoyen.ne.s.

D'où l'invitation faite ici à tous les camarades écolos-sociaux, anarcho-républicains et autres coco-démocrates-insoumis à mettre un peu de côté ce qui les séparent et à mettre résolument l’accent sur ce qui peut fonder des batailles politiques communes. Il s’agit de prendre part à une bataille de longue durée, à un changement de régime, pris au sens le plus rythmique et culturel du terme. Ralentir le rythme général pour se concentrer sur les vrais besoins humains. Le 10 septembre prochain sera assurément un jour singulier. Relèvera-t-il d’un coup d’éclat avant que tout le monde ne reparte vers les bonnes vieilles habitudes productivistes et la traque policière des déviants? Ou est-ce que cela sera un peu plus que ça, suscitant par exemple un enthousiasme à la fois populaire et philosophique, reliant jeunes et moins jeunes ? 

Ces prochains temps, il faudra continuer de rappeler que les pires abus économiques ne sont pas ceux commis par les pauvres poussés à la délinquance mais ceux des ultra-riches qui s’organisent avec beaucoup d'efficacité et érigent l'optimisation fiscale au rang des beaux arts. Il est difficile d'imaginer de vrais déblocages sans un certain nombre de changements d’habitude et sans une redéfinition des finalités sociales et économiques. Ce n'est peut-être pas tant un imaginaire de "rupture", que de changement de voie et de rythme. L'iceberg est en vue, on ralentit, on change de cap, et c'est mieux pour les passagers !

Vincent Glenn

27 août 2025

PS : cadeau de rentrée scolaire, le lien vers cette formidable série consacrée à Jacques Ellul sur France Culture 

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