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Billet de blog 26 mars 2013

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Entre nationalisme et cosmopolitisme, «faire société», tout simplement

Structurées depuis la fin du XVIIIème sur le modèle de l’Etat-nation, les sociétés européennes contemporaines ont le sentiment de perdre la maîtrise de leur destin, principalement du fait de la mondialisation économique et d’une construction européenne à la fois libérale et technocratique. La libéralisation des échanges puis l’abandon de la souveraineté monétaire décidé par le traité de Maastricht en 1992, ont largement diminué la portée des décisions politiques des assemblées nationales des pays membres de l’Union.

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Structurées depuis la fin du XVIIIème sur le modèle de l’Etat-nation, les sociétés européennes contemporaines ont le sentiment de perdre la maîtrise de leur destin, principalement du fait de la mondialisation économique et d’une construction européenne à la fois libérale et technocratique. La libéralisation des échanges puis l’abandon de la souveraineté monétaire décidé par le traité de Maastricht en 1992, ont largement diminué la portée des décisions politiques des assemblées nationales des pays membres de l’Union. Au nom de la démocratie, ou dit autrement, du « droit des peuples à disposer d’eux-mêmes », une partie de la gauche française semble vouloir renouer avec l’idée nationale, comme rempart contre le libéralisme et une logique capitaliste « globalisée » qui broient les droits sociaux, le niveau et la qualité de vie des classes populaires. C’est aussi, bien sûr, une tentative de contrer le Front national sur une problématique « identitaire » qui semble interpeller les milieux populaires. Dans un cours donné à l’Université Critique et Citoyenne de Nîmes intitulé  « Frontières ? Moi, les autres, le monde » et récemment mis en ligne sur ce même site[1], Philippe Corcuff critique cette nouvelle « obsession du national » à gauche et, s’appuyant sur Kant, Marx ou Chamoiseau, propose de développer une conception « cosmopolite » de l’émancipation. Une approche socio-anthropologique peut permettre d’apporter des éléments de discussion sur ces questions du « nationalisme » et du « cosmopolitisme » qui ont été abordées par Philippe Corcuff du point de vue à mon sens trop abstrait de la philosophie politique.

La construction de soi et du groupe

La sociologie depuis Simmel jusqu’à Bourdieu en passant par Durkheim et Elias, comme l’anthropologie (en particulier Lévi-Strauss) ont mis en évidence qu’individus et groupes sociaux se constituent par des opérations de différentiation, de classement qui reposent à la fois sur des pratiques et des représentations. En ce sens la frontière est un concept opératoire qui délimite un périmètre permettant de « penser » l’altérité et l’identité. De nombreux travaux en sciences sociales, parfois appelés Border Studies, actuellement menés dans les régions frontalières des Etats-nations[2], montrent bien la persistance et l’importance fonctionnelle des frontières (dont les formes et les attributs se transforment certes de façon permanente) pour organiser la société et la vie sociale. La frontière, à la fois « coupure » et « couture », lieu de la différentiation mais aussi lieu de passage, d’échange, n’est pas en soi une notion positive ou négative. C’est un fait sociologique qui peut être appréhendé de différentes façons politiques. 

L’impensé du cosmopolitisme

Si la métaphysique de Kant a permis une avancée décisive vers l’abandon d’une vision religieuse et surnaturelle du monde, on peut rester sceptique sur ses conceptions du politique. Philippe Corcuff signale d’ailleurs les hésitations du philosophe entre une communauté civile universelle, une sorte de « Société des Nations »,  et un État cosmopolite universel, une « République mondiale du genre humain ». Si le premier modèle peut avoir valeur d’utopie, le second est un non-sens scientifique, une pure construction idéaliste. Vouloir instaurer une « République mondiale » revient à nier le processus permanent de différenciation des individus et des groupes sociaux, c’est-à-dire le processus dialectique qui est le moteur de l’histoire. Or, ce processus implique nécessairement des formes de souveraineté des groupes sur eux-mêmes : le processus d’individuation, l’incorporation du social dans le corps des individus, est un phénomène culturel et politique qui repose sur un système de prescriptions, d’incitations et de contraintes qui permet de « donner forme » aux individus (ceux-ci ayant la possibilité, sous certaines conditions, de pouvoir rétroagir sur le groupe ou de dégager certains « espaces de jeu/je »). Il est ainsi normal, et plus encore souhaitable, que différents modèles d’éducation et de représentation du monde entrent en confrontation les uns avec les autres. Être a priori « citoyen du monde »  ne veut rien dire et ne correspond à aucune réalité observable. Ce peut à la rigueur être une aspiration politique pour certains individus, une fois qu’ils sont socialement construits, c’est-à-dire formés par une culture particulière. Or, pour se reproduire (et se transformer), une culture a besoin d’institutions, qui pour respirer et se réinventer ne peuvent fonctionner au niveau mondial. L’État-nation a été un de ces lieux où les institutions ont pu se déployer. Il ne l’est plus, c’est là tout le problème. Mais tenter de « sortir par le haut » en en appelant au cosmopolitisme, ou à « transnationaliser les problèmes sociaux », comme le suggère Nancy Fraser, ne répond pas à la double question de la différentiation (ou, dit autrement, de l’identité) et de la souveraineté (la maîtrise de son propre destin).

 Souveraineté et conquêtes d’espaces politiques

Selon un processus historique bien connu, « la nation » et « la France » sont effectivement devenues des « repères cardinaux de l’imaginaire politique dans notre pays ». D’autres échelons de la décision politique et de la construction identitaire sont en train de s’imposer : le niveau régional et le niveau européen. Deux événements peuvent illustrer cette transformation : le référendum sur la collectivité territoriale unique en Alsace le 7 avril prochain et le refus du « budget d’austérité » par le Parlement européen le 13 mars dernier. Dans ces deux cas, il n’est plus question d’États-nations mais toujours d’un périmètre, symbolisé par des frontières, de la définition d’un « ressort », pour employer un terme juridique, dans lequel il est possible de prendre des décisions qui s’imposent à l’ensemble de la population y résidant. 

La question vive de la société française est celle de la définition d’arènes politiques légitimes où puissent se prendre, de manière démocratique (c’est-à-dire dans un processus de discussion publique qui tienne compte de l’intérêt général et respecte les droits individuels) les décisions d’ordre fiscal, juridique, réglementaire, social, etc. qui concernent les habitants d’un territoire. « Cosmopolitisme » et « transnationalisation » ne sont en rien des réponses au malaise sur lequel prospère le Front national. Au contraire, pour l’individu, l’exercice de ses droits démocratiques personnels et collectifs suppose l’inscription dans un territoire, le périmètre de la citoyenneté est toujours borné, ce qui suppose nécessairement des heurts et des confrontations à l’intérieur comme à l’extérieur de ces périmètres, confrontations qu’il s’agit de réguler mais qui sont constitutives des identités comme des droits politiques.

Internationalisme et métissage

L’approche théorique empruntée par le texte de Philippe Corcuff renvoie finalement au débat franco-allemand du début de XXème siècle entre « Culture » et « Civilisation », entre la promotion de l’invention culturelle des groupes sociaux et la promotion d’une universalité de la raison qui s’imposerait à l’ensemble du genre humain. Transposé au sein de la gauche émancipatrice contemporaine française, ce débat perpétue l’opposition entre une gauche dirigiste de type guesdiste (le Parti Ouvrier Français de la fin du XIXème siècle, dont le Front de gauche se veut finalement, avec quelques amendements, l’héritier) et une gauche libertaire qui prône la libre association des travailleurs et place ses espérances dans l’intérêt bien compris et partagé des classes populaires.

Or, l’une et l’autre tradition politique ont eu de grandes difficultés à développer une véritable politique internationaliste. L’espace manque ici pour en faire le détail mais un simple coup d’œil sur l’histoire du mouvement ouvrier en Europe suffit à montrer le peu d’effet sur les mobilisations et la lutte de classe d’un concept pourtant central du socialisme. Est-ce à dire que ce concept est sans pertinence  et doit être, comme semble le penser la « gauche franchouillarde », abandonné ? Non, bien au contraire. Mais pour penser un internationalisme possible et utile, il faut sans doute abandonner la notion de cosmopolitisme et proposer une vision renouvelée du « peuple ».

Les classes populaires ne sont en rien condamnées avoir une vision « essentialiste » de la société et à se jeter dans les bras du Front national comme semble le penser Terra Nova. Elles ne sont pas non plus incapables de penser la diversité et l’hétérogénéité. Au contraire, une grande part de l’expérience populaire de l’existence repose sur des trajectoires et des rapports culturels complexes et se manifeste par une forte plasticité des visions du monde et des valeurs, qui peuvent aussi bien susciter une grande tolérance qu’une certaine ambivalence[3]. Ouvriers et employés, fractions inférieures de la classe moyenne n’ont pas une propension « naturelle » au racisme ou à la défense d’une « société fermée », en revanche, ils manquent d’espaces publics (et médiatiques) pour exprimer et faire entendre leurs frustrations et inquiétudes, de relais par lesquels leurs revendications, souvent complexes et parfois contradictoires, puissent être formulés, et surtout ils ne perçoivent plus les institutions politiques comme des lieux où peuvent véritablement se discuter et se prendre des décisions permettant d’améliorer leurs conditions de vie.    

Le « métissage » n’est pas l’avenir du monde désormais globalisé, il en est le principe constituant d’un monde qui l’a toujours été. Toute société, toute culture, toute identité se forme par hybridation et se définit en fonction d’influences, qu’elles soient extérieures, considérées comme lointaines ou intérieures, au cœur même de son tissu relationnel. Ce fait anthropologique, qui n’a rien de nouveau, n’est pas contestable. Ce qui fait défaut aujourd’hui, ce sont les arènes politiques où se discutent ces phénomènes de reconfiguration sociale et culturelle, ce sont aussi des cadrages théoriques qui puissent les exprimer et leur donner une intelligibilité, si ce n’est universelle, au moins partageable au niveau international.

Accepter le système médiatico-politique actuel en recherchant la bonne formule mobilisatrice ou la martingale citoyenne et révolutionnaire risque d’être contreproductif, voire dangereux. Il nous faut conquérir, pouce par pouce, au niveau local, régional et européen, contre l’intérêt des classes dominantes ou celui des manipulateurs obscurantistes, une nouvelle souveraineté politique qui soit à la fois concrète, proche et ouverte, qui puissent tenir compte des diverses « terres natales », du « rhizome des errances et expériences » évoqués par Patrick Chamoiseau et dont chacun de nous se nourrit.


[1] http://blogs.mediapart.fr/blog/philippe-corcuff/220313/de-l-impense-nationaliste-gauche

[2] Voir par exemple les projets Ident au Luxembourg (http://wwwfr.uni.lu/recherche/flshase/ident_identites_socio_culturelles_et_politiques_identitaires_au_luxembourg) ou Infotransfront en Lorraine et “Grande Région SaarLorLux » (http://www.infotransfront.msh-lorraine.fr/) ou encore la notion de « B/Ordering » développée par  Henk van Houtum et Ton van Naerssen (Bordering, Ordering and Othering, Journal of Economic and Social Geography, 2002, Jg. 93, Nr. 2, p. 125-136).

[3] J’ai tenté de montrer ces phénomènes à propos de la réception des actualités dans mon livre Médias et classes populaires, Ina Editions, 2010.

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