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Billet de blog 26 mars 2014

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Le peuple de gauche existe-il encore ?

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

On peut en douter au soir du premier tour des municipales. C’est comme si le monde avait soudain rapetissé, comme si les classes populaires avaient déserté l’espace public en pratiquant ce geste politique fort qu’est l’abstention. Les employés, les ouvriers, les professions intermédiaires continuent bien sûr de vivre ou de survivre, mais ils sont atomisés, fragmentés, déliés, ils ne forment plus un groupe derrière les idées de gauche.  

Le cas de Mulhouse, ville ouvrière et immigrée au taux de chômage de 24 %, est particulièrement explicite. Plus de 53 % de taux d’abstention, seulement 44 % de suffrages exprimés. Certains bureaux de vote des quartiers populaires atteignent les 75 % d’abstention. La « grève du vote » touche de plein fouet la gauche d’accompagnement du capitalisme (une liste PS-Vert-Modem) mais, contrairement à notre attente, il n’y a pas eu de report mécanique vers la liste du Front de Gauche (PCF-PG-Alternatifs), qui conjuguait protestation contre la politique de Hollande et propositions sociales concrètes pour la ville : elle n’a recueille que 3 % des voix.

Une grande désillusion

Il s’est compté dans les urnes ce que l’on avait pu percevoir sur le terrain : une grande désillusion des électeurs de gauche vis-à-vis de la politique, un repli sur sa « petite vie » personnelle et familiale, le manque d’engagement dans l’action collective. Que disait le porte-à-porte de campagne, sinon « oui, je suis bien d’accord avec vous, vous êtes même sympathique, mais je n’y crois plus » ? Le phénomène n’est pas nouveau, il progresse depuis trente ans et a déjà été bien étudié par des sociologues comme Céline Braconnier et Jean-Yves Dormagen (La démocratie de l’abstention, Gallimard, 2007). Dans les grandes agglomérations, les membres des classes populaires vivent séparés les uns des autres, en concurrence les uns avec les autres pour trouver du boulot, pour une bonne école pour leurs enfants, dans la méfiance et le ressentiment face à des modes de vie différents et vécus comme dérangeants... Globalement, ils ne croient plus en l’action collective pour améliorer leurs conditions de vie. Nous vivons dans une société devenue ultra-libérale, une société « déliée », atomisée.

Partisans de la « gauche qui ne renonce pas », nous payons le désinvestissement de la vie des quartiers, des associations, le peu de présence au quotidien auprès des citoyennes et citoyens que nous voulons représenter et avec lesquels nous voulons lutter. Durant cette campagne, nous avons été actifs et nous avons bien travaillé, avec des moyens limités. Mais force est de constater que nous n’avons pas pu mettre en mouvement la population au-delà du groupe de personnes les plus impliquées dans la campagne. Cette absence de dynamique est sans doute le résultat de forces militantes limitées mais, aussi et surtout, d’une évolution structurelle de la société française des grandes villes (en particulier populaires) vers l’individualisme : souvent les discussions avec les habitants ont été longues, vivantes, beaucoup de nos interlocuteurs ont manifesté leur satisfaction à s’exprimer sur la situation politique, sur leur vie quotidienne, ils auront pu « vider leur sac » mais il n’y a pas eu adhésion.

Un succès du FN en trompe-l’oeil

A Mulhouse, la thèse du « gaucho-lepénisme » selon laquelle le Front national profiterait des déçus du communisme ou que le monde ouvrier se tournerait désormais vers l’extrême-droite (thèse avancée notamment par Pascal Perrineau) ne tient pas. Dimanche 23 mars, sur 55 000 inscrits, le FN n’a gagné que 500 voix par rapport à 2008 et doit d’abord à l’abstention son score relativement élevé (qui passe de 18 à 22 %). Si l’UMP progresse légèrement en proportion (de 40 à 42 %), elle perd 400 voix (celles gagnées par le FN ?). Les électeurs de gauche, majoritaires à Mulhouse aux élections nationales, ont bien choisit l’abstention et non le FN.

Comment expliquer ce résultat ? Pourquoi les électeurs en faveur d’une « vraie gauche » ne se sont-ils pas déplacés pour protester contre la politique gouvernementale en votant « Front de Gauche » ? Certes, le traitement médiatique local ne nous a guère été favorable. Au niveau national, la brouille PG-PCF a gêné la tenue d’un discours clair et offensif dans les « grands médias ». Le cadrage médiatique s’est déployé autour de la triangulaire UMP-PS-FN, sans rendre compte de la nouveauté que constituaient les listes Front de Gauche, qui se présentaient pour la première fois à ce type de scrutin. Comme j’ai pu l’écrire précédemment, la dynamique médiatique a bénéficié au Front national mais « les médias ne font pas l’élection » : ils peuvent conforter les opinions préexistantes et encourager leur expression, mais ils ne peuvent convaincre ou transformer de but en blanc un positionnement politique qui se construit à travers les expériences quotidiennes.

L’expérience mulhousienne montre qu’une élection locale se gagne sur deux plans étroitement articulés : engagement local et visibilité nationale. Le score du FN sur la ville, d’ailleurs en-deçà des espérances frontistes, s’explique par le second facteur : les militants du FN, peu nombreux, ont fait une campagne de terrain a minima, dans l’esprit de l’image respectable que veut désormais donner Marine Le Pen à l’extrême droite. La force du FN dans la ville est, pour le moment, sans commune mesure avec les années 1990, où Gérard Freulet, conseiller général et député FN, avait construit une véritable dynamique locale frontiste jusqu’à obtenir 30 % des voix à la municipale de 1995. Après la scission de 1998 et le choix de Freulet en faveur du camp mégrétiste, le vote d’extrême droite avait considérablement reflué à Mulhouse.

Lorsque des journalistes pressés parlent d’un « enracinement local » du Front national à l’occasion de ces municipales, ils confondent résultat électoral exprimé en proportion et implantation réelle sur le terrain, qui, en fait, reste en jachère. Le spectacle de Marine Le Pen a pris en quelque sorte la place des rapports politiques réels et concrets, il est le produit objectivé dans les urnes de l’isolement et de la séparation.

Réinventer un peuple de gauche

Pourtant, à Mulhouse comme ailleurs, les citoyens et citoyennes de gauche continuent de vivre et de subir. Seulement, sans prise sur leur propre destin, ils ne sont plus rassemblés. Le travail qui reste à faire pour reconstruire un « peuple de gauche » peut se déployer sur deux plans, le plan matériel de la vie quotidienne et le plan symbolique du discours politique : offrir sur le terrain (et en particulier dans les quartiers populaires) une écoute, une aide concrète pour améliorer les conditions d’existence, montrer que la lutte collective peut être utile, efficace et permettre des conquêtes, mêmes partielles. Les couches populaires et moyennes ne se payent plus de mots et elles ont bien raison.

Il est nécessaire dans le même temps de trouver un nouveau langage pour dire l’émancipation et le progrès social, un langage plus proche des jeunes et des salariés d’aujourd’hui pour qui le clivage droite/gauche parle peu. Si ce clivage existe toujours, quoiqu’on en dise, il n’est plus audible pour une bonne partie des classes populaires et moyennes.  Trente ans de social-libéralisme ont vidé de son sens le mot « gauche », désormais synonyme de trahison.

Le chantier est immense mais l’espace politique reste ouvert, vacant, comme une nouvelle frontière à conquérir du socialisme.

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