Chaque année, autour du mois d’octobre, le Centre de recherche sur la vie politique française (CEVIPOF) de SciencesPo Paris et l’institut IPSOS publient une très large enquête, sorte de radiographie de la société ou de nouveau tableau moral et politique des Français. Cette enquête, tristement nommée « fractures françaises », est probablement l’une des enquêtes sondagières les moins problématiques : sans aller jusqu’à affirmer qu’elle est parfaite, puisque les sondages sont par nature des instruments biaisés, il faut admettre que ce vaste sondage permet de se faire une idée de ce à quoi ressemble vraiment l’opinion publique.
Mais, le lecteur averti et sensibilisé aux rudiments de la sociologie convoquera alors rapidement cette sanction de Pierre Bourdieu : « l’opinion publique n’existe pas » ! En effet, pour ce dernier, l’opinion publique est une fiction sociologique, une chimère créée par le système médiatique, l’univers politique et même une partie de la recherche pour tenter de se figurer ce que pensent les citoyens, dans leur ensemble, à propos de tout ce qui anime la société.
Mais quand Bourdieu décrète l’inexistence de l’opinion publique, il ne dit pas que les Français ne pensent rien sur rien. Il dit plutôt que les Français n’ont pas d’opinion préformée sur les divers et très nombreux sujets de société et que c’est le traitement des informations, l’organisation de l’espace public et le discours socio-politique qui modèlera des opinions plus ou moins prêtes à l’emploi et que les Français iront se choisir sur le marché du débat public. Dans cette création descendante de l’opinion publique, les sondages jouent un rôle capital. Ils entretiennent l’illusion que le débat public serait une reproduction des débats qui animent les Français alors qu’en réalité, ce sont les agents d’opinion, c’est-à-dire les médias, les responsables politiques et, plus généralement, les influents, commanditaires et donc biaiseurs desdits sondages, qui mettent à l’agenda les sujets de société.
On ne dit pas que les sujets qui peuplent l’espace public sont des fantaisies, des lubies de salons – certains le sont – et qu’ils ne toucheraient en rien aux préoccupations, biens réelles et quotidiennes, des Français. On ne dit pas plus que les Français sont incapables de penser par eux-mêmes. Mais l’on affirme, avec la majeure partie de sociologie politique, que les sujets qui font l’objet des principaux débats sont ceux qui, parmi les réalités que vivent les Français, méritent, selon les agents d’opinion, d’être mis sur le devant de la scène. Et c’est ainsi qu’a été mis au jour le combat pour la « mise à l’agenda » des sujets de société, qui est un véritable jeu de captation de l’attention par les acteurs de l’espace public.
Dans ce combat, l’enquête « fractures françaises » semble vouloir jouer un rôle de juge de paix. Elle se montre comme abordant une vaste étendue de problématiques politiques, économiques, sociales et environnementales. Mais au fond, déjà avec son nom mais, plus globalement, avec sa ligne éditoriale, cette enquête abonde dans un sens : la société deviendrait de plus en plus divisée, de plus en archipellisée, pour reprendre le vocabulaire de Jérôme Fourquet, chercheur à l’IFOP et l’un des principaux tenants de cette théorie de l’atomisation de la société française.
Cette théorie est peut-être vraie. Il y a quelques mois, pour critiquer le présidentialisme à la française, l’auteur de ces lignes mettait en lumière la division politique et sociologique de la société française. Il y a, il est vrai, des conflits de valeur dans la société française. Mais à la lumière de ce qui a été dit aux points précédents, il convient de reconnaître que la prise de corps de cette théorie tient, pour beaucoup, au discours médiatique qui l’entoure.
Prenons par exemple la question de la prétendue explosion de la violence dans la société. Les sociétés caractérisées par une montée exponentielle de la violence interne ont, dans l’histoire, souvent été celles les plus promptes à s’effondrer et la France, depuis des décennies, phosphore sur le niveau de violence qui l’animerait. En octobre 2025 donc, la nouvelle vague de l’enquête « fractures françaises » est donc claire puisque 89% des sondés estiment que la violence augmente et parmi eux, 67% disent qu’elle a beaucoup augmenté. Une analyse au premier degré pousserait donc à considérer qu’une société dans laquelle 9 personnes sur 10 affirment que la violence augmente est nécessairement touchée, à tous les étages, par une poussée de l’agressivité. Mais, déjà, sur la page suivante de l’enquête, l’on observe que les sondés ne sont plus que 44% à considérer que la violence augmente autour de chez eux. Cette fois, 52% des répondants jugent que le niveau de violence est resté stable. Dans ces conditions, l’on peut s’interroger : où ces Français qui observent une stabilité du niveau de violence dans leur environnement proche vont-ils chercher les indices d’une augmentation globale de ce niveau de violence dans la société en général ?
La réalité de la violence en France est en réalité plus contrastée que ne le laissent croire les chaînes d’information en continu. Disons, dans un premier temps, que le taux d’homicide, divisé par deux entre 1990 et 2015, est stable depuis cette date. Ajoutons que les vols violents comme les cambriolages ont vu leur nombre baisser de 2% par an depuis 2016. Mais il est vrai que le nombre de tentatives d’homicides recensées augmente de 8% par an depuis 2016, ce qui dessine une inquiétante tendance. Et si le nombre de violences physiques hors du cadre familial progresse de 3% par an, le nombre de ces violences physiques recensées dans le cadre familial augmente bien plus fortement, de 10% par an depuis 2016. L’augmentation du nombre de faits de violence doit être regardée avec prudence. D’abord, il faut dire que de nombreuses infractions ont basculé du champ correctionnel au champ délictuel du fait d’un affermissement de la législation pénale, non sans lien avec l’idée de la violence que se fait l’espace public. Ensuite, il faut observer que les forces de l’ordre recensent de plus en plus de faits de violence dans le cadre familial et conjugal et que cette progression est le résultat non pas d’une progression de la conflictualité intrafamiliale mais plutôt d’une prise de conscience bienvenue de la société sur l’horreur que représentent ces faits, laquelle encourage les dépôts de plainte. Enfin, si certains faits de violence augmentent, ils sont circonstanciés et non généralisés.
Dans ces conditions, il y a lieu de considérer que le niveau réel de violence dans le pays, notamment la violence du quotidien, n’est pas en explosion et que, dès lors, la représentation que se font 67% des sondés en affirmant que la violence augmente beaucoup ne peut être fondée, exclusivement sur du vécu. En réalité, ainsi que l’évoquent Vincent Tiberj (La droitisation française, 2024) et bien d’autres, c’est la mise à l’agenda des faits de délinquance et de la criminalité qui donnent à la violence, certes en augmentation mais non en explosion et non plus en voie de généralisation, un écho dans l’espace public. Et dans cette mise à l’agenda de la question de la violence, l’enquête « fractures françaises » joue un rôle singulier car, en affirmant que les Français sont largement acquis à la théorie de l’explosion de la violence, elle l’alimente, lui donnant en effet une forme d’onction populaire.
Plus globalement, l’enquête du CEVIPOF et d’IPSOS semble tout droit pointer dans une direction. En se déchirant, les Français constatent le déclin de leur pays. La question est d’ailleurs posée par l’institut qui révèle que 90% des Français estiment que la France est engagée sur la voie décliniste.
Et il faut le dire, le débat public ne porte pas à croire que la France échapperait au déclin. Depuis plusieurs mois, notre pays fait les gros titres de la presse internationale sur le thème de la crise politique permanente. Cinq premiers ministres se sont succédé en deux ans et le dernier d’entre eux a été au cœur d’un psychodrame qui a abouti à la chute de son gouvernement seulement 14 heures après l’annonce de sa composition. A cette crise politique s’ajoute une crise budgétaire qui n’en finit plus d’être analysée comme le symptôme d’une France vouée à l’échec économique, déjà qualifiée d’homme malade de l’Europe, menacée par certains d’une humiliante intervention du Fonds monétaire international (FMI). Et puis, il y a les petites humiliations du quotidien. Dernière en date : le sensationnel casse au musée du Louvre qui a également mis la France en lumière et a vivement alimenté le sentiment décliniste en France comme ailleurs.
La lecture de ce que l’on qualifiera de « questions d’opinion » de l’enquête « fractures françaises » dépeint donc un tableau noir. 79% des sondés ne font pas confiance aux autres, 35% considèrent que la démocratie n’est pas forcément le système de gouvernement le plus adéquat, 58% estiment que la France se transforme en société d’assistanat, 49% adhèrent à la théorie du ruissellement en s’estimant en accord avec l’idée que « plus il y a de riches, plus cela profite à l’ensemble de la société » et 51% des répondants considèrent qu’il faut réduire la place de l’État dans l’économie et donner le plus de liberté possible aux entreprises. Ce que l’on observe, avec ces réponses, est un décalage entre la réalité et l’opinion, une forme de droitisation à l’œuvre. Mais cette droitisation, ainsi que le démontre Vincent Tiberj, n’est pas ascendante, elle est le produit d’une transformation du discours porté dans l’espace public, de l’investissement d’agents d’opinion orientés à droite dans les médias, à commencer par Vincent Bolloré et Pierre-Edouard Stérin, et d’une extension de la fameuse fenêtre d’Overton sur un grand nombre de sujets, à l’initiative de leaders d’opinion comme Éric Zemmour, Philippe de Villiers, Eugénie Bastié ou encore Pascal Praud.
Dans les faits, l’assistanat est une fiction, tant la fraude aux prestations sociales est mineure (1 milliard d’euros estimés) face à la fraude sociale des entreprises (13 à 20 milliards d’euros annuels) et à la fraude fiscale orchestrée par les quelques milliers de Français les plus aisés (80 à 100 milliards d’euros annuels échappant à l’impôt). De la même manière, la théorie du ruissellement a, à de nombreuses reprises, été démentie et démantelée par les enquêtes économiques. Et l’histoire des grandes nations industrielles et développées laisse à voir l’investissement colossal des États dans leur développement économique.
Bref, si l’on ne devait se fier qu’à l’opinion publique, cette fiction sociale, il faudrait bien se résoudre à conclure en ce sens : la France est en déclin et seules des solutions libérales, conservatrices, voire autoritaires, sont de nature à enrayer ce déclin. Il faudrait, au fond, que la France se calque sur le reste de l’Europe et du monde occidental dans ce mouvement vers la droite, indépendamment de ce que la démocratie américaine s’effondre, que la pauvreté italienne explose ou que la croissance allemande ait été réduite à néant.
Mais, puisque l’on a bien retenu que « l’opinion publique n’existe pas », nous n’allons pas, en tout cas dans ces lignes, nous résoudre à ce fatalisme ambiant qu’entretiennent savamment les ennemis des politiques de solidarité, d’émancipation et de promotion de la dignité humaine. Au contraire, en partant de la seule chose qui compte, les besoins réels des Français, nous démontrerons que le pays est prêt pour accueillir ces politiques de progrès social.
A cet égard, l’enquête « fractures françaises » n’est pas complètement dépourvue d’intérêt. Au-delà de ces « questions d’opinion » que l’on a traitées et qui ont le double effet de dévoiler le construit de l’opinion publique et de le renforcer, il s’agit de se pencher sur les questions liées à la vie quotidienne des sondés. Et elles dévoilent un pays frappé par un sentiment de détérioration des conditions de vie du plus grand nombre : 57% des sondés disent éprouver des difficultés pour boucler leurs fins de mois, 70% d’entre eux ont le sentiment que leurs conditions de vie se dégradent, 66% estiment ne pas recevoir suffisamment de respect dans la société.
Au-delà d’un simple sondage d’opinion qui ne fait que suggérer que les Français s’inquiètent d’une dégradation de leur niveau de vie, les statistiques officielles brossent un tableau plus précis de ce qui sous-tend cette inquiétude.
Alors qu’elle avait engrangé du retard sur ses voisins européens, notamment sur l’Allemagne, concernant la mise en place de mécanismes de protection sociale, la France, en 1945, a entrepris un vaste chantier de construction d’un État-providence robuste, fondé sur des mécanismes assurantiels, réunis dans la Sécurité sociale, et des services publics forts, efficaces et accessibles, à commencer par son école et ses hôpitaux. Le résultat concret de cet effort est une réduction efficace du taux de pauvreté dans le pays. En 2004, 12,4% des Français vivaient sous le seuil de pauvreté, soit 7,2 millions de personnes. En 2023, le taux de pauvreté était de 15,4%, soit, 9,8 millions de personnes vivant avec moins de 60% du revenu médian. En deux décennies, la France a donc vu le nombre de personnes pauvres augmenter de 36% alors que, sur la même période, le patrimoine des 500 plus grandes fortunes du pays a augmenté de plus de 664%. Singulièrement, entre 2022 et 2023, le nombre de personnes vivant sous le seuil de 60% du revenu médian a augmenté de 640 000. Il faut, en outre, ajouter que si le nombre de personnes pauvres n’explose pas encore davantage, c’est le résultat concret du rôle que jouent les « stabilisateurs automatiques » de l’économie française, c’est-à-dire les mécanismes de protection sociale qui viennent mitiger les chocs économiques, notamment celui causé par la pandémie de Covid-19. Pourtant, ce sont ces mécanismes de solidarité qui sont constamment pointés du doigt par les tenants du « sérieux budgétaire » au pouvoir et les divers groupes d’intérêts liés aux plus fortunés.
Plus révoltant encore, dans une société dans laquelle le travail a été porté en valeur transcendante et inaliénable et qui a entendu des slogans tels que « le meilleur moyen de se sortir de la pauvreté, c’est le travail » pour justifier la casse des minimas sociaux, est le nombre de travailleurs pauvres. Alors que la France n’en comptait plus que 900 000 en 2003 après plusieurs années de baisse, ils étaient 1,13 millions en 2024. Les solutions bricolées telles que la prime d’activité ne permettent pas de sortir efficacement les travailleurs les moins bien rémunérés de la pauvreté, tandis que les baisses de cotisation inscrites dans la continuation de la politique de l’offre ne démontrent pas leur efficacité pour augmenter les salaires et, au contraire, créent des trappes à bas salaires, en plus de définancer le modèle social, ce qui, in fine, conduit les mêmes tenants de la politique de l’offre à proposer de réduire les dépenses sociales.
Plus généralement, ce sont les inégalités qui augmentent dans la société française. En 1998, le rapport entre les niveaux de vie moyens des 10% les plus riches et des 10% les plus pauvres était de 5,93. En 2023, ce rapport était de 7,31. De la même manière, l’indice de Gini, indicateur plus complet, en ce qu’il place le pays sur une échelle d’égalité (0 est une situation d’égalité parfaite dans la répartition des ressources, 1 est une situation d’inégalité extrême, dans laquelle une personne détiendrait toutes les richesses), avait atteint un niveau historiquement bas en 1998, à 0,272, faisant la France un pays à forte tendance égalitaire, qui, au surplus, avançait dans la bonne direction puisque l’indice était de 0,329 en 1970. Mais en 2023, l’indice de Gini français atteignait 0,297, traduisant une régression sociale majeure qui a d’ailleurs nettement accéléré à partir de l’élection d’Emmanuel Macron en 2017 (l’indice était alors à 0,281). Dans le détail, si la France se place dans la moyenne des pays de l’OCDE concernant cette donnée calculée après redistribution (devant les Pays-Bas à 0,295 et derrière l’Allemagne à 0,303), elle fait en revanche figure de mauvaise élève lorsque l’on calcule l’indice avant les effets redistributifs puisqu’il atteint 0,438, plaçant la France juste derrière le Royaume-Uni et les Etats-Unis, respectivement à 0,462 et 0,472, mais devant l’Irlande et la Grèce à 0,437 et très loin de la Hongrie et de la Suisse (0,339 et 0,353). Si l’État n’appliquait pas ses politiques de redistribution, la France serait ainsi un pays aussi peu égalitaire que ne le sont le Mexique, la Turquie ou l’Argentine.
Les politiques de redistribution, qui se matérialisent par l’impôt – d’autant plus efficace qu’il est progressif –, les prestations sociales, les services publics et l’intervention publique dans l’économie, ont donc pour objet de modérer les inégalités qui, on le voit, atteindraient, hors de tout contrôle, des niveaux inacceptables pour la République sociale que la France prétend être et, finalement, dangereux pour la démocratie. Pourtant, attaquées de toutes parts par des politiques néo-libérales, elles montrent leurs failles et ne parviennent plus complètement à tempérer une explosion brutale des inégalités, notamment de patrimoine.
Les politiques de rationalisation de l’action publique (notamment la RGPP en 2007, la MAPTAM en 2014 et le plan « Action Publique 2022 » en 2017), couplées aux restrictions budgétaires ont eu des effets délétères sur les services publics. Elisabeth Borne, alors ministre de l’Éducation nationale, reconnaissait ainsi qu’il manquait 2 500 professeurs dans le secondaire à la rentrée 2025. Un manque résultant de la faible attractivité du métier d’enseignant, notamment en raison de la faiblesse des rémunérations de ces fonctionnaires. A l’hôpital, l’effet des politiques de rationalisation budgétaire est tout aussi palpable : le nombre de lits d’hôpitaux pour 1000 habitants a baissé de 7,9% entre 2012 et 2019, résultat d’une stratégie de développement de l’ambulatoire, d’abaissement de la durée de séjour à l’hôpital et de mise en conformité avec la fameuse tarification à l’activité (T2A). Cette dernière a pour effet notable de favoriser les soins les plus lourds et les plus invasifs, mieux valorisés, par rapport aux soins de prévention, nettement moins valorisés mais présentant pourtant de hauts rendements sanitaires à long-terme.
Les résultats concrets de ces politiques de rationalisation se ressentent directement sur les Français. Le classement PISA accable les élèves de l’hexagone, l’espérance de vie en bonne santé ne stagne plus, elle recule. Alors qu’ils sont le patrimoine de ceux qui n’en ont pas, les services publics – singulièrement l’école – ne permettent plus autant qu’avant d’offrir à tous les Français des prestations de qualité et donc d’améliorer leur vie, et de lutter contre la reproduction sociale. En 2019, 50% des individus issus d’une famille à « dominante cadre » étaient eux-mêmes cadres ou exerçaient une profession intellectuelle supérieure, tandis que 69% des individus venant d’une famille à « dominante ouvrière » étaient employés ou ouvriers. Autrement dit, si les politiques de redistribution permettent en effet de modérer les inégalités, elles ne s’attaquent pas suffisamment aux racines de ces inégalités et ne permettent donc pas de donner du corps aux idéaux d’égalité des chances, de méritocratie et d’émancipation dont s’est affublée la République.
Combien encore de ces indicateurs pourrait-on présenter ? Il faudrait rappeler que la France compte 3 millions de logements vides alors que 4 millions de français souffrent précisément du mal-logement. Il faudrait, aussi, dire que la part des ouvriers non-qualifiés souffrant de contraintes physiques au travail est passée de 61 à 69% entre 2011 et 2019. Il faudrait, enfin, rappeler que si 58% des cadres ont visité au moins un musée dans les douze derniers mois, seuls 31% des ouvriers ont eu ce loisir. Et combien de fois faudra-t-il répéter que nous vivons une urgence écologique majeure ?
A la lumière de toutes ces données, il est possible de déterminer qu’il existe, en France, une majorité. Cette majorité, c’est celle de ceux qui ont pour principale préoccupation leurs conditions de vie et qui les observent se dégrader sans cesse. Cette majorité de Français est celle qui a besoin de services publics efficaces pour se soigner, éduquer ses enfants, protéger ses quartiers, offrir du logement abordable, juger avec diligence. Cette majorité de Français a besoin d’être soutenue pour ne pas subir l’explosion des inégalités et éviter que le meilleur des ressources, de la production et de la croissance ne parte dans les mains des 1% les plus aisés.
Cette majorité de Français est celle qui travaille, fait vivre le pays, avance en silence et maugrée dans sa barbe. C’est la France de ceux dont la vie du lendemain dépend du salaire de la veille, comme disait le député Guyesse en 1905. Nous parlons de ces Français qui n’attendent qu’une chose des politiques publiques : qu’enfin elles améliorent leurs conditions matérielles d’existence pour qu’ils puissent penser à autre chose qu’à subsister.
Et précisément, pour améliorer les conditions matérielles d’existence de ces millions de Français qui ne parviennent pas à boucler leurs fins de mois, qui estiment que la société ne les respecte pas suffisamment et qui ont le sentiment que tout se dégrade, il faut un renouveau des politiques de solidarité.
L’épreuve budgétaire que nous vivons est un affront permanent pour cette majorité de Français. Alors qu’ils expriment quotidiennement le désir de politiques qui, enfin, changent la vie, ils observent, las, la perpétuation des mauvaises recettes qui, depuis des décennies, expliquent les tendances délétères que l’on vient d’évoquer. Le budget de François Bayrou était un mélange d’incompétence, de fantasmes et de casse sociale. Mais le budget de Sébastien Lecornu, amendé par une Assemblée nationale peuplée par une majorité de néo-libéraux (bloc central, Les Républicains) et de faussaires de la question sociale (Rassemblement national), ne sera guère plus en phase avec les besoins réels des Français.
Une politique budgétaire qui partirait des besoins du pays ne ressemblerait en rien à ce que l’on voit se dessiner dans la discussion budgétaire.
L’alternative, répondant au désir profond du pays, celui qui ressort des réalités statistiques du tableau social et moral du pays et non de cette construction qu’est « l’opinion publique », est un budget de relance, car c’est bien la relance budgétaire qui peut à la fois augmenter la croissance et donc, in fine, les recettes fiscales, réduire les inégalités et refinancer les services publics.
A l’automne 2024, face au budget proposé par Michel Barnier, Anne-Laure Delatte, directrice de recherches au CNRS, rattachée à l’Université Paris-Dauphine, calculait, dans les colonnes d’Alternatives Économiques, que la proposition gouvernementale – celle de la rigueur qui, peu ou prou, ressemble à celle de François Bayrou et de Sébastien Lecornu – était profondément récessive, puisqu’elle aurait causé un recul de 0,6 points du produit intérieur brut (PIB), tout en détruisant 130 000 emplois. A l’inverse, elle estimait qu’une application des propositions budgétaires du Nouveau front populaire (NFP) aboutirait à un résultat bien différent. Une politique de réduction contrôlée des déficits couplée à une relance de l’activité par des dépenses d’avenir centrées sur la transition écologique et les services publics aboutirait à un effet positif sur le PIB, de l’ordre de 0,25 point. Dans le même temps, les politiques du NFP auraient pour effet, en plus de financer ce que l’on vient d’évoquer, de remettre la justice fiscale au centre, en supprimant le prélèvement forfaitaire unique (PFU), en instaurant un ISF vert à l’instar de ce que proposait le rapport Pisani-Mahfouz ou en revenant sur les exonérations de cotisations sociales patronales dont on a déjà dit combien elles coûtaient tout en n’apportant que des effets mitigés.
En somme, un budget de solidarité et d’avenir, visant à augmenter la contribution des plus aisés et à relancer l’activité par le soutien des revenus des moins fortunés et des services publics et le financement de la transition écologique est en réalité bien plus bénéfique pour l’économie qu’une reproduction des solutions de rigueur budgétaire qui ressemblent davantage à de la démolition au bulldozer.
Dans un moment comme le nôtre, de focalisation du débat public économique sur la question de la réduction des déficits et de la dette publics, la tentation de la solution simpliste, celle du « bon sens » portée par les néo-libéraux, est forte. Il s’agit de trancher dans les dépenses à l’aveugle, dans une sorte d’application bête et méchante d’un coefficient de proportionnalité. Pourtant, à l’heure où les besoins du pays résident dans une amélioration rapide des conditions matérielles d’existence de la majeure partie de la population, c’est bien la relance qui s’impose.
Si le débat public est complètement vicié par l’emprise de la notion « d’opinion publique » et les thèmes qu’elle charrie (explosion de la violence, assistanat, État obèse…), les besoins des Français ne mentent pas : il faut réinvestir dans la population, via les services publics et des politiques de solidarité. À cet égard, c’est bien l’école qui doit être la première des priorités. C’est bien le service public de l’éducation qui est le point névralgique de la lutte contre le sentiment de déclin. C’est l’école qui forme des citoyens éclairés et donc éloignés de la violence. C’est l’école qui permet de matérialiser l’ascenseur social en offrant à tous les enfants des savoirs fondamentaux de haute qualité et, ainsi, en ouvrant des portes vers l’avenir plus diversifiées. C’est à l’école que tout se joue et c’est pourquoi la financer devrait être une évidence.
La violence, le déclin et la défiance ne viennent pas de nulle part. Les « fractures françaises » ne sont pas nées spontanément. Elles sont le résultat de décennies de faillites morales et politiques. Elles sont le résultat d’une orientation consumériste, néo-libérale et individualiste des politiques publiques. Cette défiance qui ronge la pays – mais c’est le cas partout, à divers degrés, dans les sociétés occidentales – est nourrie par la circonstance que l’État, sans nécessairement réduire en périmètre, s’est mis au service des plus aisés et a de plus en plus rogné sur son rôle redistributif, planificateur et régulateur.
C’est en laissant se développer la pauvreté, les inégalités et le sentiment que la politique ne peut plus changer la vie que les gouvernements successifs ont créé une société individualiste, sans repères, une société de fractures, une société de la défiance. C’est en repartant des besoins populaires, en renouant avec les politiques de solidarité, de services publics, de mise au service du plus grand nombre de l’État qu’alors, enfin, naîtra la société de la confiance.