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Billet de blog 10 août 2025

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Make Corsica Great Again - Un chemin républicain pour la Corse

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Française depuis 1769, terre de naissance de Napoléon Ier et joyaux de la Méditerranée, la Corse est un de ces territoires uniques, que le droit ne peut faire entrer parfaitement dans les cases qu’il conçoit. Intégrée à l’une des républiques les plus centralisatrices au monde, la Corse a vu se développer une mouvance nationaliste puissante, dont les racines sont plus sociales et économiques qu’identitaires. C’est la contestation de la vie chère et de l’inadaptation de la fiscalité aux réalités insulaires qui fait naître, en 1959, le Mouvement du 29 novembre, date volontairement symbolique puisqu’il s’agissait de la veille du 170e anniversaire du vote des députés corses en faveur du rattachement de l’île à la République. Mais alors que ce mouvement annonçait, dès sa fondation, son rejet de l’autonomie de la Corse, ce qu’il combattait en était en réalité le ferment. C’est l’état de délabrement de la Corse et le sentiment d’abandon qui l’accompagne, à l’époque, qui poussera des milliers d’insulaires dans un mouvement de réaffirmation de la langue et de la culture corse qui aboutira, finalement, par l’émergence d’un nationalisme revigoré.

En 1975, la fameuse affaire d’Aléria, durant laquelle le commando de l’Azzione per a rinascita di a Corsica (ARC), mené par Edmond Simeoni, occupa une exploitation détenue par une famille pieds-noirs, marqua l’entrée dans l’action politique violente de la mouvance nationaliste corse. Naîtra, dans la nuit du 4 au 5 mai 1976, au couvent Saint-Antoine de Casabianca, lieu de la proclamation de la Constitution corse de 1755, le Fronte di liberazione naziunale di a Corsica (FLNC), principal canal du terrorisme corse, qui ira jusqu’à tenter d’assassiner Valéry Giscard d’Estaing en 1981, à l’aéroport d’Ajaccio. Depuis, la violence a émaillé l’île et les fameuses « nuits bleues » ont marqué l’imaginaire collectif au sujet de la Corse. L’assassinat du préfet Claude Érignac restera dans l’histoire comme l’apogée du déchaînement de violence politique qui touchera l’île de beauté.

Depuis les années 2000, alors que le terrorisme nationaliste a perdu en intensité, c’est la branche politique de la mouvance qui a gagné en influence. En 2015, pour la première fois depuis les lois de décentralisation de 1982, la collectivité de Corse tombait entre les mains des nationalistes de Femu a Corsica (FaC), menée par Gilles Simeoni, fils d’Edmond. Depuis, le mouvement autonomiste a renforcé son assise électorale et sa légitimité populaire, tandis que la violence reparaît par épisodes, comme un rappel aux autorités françaises que la « question corse » n’a toujours pas trouvé de réponse stable. 

Ce fut tout particulièrement vrai en 2022, quand la Corse a été marquée par une série de troubles consécutifs à l’assassinat, en détention, à Arles, d’Yvan Colonna, l’exécutant de l’assassinat de Claude Érignac. Et c’est cette montée de violence qui a poussé le président de la République, Emmanuel Macron, à charger Gérald Darmanin, alors ministre de l’Intérieur, de mener des négociations avec les élus corses en vue de déterminer un nouveau statut pour la Corse.

Depuis, le 28 septembre 2023, devant l’Assemblée de Corse, le chef de l’État a annoncé « une autonomie à la Corse et dans la République ». C’est cette autonomie inédite et sur mesure que doivent mettre en œuvre les écritures constitutionnelles négociées entre Beauvau et les élus corses et adoptées, en mars 2024, par l’Assemblée de Corse. À l’automne, le Gouvernement présentera ces écritures aux parlementaires, qui se pareront de leurs atours de constituants.

Réformer sans le Conseil d’État

Rappelons dans un premier temps ce que prévoit le projet de réforme constitutionnelle. Dans sa rédaction actuelle, le projet reconnaît un « statut d’autonomie » pour la Corse. En outre, il donne comme justification à ce statut « ses intérêts propres, liés à son insularité méditerranéenne et à sa communauté historique, linguistique, culturelle, ayant développé un lien singulier à sa terre ». Du point de vue de l’innovation institutionnelle, la Constitution amendée par ce texte disposerait que « les lois et règlements peuvent faire l’objet d’adaptations justifiées par les spécificités de ce statut » mais surtout que « la Collectivité de Corse peut également être habilitée à fixer les normes dans les matières où s’exercent ses compétences, dans les conditions et sous les réserves prévues par la loi organique ».

Mais le projet de loi constitutionnelle que présentera le ministre de l’Aménagement du Territoire et de la Décentralisation, François Rebsamen, risque fort de se heurter à de lourdes oppositions, venues du Rassemblement national, d’une partie des socialistes et des Républicains, membres de la coalition gouvernementale. En mars 2024, face aux écritures constitutionnelles votées par l’Assemblée de Corse, Bruno Retailleau, alors président du groupe LR au Sénat, fustigeait une « constitutionnalisation du communautarisme ». Le 30 juillet dernier, alors que son collègue présentait le projet de loi constitutionnelle en conseil des ministres, il s’est de nouveau fendu d’une désapprobation.

Cette fois, le désormais ministre de l’Intérieur avait avec lui le Conseil d’État – une fois n’est pas coutume. Dans sa fonction de conseil du gouvernement, l’institution du Palais Royal avait à rendre un avis sur le projet avant qu’il ne soit déposé devant les assemblées. Rendu public en juillet, l’avis n’a pourtant pas été suivi par le Gouvernement, qui a, en effet, la faculté de passer outre.

Pourtant, cet avis, délibéré en assemblée générale du Conseil d’État, apportait d’importants éclaircissements sur la rédaction retenue à l’issue des négociations entre le gouvernement et les élus corses. Il faut dans un premier temps dire que l’avis de l’institution ne remet pas en cause le principe de l’octroi d’un degré supplémentaire d’autonomie à la Corse, lequel « ne heurte aucun des grands principes qui fondent la République, ne contrevient pas à l’esprit des institutions ni ne méconnaît une tradition républicaine constante, et ne pose pas, dans son principe, de problème de cohérence au regard d’autres dispositions de valeur constitutionnelle ».

Mais si le Conseil d’État ne s’oppose nullement à l’octroi de l’autonomie à la collectivité de Corse, il pointe plusieurs défauts dans la rédaction du projet, dont deux semblent majeurs.

Il souligne notamment que l’article 72-5 nouvellement créé serait la première disposition constitutionnelle à comprendre le terme de « communauté ». Ainsi que le rappelle le Conseil d’État, cette notion est floue, peu définie en droit et sujette à interprétation. Mais la manière dont elle est employée, liée à la langue, l’histoire, la culture et le lien à « sa » terre, indique que le texte renvoie à une population. Pour le Conseil d’État, la reconnaissance d’une population sur des caractéristiques culturelles est de nature à heurter les principes constitutionnels d’égalité et d’unicité de la République. Il ne s’éloigne pas, en ce sens, de ce que disait le Conseil constitutionnel, en 1991, lorsqu’il censurait la mention du « peuple corse » dans la loi portant sur le statut de la collectivité de Corse.

En actant l’existence d’une communauté corse, le Gouvernement établit, en effet, qu’il existerait une population détentrice exclusive de l’identité corse et que c’est cette caractéristique donnée de la population insulaire qui justifierait la différenciation juridique octroyée à la collectivité de Corse. Dès lors, la Constitution ainsi rédigée acterait que le seul critère d’élection – légale – de domicile en Corse ne permettrait pas pleinement de s’insérer dans la communauté corse. Comment, alors, reconnaître aux nouveaux résidents la jouissance de l’autonomie et de ses fruits ? C’est d’ailleurs contre la potentielle création d’un « statut de résident » que le Conseil d’État met en garde le Gouvernement, lui rappelant qu’il serait une autre entorse au droit de propriété et au principe d’égalité.

En République, une distinction interne, reposant sur la langue, le mode de vie ou l’origine est inadmissible. En ce qui concerne les droits politiques, c’est le seul critère de nationalité qui permet d’en jouir. Dès lors, appuyer de nouveaux droits politiques, relatifs à une plus grande autonomie, sur l’existence d’une communauté sociologique, historique ou linguistique, est contraire aux principes républicains constants. Créer une distinction intra-nationale entre Français et, qui plus est, entre résidents d’une même région, heurte ces principes.

Cela dit qu’il existe, en France, une part de « francité » qui ne peut être atteinte ou acquise par tous les nationaux, qui serait héritée, en plus de conférer un régime juridique particulier à ceux qui en jouissent, par naissance.

Quand bien même les communautés régionales sont des réalités sociologiques, le principe de souveraineté nationale, le principe d’égalité et l’assise de la démocratie sur l’unité politique qu’est la Nation s’opposent à ce que lesdites communautés confèrent des droits particuliers, y compris en matière d’organisation institutionnelle.

Dès lors, ce sont seuls les critères géographiques ou, dans une moindre mesure, historiques qui peuvent justifier la différenciation juridique. Par suite, seul le critère de résidence peut permettre de définir juridiquement les corses, en tant que citoyens amenés à participer à l’animation politique de la collectivité, comme il en est pour les bretons, mahorais, normands ou alsaciens.

Ce n’est pas nier la communauté historique ou régionale, ni même refuser de la défendre. C’est considérer qu’une origine, de toute nature, ne peut justifier, en République, une différence de traitement. Cette conception est par ailleurs parfaitement compatible avec la défense et même la promotion de tout ce qui fonde cette communauté, de la langue aux traditions culturelles, tant qu’elle est ouverte.

C’est dans ce sens que le Conseil d’État a proposé au Gouvernement de supprimer la référence à la « communauté » et a suggéré la rédaction suivante : « La Corse est une collectivité à statut particulier dotée au sein de la République d’un régime d’autonomie qui tient compte de ses intérêts propres, liés à son insularité méditerranéenne, à son relief montagneux et aux caractéristiques historiques, linguistiques, culturelles et sociales de ses habitants ». Ainsi rédigée, la Constitution attacherait directement la jouissance des nouveaux droits politiques à un critère de résidence, évacuant une discrimination arbitraire et inopportune, même s’il encore permis de penser que le Conseil d’État a laissé demeurer, dans ces écritures alternatives, une once de différenciation fondée sur les origines.

La deuxième proposition de modification présentée par le Conseil d’État qu’il convient de souligner tient à la rédaction de l’alinéa conférant un pouvoir normatif à la collectivité de Corse. Si le conseil du Gouvernement reconnaît que ce projet entre en cohérence avec les autres dispositions constitutionnelles et avec les traditions républicaines, il souligne que le texte, tel que présenté, est de nature à créer des imbroglios juridiques majeurs. Le Conseil d’État remarque notamment que la Constitution, si elle devait être augmentée d’un article 72-5 ainsi rédigé, permettrait théoriquement le transfert de toute compétence vers la collectivité de Corse, de sorte que celle-ci pourrait être dotée, dans le futur, d’un pouvoir normatif dans des matières régaliennes comme l’état des personnes, la monnaie, la défense ou encore l’organisation juridictionnelle, bien loin de l’esprit du projet tel qu’envisagé par le Gouvernement et même les élus corses. Le Conseil d’État pointe par ailleurs le risque de concurrence entre le Parlement et la collectivité de Corse, ainsi qu’entre le Gouvernement et cette dernière, sur la fixation de normes, respectivement législatives et parlementaires, en l’état actuel de la rédaction des écritures constitutionnelles.

C’est pourquoi le Conseil d’État a proposé des modifications pour garantir que les transferts de compétence puissent s’opérer par habilitation législative ou réglementaire. Autrement dit, il suggère que les possibilités d’adaptation et de fixation de normes dans les domaines législatifs et réglementaires ne soient rendus possibles que dans les cas où la loi et le règlement l’autorisent. À l’inverse, le projet issu de l’entente du Gouvernement et des élus corses prévoit de fixer des matières, dans une loi organique, dans lesquelles la collectivité de Corse pourrait décider d’adapter les normes existantes et d’en adopter de nouvelles.

Le changement opéré par le Conseil d’État n’est donc pas mineur. Il déplace la prise d’initiative en matière de création normative, puisque dans les matières définies par la loi organique, la collectivité de Corse ne pourrait intervenir que dans le cas où le Parlement – dans le domaine législatif – ou le Gouvernement – dans le domaine réglementaire – auraient accepté ladite intervention. Dès lors, le risque d’assèchement du pouvoir de fixation normatif de la Corse est majeur. Mais dans le même temps, cette modification rédactionnelle évite la concurrence entre les pouvoirs centralisés et le pouvoir décentralisé et autonome corse.

Quand nos voisins montrent la voie

Une manière de satisfaire les deux exigences – garantir une autonomie normative à la Corse tout en évitant les concurrences normatives – pourrait venir d’une observation des organisations territoriales de nos voisins. Le caractère unitaire de la République française tranche avec le fédéralisme allemand, la dévolution britannique, le système des communautés autonomes espagnoles ou le patchwork belge.

À titre d’exemple, le Royaume-Uni est composé de quatre « nations » : l’Angleterre, l’Écosse, le Pays de Galles et l’Irlande du Nord. Les trois dernières bénéficient de pouvoirs dévolus. Autrement dit, dans des matières fixées, le pouvoir normatif appartient aux parlements et gouvernements locaux. Ainsi, les politiques de santé, d’environnement, de transport ou de développement économique sont pleinement dévolues et les institutions locales prennent des actes législatifs primaires. L’Angleterre – qui pourrait faire office de Métropole, par analogie – est directement dirigée par le Parlement et le Gouvernement britanniques.

En Allemagne, le transfert de compétences et de pouvoir normatif est opéré sur l’ensemble du territoire, découpé en Länders, fixant les politiques en matière de police, d’audiovisuel, d’éducation ou encore de construction. La loi fondamentale allemande rappelle, par précaution, que c’est bien la loi fédérale qui prime en cas de conflit avec une loi fédérée, prise par un Länder. En Espagne, les communautés autonomes accèdent à des degrés différents d’autonomie, selon les dispositions de leur « statut d’autonomie », tandis que le Tribunal constitutionnel règle les conflits de compétence entre les communautés et l’État. On ne s’attardera que brièvement sur le système belge qui fait la démonstration de la capacité – juridique bien plus que politique et sociale accordons-le – de créer des entités régionales fortes disposant de compétences propres et n’empiétant pas sur les compétences de l’État.

Ce que nous apporte ce tour d’horizon des institutions territoriales de quelques-uns de nos voisins est la démonstration qu’une autre manière de penser l’autonomie est possible. Pour satisfaire les deux exigences mentionnées plus haut, il pourrait être opportun d’opérer un véritable transfert de compétences exclusives à la Corse, sans nécessairement aller aussi loin, dans l’étendue des matières déléguées, que des exemples comme l’Écosse ou la Catalogne. La Corse aurait alors la possibilité de fixer ses normes dans des matières clés – pensons au logement et à la construction, à l’environnement, aux transports, au développement économique, voire aux politiques culturelles – dans lesquelles l’intervention de l’État serait par principe exclue. Par ailleurs, cette organisation serait tout à fait compatible avec les exigences posées par le Conseil d’État relativement aux matières, régaliennes, dont la collectivité de Corse ne devrait pas connaître.

Mais l’absence d’une liste de matières envisagées pour le transfert du pouvoir normatif et le renvoi à une loi organique traduisent le flou que souhaite entretenir le Gouvernement. D’une certaine manière, l’exécutif semble osciller entre une rédaction audacieuse, voire dangereuse d’un point de vue constitutionnel et un flou sur les matières à déléguer trahissant une forme de frilosité face au projet d’autonomie.

Il y a fort à parier que ce flou n’est pas innocent. Peut-être est-il la marque d’une peur de voir le désir d’autonomie essaimer en Bretagne, en Alsace, au Pays basque ou même ailleurs. Déjà, en mars 2024, lorsqu’étaient dévoilées les écritures constitutionnelles, le président du conseil régional de Bretagne, Loïg Chesnais-Girard, pourtant socialiste et donc loin d’être un invétéré nationaliste breton, affirmait que sa région serait en droit de demander le même degré d’autonomie que la Corse si le projet aboutissait.

C’est là que se pose la véritable question politique, celle d’une nouvelle étape majeure de la décentralisation. Peut-on accepter que la différenciation des politiques publiques s’accentue entre les régions françaises, loin de l’esprit jacobin qui a fondé notre République unitaire ?

Paradoxalement, c’est ce même esprit jacobin qui pourrait conduire la France à accentuer la décentralisation. C’est l’idée que tout le monde doit être traité à la même enseigne qui pourrait ainsi pousser à octroyer le même degré d’autonomie à toutes les régions françaises, même si, admettons-le, cette perspective est encore lointaine. Pourtant, le pragmatisme pousse, selon l’auteur de ces lignes, à penser différemment. Ainsi que cela a été dit, les traditions républicaines constantes exigent que l’on fonde la différenciation sur des critères objectifs et non arbitraires. Mais elles ne s’opposent pas à ce que des régions aux spécificités justement objectives, comme la Corse, notamment du fait de son insularité et de ses problématiques sociales, jouissent d’un degré d’autonomie supérieur à celui des autres régions métropolitaines, qui ne font pas face aux mêmes défis. La Corse, du fait de sa position géographique, de son caractère montagneux – ainsi que le souligne le Conseil d’État – et de sa très difficile valorisation économique, est une terre différente de la Bretagne, de l’Alsace ou même du Pays basque, qui jouissent d’une effective continuité territoriale et peuvent donc bénéficier du même niveau de développement que le reste de la métropole. Le fondement de la reconnaissance d’une autonomie accrue pour ces régions ne pourrait alors être que la logique « communautaire », que l’on a précédemment rejetée.

Mais alors, c’est bien en fondant le projet de réforme constitutionnelle sur la notion de communauté et non sur les caractéristiques géographiques et sociales de la Corse, que le Gouvernement ouvre la voie à ces revendications régionales. En maintenant cette référence à la communauté et en acceptant le mouvement de réactions en chaîne qui s’ensuivrait, in fine, la seule manière de ne pas pratiquer de la différenciation communautaire – qui est une philosophie politique comme une autre, qui peut être défendue, mais qui n’est pas celle de la tradition républicaine française ni celle privilégiée par l’auteur de ces lignes – sera alors de reconnaître à toutes les régions de France, y compris à l’Île-de-France ou à l’Auvergne-Rhône-Alpes, un certain degré d’autonomie.

It’s the economy, stupid !

Ainsi qu’on l’a dit, c’est la différence géographique de la Corse qui doit être regardée comme le vrai fondement de sa différenciation juridique. Et il ne s’agit pas seulement de la préservation de la montagne et des eaux corses, absolument nécessaire s’il en est. Il s’agit aussi de reconnaître que la « question corse », cette épine dans le pied de tant de gouvernements, cette révolte qui menace de gronder à n’importe quel moment, est une problématique économique et sociale causée par la différence géographique, sur laquelle viennent se greffer des revendications identitaires.

Dans l’introduction de ce – long – billet, l’on évoquait le Mouvement du 29 novembre. Ce mouvement peut être considéré comme l’un des points de départ du développement du nationalisme corse moderne. Pourtant, comme on l’a rappelé, le Mouvement du 29 novembre s’opposait, à sa fondation, en 1959, aux options indépendantistes. Ainsi parlait le comité du mouvement : « En choisissant comme date de notre congrès le 29 novembre, veille du cent soixante-dixième anniversaire du rattachement, nous rejetons formellement et catégoriquement toute idée d'autonomie, voire d'irrédentisme ». C’étaient bien les conditions matérielles d’existence des corses, leur incapacité à faire face à la vie chère et le saccage de leur terre par des projets industriels polluants qui expliquait la colère, d’Ajaccio à Bastia, en passant par Corte ou Peri. 

L’histoire corse est aussi une histoire d’émigration permanente. Les jeunes gens quittent l’île, avec déchirement, pour aller chercher le développement économique ailleurs, là où il se trouve. On a souvent coutume de dire, par exemple, que Marseille est la première ville corse, accueillant plus de 100 000 corses en 1965, au terme d’une large vague d’émigration causée par le retard économique accusé par la Corse, trop agro-pastorale, au début du XXe siècle.

Et si le tourisme a permis, depuis la seconde moitié du XXe siècle, de créer une nouvelle dynamique économique, elle est encore insuffisante pour ouvrir à tous les corses les horizons que la République est censée leur promettre, sur leur territoire.

Aujourd’hui, la poussée du nationalisme corse, particulièrement dans les urnes, est alimentée par la même mécanique qui promeut les mouvements contestataires à travers le monde. Ce sont les conditions matérielles d’existence et leur dégradation ou leur stagnation dans de faibles étiages qui créent le sentiment d’abandon, lequel nourrit le désir de confrontation, de différenciation face à ce qui est regardé comme défaillant et source des maux. Dans le cas de la Corse, c’est l’État et son incapacité à permettre aux corses de vivre sereinement sur l’île qui sont pointés du doigt. Et c’est parce qu’il y a un sentiment d’abandon voire de mépris que pousse le nationalisme corse qui promet aux corses de reprendre en main leur destin.

Les nationalistes corses ne sont pas, par ailleurs, comparables dans leurs idéologies et dans leurs buts, aux mouvements contestataires les plus communs en Europe, souvent à l’extrême-droite. Le nationalisme corse est très largement marqué à gauche, voire à l’extrême-gauche et se bat pour la reconnaissance de droits politiques, sociaux et économiques. Mais les ressorts de sa progression sont bien ceux de la plupart des mouvements contestataires.

La Corse d’aujourd’hui est minée par une série de problèmes qui affectent l’existence de ses habitants. L’île est particulièrement dépendante du tourisme, qui draine, chaque année, des millions de visiteurs et de l’activité économique, mais qui est aussi la source d’une folle pression foncière, laquelle empêche les jeunes corses de se loger et crée des conflits autour de l’appropriation des terres, souvent liés aux réseaux mafieux. La capacité de vivre en Corse, sur sa terre de naissance, devient pour une partie des corses, un rêve sans lendemain. C’est une humiliation à laquelle l’État ne répond pas.

La Corse est la région de France qui construit le plus mais 30% du bâti, soit 100 000 résidences sont en réalité des résidences secondaires. C’est donc une flambée des prix qui résulte directement du tourisme, pourtant source de développement pour la Corse. Face à cette situation, plusieurs solutions existent, comme la limitation du nombre de permis de construire pour les résidences secondaires ou le contrôle plus accru des plans locaux d’urbanisme, souvent truffés d’illégalités mais pas toujours déférés au tribunal administratif de Bastia. Le contrôle des prix revient aussi sur la table, tout comme la surtaxation des résidences secondaires et, plus encore, des logements vides. En la matière, la réalité qui s’impose à toute la Corse est aussi prégnante dans d’autres zones touristiques, comme un grand nombre de communes littorales, montagneuses ou même Paris. Dès lors, c’est bien une intervention de l’État qui est attendue, en Corse comme ailleurs.

Plus spécifiquement, des solutions adaptées à la Corse pourraient exister. Dans un rapport qu’il a rédigé il y a quelques années, le député nationaliste Jean-Félix Acquaviva proposait notamment de créer un droit de préemption spécifique à la Corse. En l’état, il proposait de le conférer au président du Conseil exécutif de Corse, non seulement pour se mettre en cohérence avec les exigences constitutionnelles appliquées aux collectivités régies par l’article 72 mais aussi pour mutualiser l’effort à fournir. Il proposait également de créer des « zones communales d’équilibre territorial et social », sortes de sanctuaires qui seraient réservés à des logements pérennes ayant vocation à être loués ou achetés par des résidents permanents.

Si l’on a évoqué la seule question du logement, l’une des plus pressantes pour la Corse, il serait tout aussi opportun, d’évoquer celles de l’emploi – de la dépendance à l’emploi public, particulièrement –, de la continuité territoriale, des transports ou encore de la tranquillité publique, minée par les affaires, le narcotrafic et les règlements de compte mafieux, eux aussi alimentés par les conditions d’existence en Corse.

Le propos que l’on développe, au fond, est le suivant : les problématiques de la Corse n’appellent pas seulement des réponses institutionnelles, qui seules, ne feront qu’esquiver les vrais sujets. Il faut apporter des réponses politiques, économiques et sociales, comme celles que l’on a formulées plus haut en matière de logement et d’accès à la terre. C’est le soutien du développement économique raisonné, de la protection de l’environnement naturel corse – en mer comme en montagne – ou encore la réhabilitation des lieux d’enseignement qui pourra répondre aux problèmes du quotidien des corses.

Sur l’île de beauté, comme ailleurs, il faut de nouvelles politiques publiques de solidarité, de redistribution et d’égalité pour, enfin, changer la vie.

Plutôt que le conflit, l’addition des identités

Il faut enfin confesser au lecteur que l’auteur de ces lignes est d’origine corse et que cette circonstance n’a pas manqué d’influer la direction du propos.

Il n’existe pas un corse installé hors de son île qui ne s’en revendique pas. C’est un attachement irréfragable qui lie ceux qui en sont issus à la Corse. L’amour de la Corse est un amour du beau comme du rude, c’est un lien respectueux à la nature, une adhésion à une humanité simple, enracinée et, malgré tous les stéréotypes qui existent sur l’île de beauté, profondément ouverte et bienveillante. La Corse est une solidarité sans cesse renouvelée.

Ce sentiment ne vient pas de nulle part. Il est le fruit de cette longue histoire d’insoumission de la Corse, sans cesse conquise, échangée, administrée par des puissances qui ne la connaissaient pas ou trop peu. La Corse n’a pas une véritable histoire d’indépendance – ses seules expériences du genre, toutes deux chaotiques, furent le Royaume de Corse de Théodore de Neuhoff, de 1736 à 1740, et la République Corse de 1755 à 1769 – et c’est peut-être cela qui la conduit à être aussi fière. Pour éviter d’être noyée dans la masse des ensembles qui visaient son asservissement, elle a sans cesse du entretenir sa résistance, sa singularité, son identité. Elle doit être reconnue, cela va sans dire, mais cela ne peut pas être fait n’importe comment. Cela ne peut être fait ni au mépris des valeurs de la République ni dans une logique identitaire, exclusive.

La Corse est, depuis 1769 – si l’on excepte la parenthèse du Royaume anglo-corse de 1794 à 1796 – une part de la France qui, pour cela, est plus belle. Il faut revenir à ce que dit la sociologue Anne-Marie Thiesse dans son ouvrage La création des identités nationales, publié en 1999 aux éditions du Seuil. Dans cet ouvrage fondamental, la chercheuse nous rappelle que l’identité nationale, comme tout ce qui nous entoure dans le monde social, est un construit. Elle dit, notamment : « Le Peuple… est l’expression la plus authentique du rapport intime entre une nation et sa terre, du long façonnage de l’être national par le climat et le milieu. L’âme de la terre natale aussi bien que le génie ancestral s’incarnent dans le Peuple des campagnes ». Par ces mots et par toute la thèse qu’elle développe dans son ouvrage, Anne-Marie Thiesse nous dévoile que la construction des identités nationales est notamment appuyée sur un rapport aux terres locales, aux campagnes, aux paysages et un assemblage de traditions et de cultures locales qui ont été retravaillées et adaptées au récit historique national, centralisateur.

Dès lors, l’identité nationale française ne peut se concevoir sans l’identité corse, comme elle est indissociable des identités alsacienne, niçoise, franc-comtoise, bretonne, basque ou même francilienne. Comme elle est nourrie et augmentée des identités venues des vagues migratoires italiennes, polonaises, arméniennes, algériennes, sénégalaises, marocaines, maliennes…

C’est la richesse de la France de se nourrir de ces identités multiples, à commencer par ses identités régionales et, singulièrement, de l’identité corse. Préserver le foisonnement culturel qui vit en Corse est donc une raison d’État. Cela passe, à notre sens, par la reconnaissance des spécificités géographiques de l’île, via une différenciation juridique qui ne peut, néanmoins, se départir des traditions constantes de la République. Cela se traduit, ensuite, par des politiques publiques de solidarité avec et au sein de la Corse. 

Une fois ces chantiers entrepris, la Corse, de nouveau, sera grande, en France.

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