Dans une émission de télévision qui le confrontait à des enfants encore loin de l’âge d’acquisition du droit de vote, Emmanuel Macron, pas encore président de la République, résumait grossièrement ce qu’étaient, selon lui, la gauche et la droite. À la gauche, il confiait le souci de l’égalité, tandis qu’il réservait à la droite la défense de la liberté.
La distinction entre la gauche et la droite, que l’on retrouve dans toutes les démocraties occidentales, de Washington à Berlin, de Canberra à Buenos Aires, est une invention française, remontant aux grandes heures de la Révolution, lorsque les partisans du Roi, du statu quo, se plaçaient à droite, dans un grossier rappel à la droite du Christ, tandis que les défenseurs de la Révolution et, pour certains, de la République, se plaçaient à gauche.
Pourtant, les partisans de la Grande Révolution n’étaient pas des militants monomaniaques de l’égalité, incapables de penser la liberté. Et les partisans de l’Ancien Régime étaient loin d’être des partisans de la liberté, si ce n’est la leur de continuer à bénéficier des privilèges.
Au contraire, entre 1789 et 1794, dans les heures les plus turbulentes de la Révolution, les partisans de la transformation radicale sont bien plutôt des libéraux du premier ordre. Pour eux, c’est l’émancipation qui doit guider la marche de la société. Et la « passion pour l’égalité » que décrit Alexis de Tocqueville doit bien plutôt s’analyser comme le corollaire du combat des révolutionnaires pour la liberté. Les exemples les plus éloquents de cette marche libérale sont à rechercher, d’une part, dans le décret d’Allarde et la loi Le Chapelier de 1791 et, d’autre part, dans l’attitude des révolutionnaires face à l’Église.
Le décret d’Allarde et la loi Le Chapelier ont pour effet premier de supprimer les corporations et, plus globalement, toutes les barrières économiques. L’idée est des plus libérales. Il s’agit de faire sauter, à l’intérieur, tous les freins et tous les corps de réglementation. C’est, là, l’esprit même de la Révolution de 1789 qui, si elle est celle de l’irruption du Tiers-État et donc de la masse dans la politique, est un mouvement pris en charge par les notables de ce troisième corps, c’est-à-dire par la bourgeoisie, désireuse de briser les carcans d’Ancien Régime qui obéraient sa prospérité économique. Ces deux textes créent un mythe, issu des bonnes volontés des Lumières et que les travailleurs combattront sans cesse depuis, celui de l’individu libre.
La Révolution est, en outre, l’amorce du mouvement de déchristianisation qui se poursuivra sans trop de limite jusqu’à nos jours. Les révolutionnaires ont pour objectif de libérer les masses de l’influence de l’Église. Objectif stratégique, naturellement, la religion catholique étant l’un des principaux vecteurs de la contre-Révolution. Mais objectif fondamentalement politique et idéologique, par ailleurs, puisque l’Église est la gardienne de l’ordre établi et le temple de la vérité révélée, de l’arbitraire et donc une opposante à la liberté. La religion en général, est vue comme un carcan social, qui empêche l’expression des libertés.
Les grandes proclamations égalitaires, comme l’abolition des privilèges dans la nuit du 4 au 5 août 1789 et même la déclaration des droits de l’Homme et du citoyen, le 26 août 1789, sont évidemment des éléments politiques de défense de la notion d’égalité. Mais leur véritable matrice est la liberté. Il s’agit de proclamer l’égalité des droits naturels pour permettre l’expression libérée des talents humains. Le cœur de la déclaration d’août 1789 est probablement à rechercher dans l’article 17 proclamant le droit de propriété. Tout ce que fera la Révolution et sa prolongation napoléonienne sera dirigé dans le sens de la liberté, que le Code civil de 1804 viendra parachever.
Ainsi, en 1814, lorsque la Restauration reprend le pays, l’opposition ne réside pas entre une gauche égalitaire et une droite libérale. Ceux qui siègent à gauche de la chambre des députés de la Restauration sont bien des libéraux, héritiers de l’esprit de 1789, tandis que l’aristocratie de retour aux affaires siège à droite et porte haut l’idée d’une contre-Révolution décriant sans cesse que 1789 a été un grand moment de désocialisation, de destruction des corps constitués, de toutes les structures organisationnelles du pays. Pour la droite de l’époque, notamment les ultraroyalistes rassemblés derrière le ministère Villèle, il s’agit de donner à la société, à nouveau, des structures. Celles de ces ultraconservateurs sont celles de l’Ancien Régime, hiérarchiques et inégalitaires.
En face, les libéraux portent le combat pour la défense de l’héritage républicain et c’est donc à gauche que l’on retrouve Benjamin Constant et, plus tard, Adolphe Thiers, qui sera, à l’avènement de la IIIe République, le président des Versaillais, proclamant que « la République sera conservatrice ou ne sera pas ».
Il est singulier d’observer que cette opposition entre libéraux et conservateurs ultraroyalistes, sous la Restauration, existe dans le cadre du suffrage censitaire, particulièrement restrictif jusqu’en 1830, puisqu’il fixe très haut la barre du cens électoral et plus haut encore celui du cens d’éligibilité. Dans ce contexte qui réserve l’élection aux très fortunés, amalgame de l’aristocratie et de la haute bourgeoisie enrichie par le mouvement de libération économique de la Révolution et l’achat des biens nationaux, le peuple, cette masse qui donne du corps aux grandes révoltes, est ignoré. Ses intérêts le sont d’autant plus. Ni le conservatisme, ni le libéralisme ne sont des idéologies d’origine et d’intérêt populaire.
De manière éloquente, alors qu’en 1830 l’autoritaire Charles X restreignait encore davantage les libertés publiques, notamment celle de la presse, et que les libéraux comme Thiers lui opposaient une résistance mesurée, c’est bien le soulèvement du Paris populaire, lors des trois glorieuses (28, 29 et 30 juillet 1830), qui mit fin à la suspension de la Charte constitutionnelle par le Roi et le poussa au départ. Mais alors que le peuple de Paris avait donné son sang, à l’instar du polytechnicien Vanneau, la bourgeoisie libérale appela sur le trône Louis-Philippe, proclamé Roi des Français plutôt que Roi de France, mais bien gardien de l’idée libérale. Le suffrage censitaire n’est que timidement amendé mais certainement pas aboli. La politique, c’est-à-dire la direction de l’action publique et la souveraineté, restent entre les mains des élites.
Il manque quelque chose au libéralisme de ce début de XIXe siècle pour que l’on puisse le qualifier de « gauche » tel qu’on l’entend aujourd’hui. Le libéralisme politique porte des idées essentielles, celles des libertés publiques. La construction de la démocratie ne peut se passer du libéralisme politique, qui est notamment le porteur de la liberté d’expression et d’opinion et de l’abolition des privilèges de sang. Mais le libéralisme du XIXe siècle est aussi le porteur de nouvelles inégalités. C’est le remplacement de l’inégalité de sang par l’inégalité d’argent. Et la perpétuation de la discrimination financière est, en outre, un marqueur de ce libéralisme héritier de la Révolution.
Les libéraux de 1830 ne portent ni l’extension du suffrage, ni l’octroi de nouvelles libertés, sociales, syndicales et ouvrières. Il n’a pas de dimension sociale et croit à l’amélioration globale des conditions de vie par l’extension du domaine des richesses, pas de celui de la lutte. Pis encore, le libéralisme est le tenant de la dérégulation, de la destruction des corps intermédiaires, c’est-à-dire des corps intermédiaires. Il perpétue son mythe fondateur, celui de l’individu libre, et s’oppose frontalement à toute introduction de réglementations qui agiraient comme des freins à l’activité économique. Pour ce libéralisme, surtout, les individus sont l’essentiel et, atomisés, ils servent mieux l’avènement de l’idéal-type du marché, organisé par la seule concurrence pure et parfaite.
Face à cette aporie, une autre gauche, plus conforme à ce que l’on qualifie aujourd’hui de la sorte, se développe. Elle n’était pas absolument absente de la Grande Révolution. La Constitution de la Convention de 1793, jamais véritablement mise en œuvre, le prouve. Les Montagnards en étaient l’expression. Mais à compter de 1795, avec l’avènement du Directoire, les libéraux prennent le pouvoir et relèguent la gauche égalitaire aux marges politiques, marquée au fer rouge du souvenir, en partie déformé, de la Terreur.
Dans la France de la Restauration, c’est Saint-Simon qui fait vivre une pensée alternative, soucieuse de ce que produit d’externalités négatives le libéralisme politique. Les saint-simonistes, aussi, observent l’atomisation de la société et s’en désolent. Mais à la différence des ultraroyalistes, ils ne croient pas au retour aux solutions d’Ancien Régime. La contre-Révolution n’est pas une voie de réforme. Il ne s’agit pas de dilapider l’héritage révolutionnaire mais de le compléter pour aboutir à une nouvelle organisation sociale, égalitaire, démocrate, solidaire.
À cet égard, 1848 constitue un véritable tournant. C’est cette année que la France populaire (re)devient enfin une force politique. Face à la monarchie libérale de Louis-Philippe, secondé des Guizot et Thiers, qui garantit globalement les libertés publiques mais reste un régime d’élite, revendiqué comme tel, les Républicains s’organisent en banquet et réclament l’essentiel, c’est-à-dire le suffrage universel. En février, Louis-Philippe tombe face à une Révolution sociale dont la revendication pourrait se résumer en ce slogan : place au peuple. Mais alors que la révolte populaire réclame une République sociale, le gouvernement provisoire d’Odilon-Barrot, Dupont de l’Eure ou encore Lamartine, se fait gouvernement d’une République plus rangée, qui n’hésitera pas à fermer les ateliers nationaux ouverts pour donner du travail aux ouvriers parisiens et à écraser, dans le sang, leur révolte des journées de juin qui s’ensuit.
Finalement, à la fin de l’année 1848, les mots de la Révolution sociale sont usurpés par un homme providentiel qui promet l’ordre et le respect à un peuple encore trop peu politisé. Cet homme, Louis-Napoléon Bonaparte, abattra trois ans plus tard la République et rétablira l’Empire. La gauche égalitaire perce en 1848 mais ne parvient pas encore à s’imposer. Il serait indélicat envers la mémoire de Napoléon III de le décrire, exclusivement, comme un usurpateur de la question sociale. Le bonapartisme du XIXe siècle est bien imprégné d’un souci d’enrayer la paupérisation et le tournant des années 1860 est celui qui porte, de facto, l’autorisation de la grève, par exemple. Pour autant, pour arriver au pouvoir et s’y maintenir, le prince-président a forgé une alliance de fait avec le « parti de l’Ordre », amalgame de bourgeois libéraux et aristocrates orléanistes ou légitimistes, davantage effrayés par le premier spectre du « péril rouge » des démocrates-socialistes émergeant, notamment autour de la personnalité de Ledru-Rollin.
Il faudra attendre la chute de l’Empire à Sedan et la proclamation de la République, le 4 septembre 1870, pour que rejaillisse, véritablement, dans le paysage politique la gauche égalitaire. Et à partir de là, son chemin pour la véritable émancipation du peuple sera long.
Ce chemin est celui de l’égalité, des droits des travailleurs, du partage des richesses, des solidarités. C’est le combat pour la reconnaissance politique de cette masse économique que représente le prolétariat. C’est cette gauche égalitaire qui porte des transformations sociales radicales. En 1884, la légalisation des syndicats est votée et, avec le droit de grève accordé en 1864, les travailleurs peuvent enfin faire la démonstration de leur masse et, par leur abstention de travailler, de ce qu’ils sont les rouages essentiels de la création de la plus-value.
En 1898, la première assurance sociale, couvrant les accidents du travail, est adoptée, dans un vote qui ouvre une grande brèche dans le mythe de l’individu parfaitement libre : les risques au travail ne sont pas des contingences, ce sont des risques sociaux qui doivent être pris en charge par le patronat, lequel est tenu à des obligations de sécurité à l’égard de ses salariés. En 1910, une logique du même ordre est à l’œuvre lors de l’adoption de la loi sur les retraites ouvrières et paysannes, qui permet la socialisation du risque social de la vieillesse, c’est-à-dire la prise en charge de ceux qui n’avaient que leur bras pour seule richesse et dont ces mêmes bras sont devenus inaptes au travail.
1919 sera l’année de la conquête de la journée de huit heures, qui constitue une avancée majeure dans la reconnaissance du droit au repos, à la reconstitution des forces productives. Cette reconnaissance sera accompagnée par celle du droit au loisir en 1936, lorsque seront adoptés les congés payés et la semaine de quarante heures.
Plus tard encore, la France de 1946, celle qui se reconstruit après le passage sur son sol de la barbarie nazie et du régime collaborateur, fasciste et rétrograde de Vichy, se dotera d’un véritable État providence dont le phare est la sécurité sociale, qui permet d’assurer la majeure partie des risques sociaux et de garantir qu’ils ne soient plus, pour les travailleurs, l’assurance de la pauvreté.
Toutes ces conquêtes sociales, historiques, que l’on considère – pour combien de temps encore ? – comme acquises, sont le fait d’une gauche qui avait en elle le souci de la communauté, de l’organisation sociale et de la solidarité. Et elles ont chacune rencontré l’opposition de ceux qui se réclamaient du libéralisme, politique comme économique.
C’est avec le libéralisme que l’on a enfoncé la porte de l’Ancien Régime et que l’on a terrassé une société conservatrice qui ne pouvait plus exister après que l’Humanisme et, finalement, les Lumières eussent montré la voie de la libération. Cette entreprise a été salutaire car elle a permis au peuple de conquérir des droits élémentaires, dits de première génération, et de faire irruption dans le théâtre politique.
La gauche égalitaire, celle du progrès social, a cimenté ces libertés nouvelles et les a complétées. Il a fallu que la gauche se saisisse de l’exigence d’égalité pour qu’elle devienne une réalité partagée. C’est la gauche qui, face à une société atomisée, d’individus concurrents, a opposé une nouvelle organisation sociale, démocratique et solidaire. Elle a rompu les mythes de la liberté absolue et de la concurrence pure et parfaite qui ne sont que les terreaux de la reconstitution de nouvelles aristocraties, financières, militaires ou religieuses. Elle a substitué à l’organisation sociale d’Ancien Régime, fondée sur la hiérarchie et la vérité révélée, l’organisation sociale fondée sur l’égalité des droits et la politique délibérée. Elle a, enfin, admis et porté, qu’il fallait aux citoyens une structure pour faire société, pour fonder un destin commun de progrès partagé, raisonné et juste, et cette structure est la Nation, lieu dans lequel se matérialise la souveraineté, lieu de la délibération consécutive au débat public.
La société atomisée, individualiste, - non pas la société inclusive et tolérante aux différences - est une contrée d’horreurs. Cette société est celle de l’extrémisme différencialiste. C’est la société qui n’accepte pas que des règles uniformes s’appliquent à tous. C’est la société de l’hypertrophie des spécificités au détriment du sentiment de commun. Surtout, c’est celle qui fait passer ce qui fait diverger au-dessus de ce qui devrait rassembler. C’est donc le paradis de la nouvelle aristocratie financière, qui observe se déliter toutes les structures d’organisation communes qui pourraient permettre à la masse de peser face à ses intérêts.
Une partie de la gauche du XXIe siècle, lorsqu’elle porte des discours de différenciation, alimente l’individualisme et le désintérêt pour les combats communs. Elle alimente le centrage des individus sur leur propre et unique condition à court-terme. Pourtant, tout ce qui est nécessaire à la société démocratique, sociale et progressiste qu’est la France nécessite que les citoyens s’attachent à plus large qu’à leurs intérêts court-termistes. Il faut voir loin et large pour accepter qu’une part de son salaire finance la sécurité sociale. Mais à n’appuyer que sur les spécificités identitaires, on ne fait que dévitaliser le désir de solidarité et la seule chose qui prospère est l’individu narcissique et donc égoïste.
Chez cette fraction de la gauche moderne qui porte la reconnaissance de la différenciation permanente est une gauche animée d’une profonde passion libérale, au sens premier du terme. C’est une gauche dont l’intention, louable, est celle de l’extension permanente du domaine des libertés. Son idéal-type, celui d’une société dans laquelle les individus sont parfaitement libérés et autorisés à vivre exactement comme ils le souhaitent, est un modèle dont l’attrait est certain. Mais il est formellement inatteignable. Non pas qu’il s’agirait d’une utopie demandant des moyens politiques et économiques colossaux qui ne seraient pas, en l’état, mobilisables. Mais il est parfaitement contraire à l’ensemble des enseignements tirés des 5 000 ans d’histoire des civilisations humaines.
L’étude du grand XIXe siècle français que l’on vient de résumer grossièrement nous le rappelle : les individus atomisés sont des individus faibles, soumis aux puissances de l’argent et aux nouvelles aristocraties, qui font régner une inégalité parfaite. Il faut également ajouter que la nature humaine poussant à la socialisation renvoie les individus atomisés à des communautés de destin. Mais puisque le libéralisme est un mouvement de dérégulation et de promotion de l’État minimal, ces nouvelles communautés sont bien souvent celles de la vérité révélée, à commencer par les religions qui apportent aux individus des réponses aux grandes questions de l’existence mais aussi – surtout – à l’ensemble des questions de société en dehors de tout cadre démocratique.
C’est ainsi que cette gauche passionnée par le libéralisme politique, se déclarant pourtant – et nous croyons que c’est une déclaration honnête – héritière de Robespierre, Saint-Simon, Ledru-Rollin, Jaurès et Blum –, ignore, dans ses combats, qu’apparaît en France, comme dans beaucoup de pays occidentaux, notamment aux États-Unis, un retour du religieux ou, à tout le moins, un affermissement de ses expressions autour de dogmes profondément antirépublicains et, finalement, illibéraux.
Il n’est pas une once de liberté dans le combat de ceux qui veulent aider à perdurer les dogmes les plus rétrogrades des religions qui, elles, continuent d’exercer sur leurs fidèles - et parfois sur tous ceux qu’elles croisent - une pression arbitraire, au nom d’un hypothétique droit divin étranger à toute notion de démocratie. C’est donc se faire l’idiot utile de l’obscurantisme que de soutenir ses expressions, même les plus symboliques, au nom d’une supposée liberté de choix qui n’a de liberté que le nom.
La gauche doit accepter de se refuser à ce relativisme malsain qui met sur un pied d’égalité des modèles de société concurrents et orthogonaux au seul motif qu’ils existent et sont vécus, voire supportés par des peuples.
Faut-il dire que toutes les sociétés se valent quand les nord-coréens meurent de faim sous le joug d’un dictateur qu’ils sont forcés d’adorer ?
Faut-il dire que toutes les sociétés se valent quand les femmes afghanes se voient nier jusqu’aux plus petites marges d’expression et vivent recluses derrière les barrières physiques et symboliques que leur imposent les talibans ?
Faut-il dire que toutes les sociétés se valent quand les politiques ultralibérales de Javier Milei plongent plus de la moitié des Argentins dans la pauvreté et que des pans entiers de l’économie sont accaparés par quelques individus fortunés ?
La gauche a toujours défendu un modèle de société. Défendre un modèle de société n’est pas neutre. Si les militants n’avaient pas au fond d’eux la conviction que leur choix est juste et que ce qu’ils défendent est préférable, ils ne seraient pas militants. Il faut donc assumer de dire que, non, tous les choix d’organisation sociale ne se valent pas et que c’est par l’action politique qu’il faut faire reculer ces propositions de société qui ne visent pas la justice, l’équité sociale et l’égalité politique.
L’année 2025 n’a fait que confirmer l’ampleur des défis de l’époque. Alors que la crise écologique accroît, de plus en plus rapidement, les inégalités entre ceux qui peuvent s’y adapter et ceux qui sont forcés de la subir, le monde de l’argent se tourne bien plus volontiers vers l’investissement dans l’intelligence artificielle, qui promet au monde une nouvelle division du travail de nature à paupériser des pans entiers des sociétés les plus avancées, tandis que seraient maintenues dans l’indigences les peuples des pays les plus pauvres. En Europe, et singulièrement en France, les inégalités de patrimoine explosent et placent la démocratie sous tension alors que les milliardaires s’approprient l’espace public via leurs larges participations dans les médias privés. Notre continent ressemble de plus en plus à une forteresse de démocratie, assiégée par la Russie, abandonnée par les États-Unis menaçant de sombrer dans le fascisme. Pire encore, il est miné de l’intérieur par les forces de la réaction, une extrême-droite engaillardie par les regards bienveillants que lui portent les forces de l’argent, de nouveau effrayées par le prétendu « péril rouge ».
Dans cette époque grave, la gauche porte l’immense responsabilité de former la digue démocrate. Nous sommes, à gauche, les héritiers de ceux qui ont fait tomber l’arbitraire pour y substituer la raison. Il faut, non seulement, défendre la démocratie en elle-même mais aussi et surtout traiter les maux qui font prospérer les menaces fascistes. Ces maux sont bien identifiés. Ce sont les rejetons du libéralisme : paupérisation, dégradation des services publics et développement d’un malaise social qui draine son cortège d’insécurité, de violence et d’égoïsme. Ils appellent une réponse qui est tout aussi connue, celle de la gauche égalitaire.
La tripartition politique de 2025 ressemble, à bien des égards, à celle de la Restauration et de la monarchie de Juillet. Le libéralisme a déstructuré la société et promu l’individualisme porteur du malaise social. Pour éviter la poursuite de cette entreprise de désocialisation et face à l’option ultraconservatrice des réactionnaires, la gauche doit porter l’idéal d’une reconstruction fondée sur la solidarité.
C’est donc le retour des services publics, au premier rang desquels l’école et la santé, la justice fiscale et sociale, la réappropriation de l’espace public par les citoyens et, in fine, l’amélioration des conditions matérielles d’existence, qui doit être au cœur du programme de la gauche. Non seulement parce que ce sont des politiques de solidarité et d’équité sociale qui répondront le mieux à la poussée de l’extrême-droite et formeront des citoyens désireux de défendre le modèle démocrate face aux menaces extérieures, mais aussi parce que c’est ce qu’attendent les Français et que c’est donc ce discours, centré sur les conditions matérielles d’existence, qui forme la meilleure stratégie électorale.
À l’inverse, sa tentation de l’ultralibéralisme politique, de la promotion de l’individu-roi, est non seulement une faute électorale – car ce n’est pas ce que recherchent les Français, c’est au contraire la source de bien des maux qu’ils identifient – mais aussi une sortie de route majeure qui nous conduirait à devenir les idiots utiles d’autres forces réactionnaires, notamment les forces religieuses.
Nous ne disons pas que la gauche doit abandonner ses combats pour l’égalité de droits pour les minorités de tous genres. Nous disons que ce combat pour les droits des minorités doit se faire dans le cadre du modèle de société que la gauche égalitaire défend. Ce combat doit être celui pour la reconnaissance, à tous, de droits politiques et civils identiques, et pour l’application, à tous, des mêmes règles, de la même loi, car c’est la seule manière de faire Nation et donc de partager l’expérience de la démocratie.
Pour gagner, la gauche gagnerait ainsi à regarder ce qu’elle a affronté dans le siècle des révolutions et à redevenir ce qu’elle a été lorsqu’elle gagnait : une force capable de créer du commun pour, enfin, changer la vie.