Depuis son poste de travail, au sein de l’appareil productif européen, le musulman diplômé a cessé d’argumenter. Il sait la propagande médiatique impitoyable à laquelle sont soumis ses concitoyens ; il sait qu’il ne parviendra pas à leur faire comprendre, et qu’il ne faut pas leur en vouloir. Mais que se présente une oreille qu’il sait acquise à sa cause, et il l’affirme d’un air bravache : « Ç’en est fini de l’Etat Israélien. Aussi sûrement que je suis assis sur cette chaise, la situation finira par se retourner contre eux… »
J’ose à peine l’avouer mais le doute m’habite. Bien sûr j’ai confiance que Dieu châtiera les injustes dans l’Au-delà, mais dans ce monde-ci ça n’en prend pas le chemin. Sur le terrain, Israël n’a jamais été aussi fort, et les Palestiniens n’ont jamais autant souffert. Certes, le paysage géopolitique est en train d’évoluer, mais les Etats-Unis restent encore la première puissance militaire mondiale. Et si une seule chose est sûre, c’est qu’ils ne lâcheront jamais Israël. Cet État est né de leur vision du monde, protestante évangélique (1). Tant qu’il leur restera une once de puissance pour peser sur les affaires du globe, ils soutiendront l’État hébreux.
Le redimensionnement de la puissance américaine, voilà précisément ce qui se joue dans cette guerre à Gaza. La diplomatie s’active en coulisse et, au fil des semaines, un bloc géopolitique adverse est en cours de constitution, qui finira par imposer à Israël un cesser-le-feu. Il n’y a pas d’autre issue possible, sauf intervention divine non anticipée (et non anticipable…). Ce bloc géopolitique n’inclura pas seulement l’Iran, la Russie et la Chine, mais certains des alliés actuels de l’Occident dans la région. Et bien sûr ils ne s’arrêteront pas là : une fois réunis pour faire plier Israël, ils noueront aussi des alliances économiques et monétaires. Les Américains le savent et ne font rien pour l’empêcher. De toute façon, ils n’ont jamais fait vraiment confiance à leurs alliés arabes (2). L’allié israélien est certes turbulent, il force régulièrement la main à l’administration démocrate, mais Trump est derrière en embuscade. Démocrate ou républicaine, l’administration américaine n’a pas d’autre choix que de suivre son allié existentiel au Proche-Orient. Ceux qui ont déclenché cette guerre le savent aussi… mais qui sont-ils ?
« Aussi sûrement que je suis assis sur cette chaise…

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Le débat français a ces jours-ci quelque chose d’irréel. On sort les cartes, les références historiques, les experts se succèdent sur les plateaux : tout se passe « là-bas dehors » (3) et cela vaut mieux, pour préserver les susceptibilités de chacun. On ressasse la même tautologie explicative sur l’axe Trump-Netanyahu et la montée en puissance de l’Iran. On aperçoit à peine que la direction du Hamas se trouve en fait au Qatar, et que l’Iran ne semble pas avoir été informé en amont des attaques du 7 octobre… (4)
Même concernant le fameux « mouvement des frères musulmans », ne serions-nous pas intoxiqués par l’expertise des islamologues ? On nous décline à l’envi leur généalogie, série de noms enturbannés, exhumés de contrées lointaines dans le temps et l’espace : des réformateurs du XIXe siècle, emprisonnés au XXe siècle, passés aux maquis Afghans, Irakiens et Syriens au tournant du XXIe… Pour nous expliquer ensuite que nos gentils « frères musulmans » ici, qui viennent d’ouvrir tel et tel centre culturel ou lycée privé, sont en fait sous influence de ces « méchants barbus » là-bas. Et à titre de preuve, nous brandir encore un autre nom sorti du chapeau - ou mieux encore : un concept islamique censé démontrer l’influence idéologique, aussi surement qu’une courroie de transmission. Toujours la fatale erreur du concret mal placé…
Pendant ce temps, assis sur sa chaise, le diplômé musulman se cantonne à la tâche qui lui a été confiée. Difficile de reprendre pieds dans le débat, quand j’en ai été éloigné pendant si longtemps, et quand je ne m’exprime plus que par ventriloquie. D’ailleurs, l’institution ne me fait pas vraiment confiance, quoi que je pourrais avoir à dire. Dans ce contexte, difficile même d’ordonner mes propres pensées. Aussi ai-je parfois recours à la pensée magique :
« Cette fois j’en suis sûr : ç’en est fini d’Israël ! ».
Mais réfléchissons sérieusement : qu’en sera-t-il de l’Europe - et serai-je toujours assis sur cette chaise - après redimensionnement de la puissance américaine ? Tout se passe déjà sous nos yeux : le démantèlement de l’industrie européenne, le rapatriement par les Américains de leurs actifs stratégiques. Et dans ce contexte d’appauvrissement continu, partout sur le continent européen, la montée des partis xénophobes, qui inclut la chasse aux « frères musulmans »…
Or la vraie caractéristique sociologique des frères musulmans, c’est le passage par l’éducation moderne. Partout sur la planète, c’est leur seul vrai dénominateur commun : le problème théologique qui les amène à se lire les uns les autres, sans qu’il y ait là la moindre « conspiration ». Voilà la clé épistémologique de toute cette affaire, mais les Européens sont les seuls à ne pas l'apercevoir. Sans doute parce que l’éducation moderne, c’est nous… (5)
La panique intellectuelle et morale des élites européennes est actuellement un phénomène unique au monde, et qui inquiète le monde entier. Sur le plan du verrouillage de la sphère publique, du conformisme intellectuel, du fiasco éducatif, l’Europe traverse une conjoncture étonnante. Car par ailleurs, l’hyperpuissance intellectuelle de l’Europe n’est pas menacée, elle ne le sera probablement jamais. En tant que musulman diplômé dans ce contexte, n’ai-je pas la responsabilité historique de faire baisser la fièvre ? Si je ne le fais pas, qui témoignera de la structure qui relie ?
Qui saura expliquer que le pivot de cette guerre est la fausse conscience des Européens, et ses retombées sur la géopolitique mondiale ? Parce que l’Europe est déjà le dindon de la farce : le recentrage géostratégique des Etats-Unis est déjà en cours, et nous y sommes la variable d’ajustement ! Donc plus la souffrance des Palestiniens durera, plus nous y perdrons au final. Mais cette équation toute simple n’a pu s’imposer dans le débat français jusqu’à ce jour. Pourquoi ?
La guerre de Gaza est l’occasion de réfléchir à nos responsabilités collectives. Ne soyons pas comme le Qatar, qui tient dans sa main la ficelle de cette crise, mais reste caché derrière l’émotion mondiale qu’elle suscite. N’attendons pas d’être montrés du doigt pour nous repentir et craindre Dieu. Prenons garde que dans la déchéance criminelle d’Israël, Allah ne nous tende en miroir une image de nous-même. Cachés derrière nos compétences, ne soyons pas jabbârîn, coupables d’orgueil tyrannique : « Dieu endurcit le cœur de tout tyran orgueilleux. » (Coran 40:35).
Références :
(1) « L’évangélisme sioniste et son influence sur la politique américaine au Proche-Orient », conférence d’Antoine Fleychel à l’IReMMO, le 29 février 2020.
(2) Voir l’entretien récent d’Elias Sanbar avec Edwy Plenel : « Ce que la Palestine dit au monde », Médiapart du 26 décembre 2023. Sanbar évoque longuement la psychologie de la diplomatie américaine, fort de son expérience de négociateur pour la Palestine à l’époque des accords d’Oslo.
(3) Gregory Bateson dans Une unité sacrée : quelques pas de plus vers une écologie de l'esprit (Seuil, 1996) : « The world is no longer “out there” in quite the same way that it used to seem to be ».
(4) Jean-Pierre Perrin nous l’apprend comme par accident dans son article « La stratégie de l’Iran pour sauver le Hamas », Médiapart du 24 décembre 2023.
(5) Voir mes réflexions récentes, dont découle le présent billet : « Gaza, après Versailles et la cybernétique », Club de Médiapart, le 24 décembre 2023.