1. Les révolutions arabes.
Le 17 décembre 2010, le suicide par le feu du jeune Mohammed Bouazizi, à Sidi Bouzid dans le Sud pauvre de la Tunisie, qui meurt quelques jours plus tard, lance la vague de manifestations que l'on appellera le "printemps arabe" et qui iront au delà de la Tunisie et y compris du monde arabe. Ben Ali s'enfuit le 14 janvier 2011. Le 25 janvier commence la révolution égyptienne. Pendant quelques semaines le monde bât à l'unisson de la place Tahir. Le 27 janvier, les manifestations de masse à Sanaa lancent le mouvement au Yémen. Le 14 février, c'est le Bahrein, et le 15 la Libye de Kadhafi où l'explosion part de Cyrénaïque. Les 13-15 mars, à Deraa dans le Sud de la Syrie, une quinzaine de jeunes gens ayant graffité les slogans des révolutions sont atrocement torturés et assassinés par les services dits de sécurité du dictateur Bachar el Assad, mais ceci déclenche les manifestations de masse qui, en trois mois, de Deraa gagnent tout le pays, y compris Lattaquié et le secteur alaouite réputé être le bastion du régime.
Ces six pays, Tunisie, Egypte, Libye, Yémen, Bahrein, Syrie, sont ceux où la vague a pris une dimension insurrectionnelle, mais elle a aussi touché tous les pays du monde arabo-musulman et soulevé des remous bien au delà, touchant en profondeur les jeunesses d'Afrique noire, et inaugurant la méthode du rassemblement national et démocratique sur les grandes places comme forme emblématique d'action, déjà apparue à Leipzig, Prague ou Berlin en 1989, mais portée ici à ses sommets, qui inspirera les mouvements "occupy" sur les places et lieux emblématiques en Europe méditerranéenne et aux Etats-Unis, ainsi que le Maidan ukrainien. Evènement révolutionnaire global qui inaugure, au fond, le vrai XXI° siècle.
L'insurrection syrienne de 2011 procède totalement de cette vague, et reprend ses aspirations : refus de la misère et de la hogra, un terme qui désigne la corruption mélée de violence oppressive de la part des hommes de l'appareil d'Etat et tout particulièrement des crapules policières, voleurs, violeurs, tortionnaires et rapaces, et ses mots d'ordre : Erhal, "dégage", et Ach chaab yourid isqât alnidhâm, "le peuple veut la chute du régime". Ces révolutions ont rencontré des contre-offensives de formes diverses.
En Tunisie les islamistes l'ont menacée mais un compromis lié à la résistance sociale matérialisée notamment dans les syndicats a préservé un Etat constitutionnel reconnaissant les libertés fondamentales, mais misère et souvent hogra sont toujours là.
En Egypte, aprés la victoire initiale sur Moubarak, le début de contre-révolution islamiste en 2013 a suscité les plus grandes manifestations de l'histoire - des dizaines de millions – et leur confiscation par un appareil militaire issu de l'ancien régime, avec un net retour en arrière, mais la situation n'est pas solidement stabilisée.
En Libye, une intervention de l'OTAN provoquée par l'impérialisme français, singulièrement par N. Sarkozy qui voulait liquider son ancien bienfaiteur Kadhafi, a confisqué la prise en main populaire du pouvoir et induit une dislocation du pays, dans laquelle les islamistes d'al-Qaida et de Daesh ont pu s'infiltrer, fournissant un prétexte permanent aux interventions extérieures.
Au Bahrein, le Conseil de Coopération du Golfe mené par Ryad a provoqué une intervention militaire préservant l'émirat.
Au Yémen, la résistance du dictateur Ali A. Saleh et l'immixtion saoudienne ont conduit à ouvrir de larges territoires à la rébellion chiite zaydite des "Houtis", prétexte à une intervention saoudienne ayant contraint le soutien US, depuis le printemps 2015, qui s'enlise tout en martyrisant les populations.
Il n'y a eu aucun "hiver islamiste" succédant aux "printemps arabes", mais une série de contre-révolutions armées et d'interventions impérialistes ou de puissances régionales, dans lesquelles différents courants islamistes ont joué leur propre rôle contre-révolutionnaire et, toujours, fourni les prétextes aux interventions extérieures ou à la répression intérieure.
Dans cet ensemble, la Syrie est devenue le principal abcés de fixation, et son importance, depuis 2011, est continuellement allée croissant, par rapport aux relations internationales et aux positionnements des différents courants politiques à l'échelle mondiale. Mais le point de départ de cette place prise par la Syrie provient de l'appartenance pleine et entière, à la place d'honneur pour le courage et la détermination, du soulèvement démocratique de son peuple, aux "révolutions arabes" et à la remise en cause de l'ordre existant par exploités et opprimés. Les processus révolutionnaires aujourd'hui, sont internationaux : on ne peut pas isoler un maillon, par exemple la Syrie ou la Lybie, et proclamer que là ce n'était pas, ou pas vraiment, "révolutionnaire". C'est au contraire en saisissant l'unité internationale de la lutte des classes que les formes nationales peuvent être comprises.
2. L'insurrection syrienne.
La première phase est donc celle de l'irruption de manifestations massives pour la démocratie, appelant ouvertement au départ d'El Assad, touchant tous les secteurs du pays et tous les secteurs confessionnaux de sa population, et, fait qu'il convient de préciser, touchant aussi les campagnes, où les conflits pour la terre et pour l'eau, consécutifs aux politiques de privatisations lancées par El Assad dans les dernières années, se multipliaient. Ces manifestations ont été lancées, spontanément, par "la jeunesse", aussi bien étudiante et intellectuelle que pauvre et misérable, et les revendications et cadres d'organisation ont été initialement le fait de couches intellectuelles, enseignants, jeunes diplômés, professions libérales, se situant sur un terrain politique, celui des exigences démocratiques. La dictature baathiste avait supprimé toute forme indépendante d'organisation populaire et en particulier tout mouvement ouvrier et syndical indépendant. Mais la revendication globale qui émerge est très claire : départ de Bachar, destruction des services de sécurité du régime, élections libres.
Le régime syrien prétendait que les "révolutions arabes" ne pouvaient se produire chez lui, puisque lui, il était "progressiste", "anti-impérialiste" et "anti-sioniste", et avait à ce titre le soutien de divers courants politiques issus du stalinisme et du nationalisme, qu'il avait, sur place, réprimés et/ou intégrés, et à l'extérieur instrumentalisés. En fait, ce régime était engagé dans des privatisations mafieuses, il avait été l'allié des Etats-Unis contre l'Irak lors des deux guerres du golfe de 1991 et de 2003, et il dispute à la monarchie jordanienne le palmarès du plus grand massacreur de Palestiniens, loin devant Israël. Dés que les manifestations ont commencé, une retenue contrastant avec la relative satisfaction manifestée devant la chute de Ben Ali en Tunisie, a caractérisé bien des courants de "gauche" envers la Syrie : et si la chute de Bachar, "certes, un dictateur", allait mettre au pouvoir des islamistes, des terroristes, des djihadistes, des sunnites, des - disons-le – des Arabes ? Et comme c'est aussi en Syrie que les tirs ont commencé, la thématique des "révolutions" devenant moins sympathiques et plus sanguinaires a commencé aussi là.
C'était pourtant bien la contre-révolution qui tirait et qui faisait couler le sang. Aprés avoir dénié que des manifestations comparables à celles de Sidi Bouzid, de Tunis et du Caire puisse le concerner, le régime syrien fut convaincu qu'en tirant dessus, et en torturant les enfants arrêtés, tout rentrerait dans l'ordre. Il commettait là une grossière, mais très explicable le concernant, erreur de calcul : quand la première peur, celle de sortir dans la rue en protestant, fut surmontée, les tirs et la torture, combinées à l'expérience des ainés, inculquèrent la conviction, aux masses mobilisées en nombre croissant, qu'elles n'avaient plus le choix : il leur fallait vaincre ou mourir, car se laisser réprimer, c'était la pire des hogra, et sans doute la mort, et la mort horrible et lente, pour beaucoup. Alors, le fait de tirer sur les manifestations eut pour effet de souder la population.
Entre fin mars et fin juillet 2011 le mouvement s'étend à tout le pays, y compris, répétons-le, Lattaquié ou Tartous, comparable en cela à un mouvement national, anticolonial par exemple, constitutif d'une nation par son soulèvement. La nation syrienne, contre l'Etat baathiste, qui prétendait construire une nation arabe, se formait contre lui, contre le tyran.
3. La guerre civile.
La position prise par les groupes de jeunes organisant les premières manifestations, reprenant celle des groupes formés à la fois sur les réseaux sociaux et dans la rue en Tunisie et en Egypte, est d'appeler à ne pas faire de violences tout en photographiant les nervis, en diffusant leur image sur le net, etc. Il est évident que cette position ne pouvait pas tenir des mois et que, très vite, des manifestants et des secteurs de la société se sont posés la question de se défendre : la question des armes.
Les puissances occidentales ont appelé à l'arrêt de la répression sanglante tout en insistant sur l'obligation pour les manifestations de rester pacifiques. Le jeu diplomatique qui se reproduira régulièrement se met en place : Etats-Unis ou France proposent une résolution condamnant le régime au conseil de sécurité de l'ONU, que Russie et Chine rejettent. Pendant ce temps, une partie des jeunes organisateurs a commencé à envisager et à pratiquer l'autodéfense, et à chercher des armes. Dans l'appareil d'Etat ébranlé, des défections se sont produites et des groupes de déserteurs, de toute façon acculés au combat, ont commencé à apparaître un peu partout. Les affrontements armés de Jisr al-Choughour début juin, l'un des premiers actes massif de résistance et même de contre-attaque armée, furent massivement médiatisés par le régime, qui tentait en même temps de pousser alaouites et sunnites à se battre entre eux, et actionnait la blogosphère "anti-impérialiste" et complotiste européenne pour faire dire que les minorités chrétiennes et alaouites étaient gravement menacées par les barbares sunnites, assimilés à des islamistes. En fait, à cette date, la crainte la plus répandue dans les réseaux de jeunes organisateurs de manifestations, dans les nombreux comités locaux élus dans des assemblées publiques et dans les comités de coordination en train de se former un peu partout, était que le régime les pousse à la "militarisation", dans laquelle certains voyaient aussi un risque d'islamisation ou de communalisation. D'où, avec le parti pris pacifiste initial de certains, les réticences à la recherche d'armes et de soldats et officiers ralliés au mouvement, qui n'y ont pas mis fin, mais qui ont contribué à minimiser le rôle des tout premiers organisateurs, souvent sous la forme d'une sorte de division des taches entre élus civils s'occupant de maintenir un minimum de services publics et de vie commune, et les groupes armés qui vont se multiplier.
De fait, le processus d'une vraie révolution, cherchant et trouvant des armes tant bien que mal, s'est bel et bien développé en Syrie à partir de l'été 2011 : il ne pouvait en être autrement, et il a manqué une force politique décidant d'y faire face franchement avec la préoccupation de lier armement populaire et démocratie des comités élus. Concrétement, ce processus a pris deux formes, parfois combinées : à la campagne, le régime concentrant ses troupes sur les villes (et parvenant à sanctuariser, par la terreur, le centre de Damas, évitant une fixation du type "place Tahir"), la population rurale a attaqué commissariats et casernes et assuré son autodéfense, et d'autre part les désertions et mutineries se multiplient. A partir de fin juillet un groupe d'officiers proclame une "Armée Syrienne Libre" qui va tenter d'encadrer les groupes armés de soldats, puis aussi de jeunes combattants, et devenir en fait le "label" de nombreux groupes pas forcément coordonnés. Ce morceau de l'appareil d'Etat qui se retourne se relie aux groupes émigrés qui montent alors divers regroupements, aboutissant à la fin de l'année au Conseil national syrien.
La Turquie de Recep Erdogan, qui apparaît alors comme le grand "islamiste modéré" présenté par les médias comme susceptible de faire la synthèse entre courants démocrates et courants religieux à l'échelle de tout le monde musulman, afin d'assurer ou de restaurer l'ordre social, est à la manoeuvre, avec le soutien des Etats-Unis, de la France, de l'Allemagne et du Royaume-Uni, soucieux d'assurer une "transition pacifique" en cas, de plus en plus probable, de chute du régime. Les Frères musulmans commencent, dans ce cadre, à apparaître. Certains groupes armés, dans cette perspective, vont recevoir une aide militaire et financière occidentale et/ou turque principalement, qui joue plus le rôle d'un moyen de contrôle que d'une aide réelle contre une répression.
Celle-ci, à partir de janvier 2012 à Zabadani et bientôt à Homs, Idleb et dans d'autres villes, change de procédure : des villes ou quartiers entiers sont évacués, devenant des zones libérées de fait, puis repris par des bombardements et des attaques à l'arme lourde. Dés ce printemps 2012 il y a des dizaines de milliers de morts. Cette "stratégie" est complétée par un procédé le plus souvent tu par ses propres victimes : l'emploi du viol des femmes comme arme de guerre.
Mi-2012 on peut parler de guerre civile : tout le long de la bande de "terres utiles" allant des abords d'Alep au Nord à Deraa au Sud, en passant par les alentours de Hama, Homs et Damas, se sont formées des zones libérées, administrées par des comités élus dans les villages, villes et quartiers, sans qu'il soit question d'imposer la charia. La principale victoire du régime à cette étape est d'avoir repris le contrôle de la montagne et des villes alaouites, où les zones libérées sont précisément les zones non alaouites, mais sunnites, ou, dans l'extrême Nord, de peuplement non arabe, mais turkmène. A partir de là se met en place le discours de défense du régime : s'il tombe, les alaouites et les chrétiens seraient menacés d'un "génocide". En attendant, il compte bien éliminer les zones insurgées par la mort. Mais les quartiers les plus pauvres des grandes villes sont ceux qui résistent le plus, avec notamment la Ghouta, banlieue Est du grand Damas.
Un point doit à ce stade être bien compris : la guerre civile est le prolongement de la révolution, pas sa négation. Sauf à accepter mort, torture et hogra, à partir du moment où l'isolement de l'insurrection, assuré par toutes les grandes puissances y compris celles qui ont fait passer des armes pour des raisons de contrôle et d'opportunité politique, et assurée par la non mobilisation de la gauche officielle et du mouvement ouvrier en Europe, l'a empéché de renverser rapidement le régime, la lutte armée de masse était bien la seule voie, bien qu'aucune force politique conséquente n'ait reconnu le fait. Le "tournant de la militarisation" n'est pas synonyme de tournant vers l'islamisation : la guerre civile a commencé dans le premier semestre 2012, les forces armées islamistes deviennent un facteur important en moyenne un an plus tard.
4. Al-Nosra.
Dans le cadre d'une guerre civile menaçant, malgré le soutien populaire majoritaire dans tout le pays sauf dans la zone alaouite remise au pas, de destruction les populations des zones urbaines et rurales libérées, et en l'absence de tout mouvement de solidarité internationale suffisamment consistant dont le contenu aurait été laïque et démocratique, le fait notable n'est pas que la résistance syrienne ait été partiellement islamisée, mais qu'elle ne l'ait jamais été complétement, ni, à la base, majoritairement (pour comprendre cela il faut bien sûr distinguer islam et islamisme, sans pour autant dénier les fondements religieux de l'islamisme).
Bachar el Assad, dés le printemps 2011, recherchant délibéremment la confessionnalisation des affrontements, relâche des dizaines de milliers de prisonniers politiques islamistes et les fait aiguiller vers les zones libérées, espérant bien que celles-ci passent sous leur emprise. En même temps s'exercent l'influence turque, déjà signalée, sur l'ASL et les comités de coordination, et l'influence, aidée par les finances, du Qatar en direction, comme la Turquie, des organisations provenant des Frères musulmans, et celle de l'Arabie saoudite sur les groupes djihadistes salafistes, dont al-Qaida.
Al-Qaida en Irak s'exporte alors en Syrie et y fructifie en tant que Front al-Nosra : mais à partir de 2013 les affrontements entre résistance syrienne, que les groupes de celles-ci s'affichent apolitiques, démocratiques, ou islamistes, et al-Nosra, se multiplient. Al-Nosra dessert les zones insurgées au plan de leur image, et recherche, conjointement avec Bachar el-Assad, la transformation de la guerre en guerre communautaire, qu'elle n'est pas, commettant par exemple des crimes de masse contre la minorité araméenne dans la région de Maaloula à l'automne 2013.
Al-Nosra apparaît donc alors comme le fer de lance d'une offensive islamiste plus vaste, qui vise en partie à prendre le contrôle des zones insurgées – et n'y parvient pas - et en partie à affronter directement l'insurrection, la prenant donc à revers, tout en affrontant aussi le régime de Bachar que les bailleurs et conseillers d'al-Nosra, probablement saoudiens pour l'essentiel, pensent condamné. Cette immixtion dont les principaux traits ne proviennent pas de la révolution syrienne, mais lui sont surimposés, contribue à l'affaiblir fortement.
Parallélement, au printemps 2013, le Hezbollah, milice islamiste chiite libanaise alliée de Bachar et armée par l'Iran, commence à intervenir sur la frontière libanaise, avec la bataille de Qussaîr qui est une défaite de l'insurrection, mais qui montre en même temps que le régime baathiste ne tient plus par ses propres forces. Là aussi l'intervention de la milice chiite vise à confessionnaliser le conflit et à faire des zones libérées ce que l'ont veut, depuis, faire croire qu'elles sont devenues, alors qu'elles n'ont pas basculé en ce sens : des territoires où régnerait la charia.
5. Le tournant global de l'été 2013.
Le 30 juin 2013 le président islamiste Morsi était chassé du pouvoir en Egypte, par un coup d'Etat préventif visant à neutraliser la plus formidable vague de manifestations de masse de l'histoire. La quasi orchestration d'une guerre sanglante contre les Frères musulmans, dans les semaines qui suivirent, réussit à faire rentrer les gens chez eux. Cette nouvelle intervention directe des masses sur le devant de la scène, bien que court-circuitée puis confisquée par un régime militaire, sonnait comme la seconde phase globale des "révolutions arabe" et, plus encore que leur première phase de 2011, prenait complétement de court la puissance mondiale et régionale dominante qu'étaient les Etats-Unis, qui avait misé sur une alliance islamistes-militaires pour assurer le rétablissement de l'ordre.
Courant août un très sérieux signal d'alerte leur était envoyé par leur principal allié régional, l'Arabie saoudite – qui avait soutenu al-Sissi en Egype et poussé les salafistes à ne pas appuyer les Frères – en envoyant officieusement le chef de leurs services de renseignement faire un tour à Moscou. Le message était : s'il nous faut un gendarme, un big stick, contre les peuples, et que Washington flanche, on peut s'adresser à d'autres, en l'occurrence Poutine.
C'est dans ce contexte que l'attaque chimique au gaz sarin perpétrée par Bachar contre la population de la Ghouta de Damas le 21 août fut saisie par le président américain Barack Obama pour annoncer que les Etats-Unis allaient se livrer, quoi qu'il arrive, à des représailles aériennes, c'est-à-dire bombarder des cibles militaires, en principe, du régime syrien. Le sens de cette annonce était : nous allons le faire même si, comme il est probable, Russie et Chine s'y opposent au Conseil de sécurité de l'ONU.
Le problème pour l'impérialisme nord-américain est qu'il ne fut suivi, voire presque précédé, que par la France, dont le président Hollande et le ministre des Affaires étrangères Fabius firent savoir qu'ils participeraient à l'opération et qu'ils étaient prêts. L'impérialisme français, dénoncé comme pittbull des Etats-Unis par les "anti-impérialistes" (qui, en France, ne critiquent leur propre gouvernement que parce qu'il s'aligne sur les Etats-Unis) - alors qu'ironiquement, rappelons-le tout de même, c'était Laurent Fabius lui-même qui avait, quelques années auparavant, appelé le président Sarkozy le "caniche de Bush" - défendait ici ses propres intérêts : ancienne puissance coloniale tutélaire en Syrie et au Liban, il est en voie d'élimination complète dans la région, et il saisit toutes les occasions de revenir.
Mais le parlement britannique repoussait majoritairement la participation à l'opération annoncée, le gouvernement canadien faisait savoir que tout en la "soutenant" très platoniquement il n'en serait pas, et finalement c'est au niveau même du Congrès américain que B. Obama perdait pied.
Les partisans, républicains ou démocrates, des guerres de la période Bush, étaient devenus nombreux à expliquer que la guerre en Irak visait, comme chacun sait, al-Qaïda, que l'ennemi de l'Amérique c'est l'islamisme et que Bachar, même si ses vêtements sont maculés de sang, est un bon protecteur de l'Occident contre lui. Dans les propres sphères proches d'Obama une contradiction aigüe se faisait sentir : depuis 2009-2010, et particulièrement depuis l'exposé de la chose par H. Clinton dans Foreign Policy en octobre 2011, les Etats-Unis disent vouloir se recentrer sur l' "axe Asie-Pacifique", recentrage qui intégrait la "Révolution dans les Affaires Militaires" (RAM : réduction et professionnalisation des armées, projection extérieure, sous-traitance au privé, renseignement, cyberespace) ; se retourner soudain massivement sur le Proche-Orient, au motif des "armes de destruction massive" de Bachar après que celles de Saddam n'aient jamais été trouvées, et alors que la tentative d'extraction de l'Irak et de l'Afghanistan se prolongeait doucement, aurait fait un beau tête-à-queue.
De plus, les objectifs de l'intervention annoncée ne visaient nullement au renversement de Bachar el Assad, mais seulement à son "châtiment". Ces rodomontades ont suscité l'espoir des groupes rebelles et de l'ASL d'avoir une véritable aide militaire ou au moins une zone d'exclusion aérienne les mettant à l'abri des bombardements. Ces faux espoirs vont être déçus, ce qui va favoriser les islamistes et al-Nosra dans les zones rebelles du Nord du pays.
Obama était en fait au bord d'être désavoué par le Congrès – il y avait même des rumeurs d'impeachment dans les coulisses. La Russie venait d'envoyer des navires de guerre en Méditerranée, inversant une logique de retrait qui avait duré jusqu'à cet été 2013. Les tirs, bombardements et répressions contre le peuple syrien, depuis le début, avaient largement utilisé du matériel russe. La base navale de Tartous, dernière base russe à l'étranger depuis la fermeture de Can Vanh au Vietnam en 2002, avec Sébastopol, reprenait soudain de l'importance. Le 14 septembre est annoncé un accord avec Poutine qui assure avoir convaincu Bachar de remettre ses armes chimiques. La France se retrouve grosjean comme devant. Non seulement les Etats-Unis renonçaient à agir en piétinant un éventuel veto russe et chinois à l'ONU, mais Poutine apparaissait comme le sauveur ultime. Et comme le gardien de l'ordre n°1 dans la région, au service de l'ordre mondial contre les peuples, tout en y poursuivant bien sûr ses propres intérêts. Ce rôle, surdimentionné par rapport à ce qu'est réellement la Russie en tant que puissance impérialiste, lui a en quelque sorte été conféré par défaut.
Mi-novembre 2013 la perspective d'un accord sur le nucléaire iranien était officiellement dégagée. Les Etats-Unis mettaient à l'écart la menace d'attaquer l'Iran, qui remontait à G.W. Bush, et s'engageaient sur la voie d'une alliance de raison avec la bourgeoisie iranienne et le pouvoir islamiste chiite, de plus en plus engagé dans la répression et le "maintien de l'ordre", ainsi que dans la "lutte contre le terrorisme", tant en Syrie qu'en Irak. Ce dernier coup de dé diplomatique montrait définitivement que les rebelles syriens n'avaient aucune aide extérieure à recevoir de quelque pays occidental que ce soit, seules les monarchies du golfe aidant quant à elle, comme un poignard dans le dos de l'insurrection, les forces islamistes.
6. Daesh.
L'immixtion islamiste prend, dans les derniers mois de 2013, un tour nouveau avec le ralliement à l'"Etat islamique en Irak et au Levant", proclamé au printemps de cette année par extension de l'organisation "Etat islamique en Irak" qui existait depuis 2006, d'une partie d'al-Nosra.
C'est en fait une scission violente de cette organisation, qui va à terme partager de Daesh le reste d'al-Nosra proprement dit, devenu une organisation plus "syrienne" qu'auparavant et qui, ne parvenant pas à imposer la charia dans les zones libérées (seuls quelques secteurs ruraux aux alentours d'Idlib sont ainsi traités), se pose en bataillon de choc dans les combats contre les forces du régime aussi bien que contre ce qui s'appelle bientôt l'Etat islamique tout court (Daesh). Composante très minoritaire des forces rebelles, al-Nosra, qui prétendra avoir coupé les ponts avec al-Qaïda en 2015 et se rebaptisera Ansar al-Shams, est à la fois respecté et tenu en suspicion par la jeunesse, la population, et les organismes élus des zones insurgées du Nord du pays. Respecté, car ils forment en somme des commandos d'élite et des groupes de francs-tireurs, comme ceux qui, fin août 2016, étaient parvenus à briser temporairement le siège d'Alep Est. Tenu en suspicion, car ils veulent le pouvoir et la charia et servent à dénigrer la rébellion dans le monde entier, où ils sont classés comme organisation terroriste : leur exclusion des cessez-le-feu permettra en fait de le violer contre les rebelles quand bon le semble aux forces baathistes, iraniennes ou russes.
Le contenu agressif envers le peuple syrien et les zones insurgées, que al-Nosra avait revêtu au début, est transféré et concentré sur et dans l'Etat islamique. Le programme de celui-ci est le "califat mondial", mais en Syrie il est parfaitement bien défini par ses porte-paroles, qui début 2014 se déclarent en guerre à mort contre le conseil national syrien, l'ASL et les zones rebelles. De fait, beaucoup des combats principaux en Syrie à partir de début 2014 opposent cette fois-ci les rebelles, dans lesquels al-Nosra se réinserre progressivement, et Daesh.
La signification politique de ce fait est de première importance, notamment par rapport à toutes les analyses qui veulent voir dans les zones rebelles des zones désormais islamisées et qui, en admettant parfois qu'au début, il y avait eu une révolution, estiment que désormais il n'y a plus que des factions aussi réactionnaires les unes que les autres, ce qui, invariablement, conduit à dire que la Russie et Bachar sont un moindre mal ou un passage obligé (alors que la grande majorité des centaines de milliers de morts restent de leur fait ...).
Daesh a été formé à partir de scissions d'al-Qaïda, de chefs de tribus sunnites irakiennes, et de morceaux des appareils d'Etat, anciens nervis et bureaucrates de Saddam Hussein, avec de même le ralliement, dans la vallée syrienne de l'Euphrate, de secteurs entiers de l'appareil d'Etat baathiste. Tout en ayant misé sur le mécontentement des populations arabes sunnites d'Irak, Daesh recrute dans la petite bourgeoisie ruinée par les guerres et, au plan international, dans des secteurs minoritaires de la jeunesse lumpen et de secteurs petits-bourgeois. Cette organisation, par le biais décisif du voilement et de l'enfermement des femmes, met au pas toute la société et interdit toute organisation sociale indépendante, tout en garantissant la paix sociale dans les puits de pétrole, mines, plantations et industries qu'elle exploite. Initialement financée par la rente pétrolière via des secteurs saoudiens, elle se finance ensuite par cette exploitation. Son idéologie est tournée vers la mise en oeuvre de l'apocalypse, de la guerre finale détruisant le monde mécréant, liquidant les Juifs, les chiites, les soufis, et elle entame, en Irak, des plans de génocides contre les chrétiens et contre les Yézidis.
Financement capitaliste, recrutement de désaxés à l'échelle mondiale, ultra-violence et ordre totalitaire : parler de fascisme n'a ici rien de déplacé, d'autant que l'exhibition de leur violence est l'une de leurs caractéristiques. (voir : https://blogs.mediapart.fr/vincent-presumey/blog/060816/fascisme-et-religion-dans-le-cas-daech). Cette forme spécifique de fascisme, reliée à un millénarisme religieux apocalyptique, se construit en priorité contre un ennemi n°1 : la rébellion syrienne, et en général contre les révolutions arabes.
A l'été 2014 Daesh s'empare, en Irak, de Mossoul et proclame la restauration du califat. Tous les commentateurs ont remarqué, en Irak comme en Syrie, la facilité avec laquelle ce mouvement s'est armé, récupérant les armes des forces officielles qui le fuyaient ou bénéficiant de ralliement massifs de personnels militaires et de sécurité. C'est officiellement une organisation terroriste que tout le monde, dans la "communauté internationale", combat. Il se met donc en place une "coalition" pour procéder contre elle à des "frappes", avec des dégâts "collatéraux" parmi les civils. Les Etats-Unis et l'Arabie saoudite, qui est, comme pour al-Qaïda, le parrain immédiat de Daesh, sont les maîtres d'oeuvres de la "coalition", officiellement constituée en septembre 2014, comportant aussi, notamment, la France et le Royaume-Uni. L'existence de Daesh leur permet d'intervenir, par air, en Syrie, avec l'accord contraint tacite du régime. Plus généralement, cette existence a fourni le mobile officiel pour toutes les interventions, dont aucune ne cherche vraiment à y mettre fin.
Objectivement, le rôle contre-révolutionnaire de Daesh, dirigé en premier lieu contre les peuples arabes, sert les intérêts de l'ordre existant. Mais il montre en même temps que cet ordre ne peut plus subsister que par le désordre. La proclamation du califat sur la base d'un territoire qui, par la remontée de l'Euphrate, englobe une partie de l'Irak et une partie de la Syrie, met en cause les frontières instaurées en 1918 par les accords Sykes-Picot.
Sur le terrain, les forces qui stoppent et repoussent Daesh sont celles de la résistance syrienne, particulièrement à Alep Est, et les forces kurdes, surtout celles du PYD en Syrie.
7. Le PYD.
La percée kurde, d'une toute autre nature, est l'autre fait nouveau massif de la période ouverte après le tournant global de l'été 2013. Le régime syrien a dés 2011 misé à fond sur les partitions confessionnelles et ethniques, et a probablement depuis 2012 renoncé à reprendre la majeure partie du territoire du pays. Il a délibéremment laissé Daesh progresser, allant jusqu'à lui laisser prendre Palmyre, en janvier 2015, reprise ensuite par les Russes et à nouveau par Daesh - quel symbole d'ailleurs - le jour même de l'écrasement d'Alep Est, fin 2016. Dans les régions kurdes du Nord du pays, à savoir Kobané et la Djeziré dans le grand angle Nord-Est, qui formeront le Rojava, et, séparée des précédentes par des zones de peuplement arabe, Afrin au Nord-Ouest, courant 2012, il transfère ses pouvoirs au PYD, le Parti de l'union démocratique, illégal jusque là, émanation en Syrie du PKK (Parti des Travailleurs du Kurdistan).
Bien qu'il y ait eu, en 2011, mobilisation populaire au Kurdistan syrien aussi, ce n'est donc pas de manière insurrectionnelle, mais par un accord de facto avec le régime, que le PYD prend le contrôle de ces trois régions, dont celles du Nord-Est sont d'un seul tenant. Ceci n'a pas suscité, à l'origine, beaucoup de commentaires. Le monde prend conscience du fait kurde lorsque les islamistes de Daesh, à l'automne 2014, sont stoppés par la bataille de Kobané, par des forces du PYD mettant en valeur leurs bataillons féminins, et parvenant même à organiser, au delà de la frontière irakienne, des femmes Yézidis. Et ces forces sont déjà prises à revers par l'armée turque qui leur tire dans le dos ...
Ce magnifique exploit fait l'effet d'un rayon de soleil au milieu d'un récit de plus en plus sombre. Mais s'il est indéniable, il ne faut pas trop se raconter d'histoires à propos du Rojava. Au départ, c'est une manoeuvre de Bachar, sachant que le PYD ne soutenait pas l'insurrection, le Conseil national syrien lui ayant d'ailleurs fourni un motif en ne le reconnaissant pas, sous pression turque (la Turquie ayant, en outre, de bonnes relations avec le pouvoir autonome kurde d'Irak, qui craint le PKK et le PYD), et sachant qu'ainsi se formait une zone tampon avec la Turquie.
Le PKK est la force nationale kurde dominante en Turquie et en Syrie. Cette organisation nationaliste de moule néostalinien a longtemps collaboré avec les Assad. En prison, son chef suprême Ocalan s'est converti au "confédéralisme démocratique" écologiste, féministe et libertaire de Murray Bookchin, un théoricien américain qui vivait à Burlington, la ville du Vermont ayant pour maire Bernie Sanders. De manière très centralisée, PKK et PYD se sont rapidement convertis au "confédéralisme démocratique". En pratique, cela signifie des élections, sous contrôle du parti unique de fait, à tous les niveaux, avec promotion des femmes et insertion systématique des minorités arabes, syriaques et turkmènes. Toutefois, des villages arabes ont été détruits et la population de la région intermédiaire entre Rojava et Afrin n'est pas favorable à son insertion dans un Kurdistan fut-il confédéré démocratiquement, ce qui est bien entendu exploité par la Turquie.
La thématique du confédéralisme démocratique s'est substituée à la perspective d'un Kurdistan unifié, mettant en cause les frontières de la Turquie, de l'Iran, de la Syrie et de l'Irak. Il n'empêche que l'existence même d'une importante zone indépendante de fait dans les régions kurdes de Syrie, son affirmation comme base clef de défense et d'attaque contre Daesh, s'ajoutant à l'existence des régions autonomes du Kurdistan irakien, pose la question d'un Kurdistan et ajoute, à la note contre-révolutionnaire apportée par le califat de Daesh, une note national-démocratique kurde qui, elle aussi, met en cause les frontières de la région.
Si la révolution syrienne dans son ensemble n'a pas suscité de mouvements de solidarité dans la gauche occidentale, le Rojava a produit un courant de sympathie, allant jusqu'à la formation de petites brigades internationales, pas aussi importantes que les allégeances à Daesh de jeunes désaxés allant faire les colons dans l'Etat islamique, mais significatives quand même. Ce phénomène est sympathique, mais il constitue surtout un substitut, comme un écho du passé, comme un remord, à ce que le mouvement ouvrier aurait dû faire ... pour toute la Syrie. Parfois, il semble que certains, en Occident, s'imaginent une commune libre à la Durruti, alors qu'on en est loin. Cela dit, avoir armé des régiments féminins, kurdes et yézidis notamment, qui se sont portés au combat contre les islamistes, restera un titre d'honneur.
Un autre phénomène, petite "ruse de l'histoire", s'est produit avec le Rojava. Toujours menacé par la Turquie, et sachant qu'en quittant sa base territoriale kurde ses forces ont peu de chance de tenir, le PYD s'est affirmé contre Daesh afin de se trouver des protecteurs, et le principal qui s'est présenté s'est avéré être ... l'impérialisme nord-américain, bien que le PKK et ses émanations figurent toujours sur sa liste noire des organisations terroristes. Armement et conseillers militaires US encadrent les troupes du PYD, surtout depuis que l'intervention russe a changé de dimension, fin 2015. Les Etats-Unis cherchent un relais sur place et ne comptent pas sur la résistance des zones insurgées, qu'ils ont décidé sans le dire d'abandonner.
Inutile de dire que ce soutien est précaire et conditionné, et qu'à présent les Kurdes sont plus menacés que jamais en Syrie, et que ceux qui ne voulaient soutenir que les Kurdes devraient maintenant s'en mordre les doigts, car cela a contribué à leur isolement.
8. Un Etat condamné.
En 2014-2015 la progression de Daesh est verrouillée au Nord et à l'Est par les Kurdes et par la résistance syrienne, séparément, et ne se poursuit, mais fortement, que dans le ventre mou offert par le régime : le désert et Palmyre. Sans rentrer ici dans le détail des opérations, nombreuses, lentes, meurtrières, mais ne modifiant pas les positions territoriales fondamentales en dehors de la percée de Daesh vers Palmyre, retenons le fait essentiel : le régime syrien est épuisé.
Malgré des élections bidons au printemps 2014, sa légitimité "syrienne" est anéantie, puisqu'il a, contre l'insurrection syrienne, concédé dans la pratique de larges secteurs du territoire à Daesh d'une part, aux Kurdes d'autre part, et aussi, avant tout, parce qu'il a massacré maintenant entre 250 000 et 500 000 personnes, détruit des villes, fait fuir des millions de réfugiés, et il aura bientôt recours à la liquidation de villes assiégées par la faim. Son armée se décompose, non plus tant par des passages à l' "ennemi" que par des émiettements pillards et par la corruption. De plus en plus massivement, il fait appel au Hezbollah et à l'Iran, qui, au printemps, a envoyé plusieurs milliers d'hommes en Syrie, flanqués de miliciens chiites irakiens et Hazaras d'Afghanistan : pour ceux-là, il s'agit bien d'une guerre confessionnelle ... bien que là encore leur vrai ennemi ne soit pas Daesh, mais les villes et villages syriens des zones insurgées !
Lentement mais sûrement, cet Etat apparaît condamné. Son effondrement n'a pas été le résultat d'un plan impérialiste de refonte de la carte du Proche-Orient, mais au contraire de son maintien coûte que coûte : une victoire de la révolution syrienne en 2011 aurait, elle, préservé la Syrie, tout en ouvrant la voie à l'autodétermination des Kurdes. C'est son maintien qui a suscité Daesh, et aboutit à une situation de partition de fait du territoire. Et c'est le refus absolu de la population des zones insurgées, ainsi que le refus silencieux de la plus grande partie des habitants des zones dites "loyalistes", sans oublier le refus par les pieds des millions de réfugiés qui ouvrent, en Europe, à l'été 2015, ce que l'on appelle alors la "crise des réfugiés", qui interdisent sa reconstitution. Autrement dit, c'est la continuation, envers et contre tout, de la révolution commencée en 2011 qui reste à la racine des consciences, pour qui aucun retour en arrière n'est possible.
9. L'intervention russe.
Sans doute sollicité par Poutine, Bachar el Assad demande officiellement son aide militaire le 30 septembre 2015, et celle-ci lui est accordée. C'est un tournant, mais un tournant permis par l'équation internationale telle qu'elle s'était dessinée en 2013 : aucune puissance impérialiste n'interviendra en faveur du peuple syrien, si l'une intervient pour sauver Bachar elles le laisseront faire, tout en maugréant et en essayant de consolider leurs propres positions. Au fond, Washington, Londres, Paris et Berlin n'avaient pas d'autre choix. Ni la contre-révolution des régimes militaires, ni celle des islamistes, n'ont conjuré la menace révolutionnaire des peuples du monde arabo-musulman. En Egypte le feu couve, et la persistance des zones insurgées syriennes, ainsi que le retour de la question nationale kurde, sont le signal de cette restauration impossible, Daesh étant le prétexte permanent à interventions. En tentant d'écraser les Syriens, et de maintenir Bachar, Poutine agit pour lui-même mais aussi au compte de l'ordre mondial. Une fois cette leçon donnée aux peuples, les Versaillais pourront toujours se débarasser de Bachar, l'important étant qu'il ne soit pas chassé par le peuple ou par des forces armées issues de son soulèvement.
C'est aussi un tournant en ce que l'aviation russe opère désormais en Syrie sur une échelle qui n'avait comme précédents que les guerres américaines des Bush en Irak. C'est une intervention impérialiste au sens classique du terme : une grande puissance qui vient "remettre de l'ordre" dans un pays pauvre. L'aviation russe ne s'en prend pas à Daesh, mais à al-Nosra dans la zone d'Idlib où celle-ci est la plus forte, et aux zones insurgées en général, sans souci des civils. Mais au sol, les troupes de Bachar et les forces iraniennes s'enlisent et subissent des revers un peu partout, ce qui redonne aux forces rebelles non djihadistes une force relative qu'elles avaient perdue. Poutine alors, par dessus la tête de Bachar, propose un "plan de paix" qui gélerait les différentes zones.
Les Etats-Unis ne sont pas restés inactifs, tout en acceptant de facto l'intervention russe. Afin d'éviter une domination russe totale, ils ont fourni des missiles anti-chars, mais refusé des missiles anti-aériens, à des secteurs de l'ASL, puis interompu ces livraisons à la fin de l'année. Ils ont, surtout, parrainé la formation autour des milices du PYD, les YPG, du FDS (Front Démocratique Syrien) qui associent sous l'hégéminie du PYD des secteurs ayant quitté l'ASL et des milices de minorités nationales assyriennes, syriaques, turkmènes. Ils ont ainsi constitué une sorte de nouvelle force nationale syrienne combattant le régime, mais séparée des forces issues de l'insurrection et des islamistes, et susceptible de servir de moyen de pression sur les uns et les autres. La première puissance impérialiste mondiale se trouve réduite à agir en sous-main, mais elle agit.
Deux puissances régionales sont, dans cette période, affaiblies ou mises en partie sur la touche. L'Arabie saoudite qui cherche toujours à parrainer des groupes issus ou voisins d'al-Nosra, a déclenché une guerre au Yémen au printemps 2015 et connaît une crise interne latente mais croissante. La Turquie ne peut qu'être mécontente du soutien US au PYD et de la formation du FDS ; elle s'efforce de contrôler des secteurs issus de l'ASL et certains groupes islamistes. Mais surtout, le régime turc est affolé par le grand retour de la question kurde. Utilisant des attentats, Erdogan impose de nouvelles élections pour retrouver une majorité absolue qu'il avait perdue, et amorce la dérive vers un régime autoritaire militaro-islamique. Son appareil d'Etat pris entre les manipulations de groupes islamistes, Daesh inclu, les pressions de l'OTAN et les tentations expansionnistes nées de la remise en cause des frontières, est en crise profonde – les attentats revendiqués officiellement par les uns et les autres en sont l'expression. La Turquie est tentée d'intervenir directement dans le territoire compris entre le Rojava et Afrin, donc, elle aussi, de sortir de ses frontières, avec des relents ... ottomans.
Ces développements mettent à l'ordre-du-jour un risque de guerre plus étendu lorsque, le 24 novembre 2015, après plusieurs incidents aériens déjà, l'armée turque abat un avion militaire russe qui bombardait les régions turkmènes de l'extrême Nord-Ouest de la Syrie. La Syrie est alors devenue, à son corps défendant, le terrain de chasse de nombreuses aviations, la principale étant la russe, et les risques de heurts et de malentendus accidentels entre les uns et les autres sont réels.
Etats-Unis et Russie, soucieux de calmer le jeu, s'entendent pour un cessez-le-feu à partir du 27 février 2016. La population le ressent comme sa victoire : le sentiment est alors que les bombardements russes n'ont pas fait plier le peuple syrien, qui est toujours là et qui va le montrer, par des manifestations massives, de milliers de participants dans chaque localité importante pendant des semaines, dans les zones libérées. Et ces manifestations se tournent contre les tenants de la charia et le front al-Nosra, à plusieurs reprises, avec des affrontements à Ma'arat al-Numan, près d'Idlib. Cela se passe au printemps 2016 : sitôt que le couvercle des bombardements se lève, dans la partie du pays où existe un droit d'expression et de manifestation pour la population, la révolution syrienne vient dire "je suis toujours là".
Progressivement, le cessez-le-feu s'étiole. En dehors de la question de Palmyre, où Daesh s'en prend au patrimoine humain et aux archéologues, il devient clair qu'Alep Est, plus grand foyer urbain, première concentration ouvrière, et autrefois coeur économique du pays, est devenu un enjeu stratégique et symbolique, car la première attaque russe massive n'a pas abouti et la contre-révolution a absolument besoin d'une vraie victoire.
10. La seconde partie de l'année 2016.
Pendant l'été 2016 les forces de Bachar, largement dépassées désormais par les différentes milices chiites managées par l'Iran (armée iranienne, Hezbollah, milices irakiennes et afghanes) et aidées par l'aviation russe, tentent déjà de reprendre Alep Est, mais n'y parviennent pas.
Ce sont des modifications géopolitiques globales qui vont permettre l'écrasement d'Alep Est.
La première est l'accélération des évènements en Turquie. Début juillet, un coup d'Etat militaire menace gravement Erdogan, mais il reprend la main et se lance dans une fuite en avant antidémocratique totale. Le coup est attribué au mouvement islamiste autrefois associé à Erdogan de Fetulâh Gulen, confrérie ultra-conservatrice, et à travers elle aux forces "occidentales". La CIA ou certains secteurs US ont-il tenté réellement de renverser Erdogan et pourquoi l'auraient-ils fait, sachant que l'essentiel de son revirement diplomatique est consécutif au coup, et non pas antérieur à lui, et que ce revirement a somme toute été "réussi" grâce au contre-coup suivant le dit coup ? Quoi qu'il en soit le rapprochement entre Erdogan et Poutine est spectaculaire. Le tir sur l'avion russe du 24 novembre 2015 devient une machination des "Gülen". Que l'appareil d'Etat turc ne soit pas stabilisé, on en aura encore la preuve au lendemain de la prise d'Alep Est, lorsqu'un agent de sécurité de haut niveau abattra l'ambassadeur russe à Ankara, sans que cela ne remette en cause, au contraire, la nouvelle alliance.
La Turquie reste membre de l'OTAN, mais la confiance est brisée. Peu après que le Brexit ait porté un grand coup à l'UE l'OTAN a reçu là un autre grand coup. Il se dit que les Etats-Unis organisent l'évacuation discrète du matériel nucléaire de la base d'Incirlik ...de source russe. Quoi qu'il en soit les opérations aériennes depuis cette base sont bloquées.
C'est juste après le coup d'Etat manqué que la Turquie pénètre ouvertement dans la zone arabe de Syrie du Nord : c'est l'opération "bouclier de l'Euphrate" officiellement dirigé contre Daesh, comme toujours, réellement dirigée contre les Kurdes et contre le FDS, la Turquie entraînant avec elle des secteurs issus de l'ASL et des islamistes. Rappelons que les conseillers US sont avec les FDS ...
La seconde modification globale, qui relève d'ailleurs en partie d'une interaction avec la guerre en Syrie, n'est autre que l'élection de Donald Trump à la présidence US, le 8 novembre.
Cette élection, par rapport à la Syrie, intervient aprés le second cessez-le-feu négocié entre Washington et Moscou, au mois de septembre, qui a vu les tiraillements s'aggraver dans l'appareil d'Etat US, la "bavure" de Deir-es-Zor pouvant bien avoir été un avertissement du Pentagone à la Maison blanche de ne pas trop baisser la garde.
C'est à partir de ces deux infléchissements que Poutine donne le feu vert à son aviation et à l'Iran pour mener à bien l'écrasement d'Alep Est, puis, en grand seigneur, organiser l'évacuation, c'est-à-dire la déportation, de sa population.
Parvenant à la fin provisoire de ce récit, je ne développe pas ici la portée globale de cet évènement, sujet de mon précédent article. Nous terminerons par deux points.
Premier point : rapidement, un accord Moscou-Ankara-Téhéran prescrit un cessez-le-feu à Bachar et aux rebelles, en en excluant non seulement Daesh (c'est une habitude qui ne pose pas de problèmes à Daesh), mais le Fatah al-Shams (ex al-Nosra), ce qui a pour fonction de permettre de tirer sur les "rebelles" en disant tirer sur al-Nosra (qui avait quelques centaines de combattants à Alep Est sur prés de 10 000 au total), et excluat aussi le PYD et les FDS.
Immédiatement, dans le secteur d'al-Bab, les forces turques menacent les Kurdes tout en faisant la guerre officielle à Daesh. Tous ceux qui, soutenant les Kurdes, n'avaient pas voulu soutenir Alep Est, peuvent constater qu'ainsi, les Kurdes sont évidemment en péril.
Second point : alors que, sous pression principalement turque, les forces rebelles sont sommées d'accepter le nouveau cessez-le-feu consacrant le recul de leurs positions, des manifestations ont à nouveau éclaté dans toutes les zones insurgées, réclamant la formation d'une armée nouvelle et dénonçant les divisions. A la base, parce que l'on n'a pas le choix, on veut se battre.
Le cessez-le-feu voulu par l'axe provisoire Moscou-Ankara-Téhéran n'est évidemment pas "une oeuvre de paix", mais un dictat impérialiste qui vise à l'écrasement, soit directement, soit par absorption, soit par une combinaison des deux, des zones insurgées et des zones kurdes.