L'avantage avec les livres épuisés, c'est qu'on peut les oublier pour les redécouvrir ensuite hors de leur contexte d'origine. Avec Se distraire à en mourir, publié en 1986 pour la première fois en français mais introuvable depuis lors, on se prend à trouver dans l'essai de Neil Postman des arguments qui dépassent la critique frontale de la télévision et de son pouvoir d'abrutissement des foules par le divertissement. A la lumière du Web, il prend une autre saveur.
Au mitan des années 1980, Postman reprend l'étude du médium là où Marshall McLuhan l'avait laissée vingt ans plus tôt – «le vrai message, c'est le médium lui-même, écrivait alors l'auteur de Pour comprendre les médias. C'est-à-dire, tout simplement, que les effets d'un médium sur l'individu ou sur la société dépendent du changement d'échelle que produit chaque nouvelle technologie, chaque prolongement de nous-mêmes, dans notre vie». Postman prolonge cette thèse en décrivant la mutation de l'«homme typographique» vers l'«homme télégraphique», selon laquelle la technique «créerait sa propre définition du discours».
Ainsi de l'installation d'une ligne télégraphique entre le Maine (au nord des Etats-Unis) et le Texas (au sud), qui, selon lui, légitimait «l'idée que la valeur d'une information n'est pas nécessairement liée à la fonction qu'elle peut remplir (son utilité), mais qu'elle peut simplement être attachée à sa nouveauté, à l'intérêt et la curiosité qu'elle suscite. Le télégraphe a fait de l'information une marchandise, un “article” susceptible d'être acheté et vendu sans tenir aucun compte de ses utilisations ni de sa signification». A l'heure de l'information en continu, du flux roulant des anecdotes d'actualité et du buzz roi, on voit bien des illustrations pour ce phénomène.
Pourtant, ce passage du culturel au spectaculaire, de l'utile au dérisoire, ne serait pas si grave s'il n'était le ferment d'une forme d'anesthésie sociale — «quand un peuple devient un auditoire et les affaires publiques un vaudeville, la nation court un grand risque: la mort de la culture menace». «Ne pas avoir conscience qu'une technique arrive équipée d'un programme de changement social est, à cette heure tardive, une stupidité pure et simple. (...) Introduisez l'alphabet dans une culture et vous changez ses habitudes cognitives, ses relations sociales, ses notions de communauté, d'histoire et de religion. (...) Introduisez la transmission d'images à la vitesse de la lumière et vous faites une révolution culturelle. Sans vote. Sans polémiques. Sans résistance ni guérilla. Voilà l'idéologie sans mots, d'autant plus forte qu'elle est silencieuse.»
Dépassant l'ère de la télévision de masse, Postman envisage déjà le passage à l'informatique, aux réseaux et à l'abondance d'information: «La thèse centrale qui justifie l'ordinateur – à savoir que la principale difficulté que nous rencontrions pour résoudre des problèmes provient du manque de données – passera sans être remise en question. Jusqu'à ce que, dans des années, on s'aperçoive que l'accumulation massive de données et leur traitement à la vitesse de la lumière aura été très utile pour les grandes organisations mais aura, pour la plupart des gens, résolu peu de choses vraiment importantes.»
Pour illustrer son propos, l'essayiste oppose deux modèles d'oppression. D'un côté, la tyrannie dure, directe, brutale exercée par l'Etat, celle décrite par l'écrivain (fort prisé par la Nouvelle Droite) Arthur Koestler dans Le Zéro et l'Infini, ou par George Orwell dans 1984 ou La Ferme des animaux. De l'autre, la prophétie d'Aldous Huxley dans Le Meilleur des mondes, un totalitarisme scientiste basé sur le conditionnement, où le contrôle s'exerce en infligeant non des punitions, mais des plaisirs. «Orwell craignait ceux qui interdiraient les livres, Huxley redoutait qu'il n'y ait même plus besoin d'interdire les livres car personne n'aurait plus envie d'en lire. Orwell craignait ceux qui nous priveraient d'information, Huxley redoutait qu'on nous en abreuve au point que nous en soyons réduits à la passivité et à l'égoïsme. Orwell craignait qu'on nous cache la vérité, Huxley redoutait que la vérité ne soit noyée dans un océan d'insignifiances.»
On trouvera dans cette crainte de la trivialisation de la culture une pensée résolument élitiste, adepte de la seule culture légitime, et par bien des aspects anti-progressiste. Assez proche, finalement, de ce que décrira un peu plus tard Alain Finkielkraut dans La Défaite de la pensée. L'image d'une barbarie qui s'installerait à la faveur d'une perversion de la raison démocratique par laquelle tout vaudrait tout, alors que l'esprit même des Lumières aurait eu l'ambition de porter tout le monde à une culture supérieure et universelle. Et pas très loin non plus de Philippe Muray, virulente coqueluche antimoderne malencontreusement exhumée par Fabrice Luchini.
Cette lecture réactionnaire – qui aspire à revenir à un monde précédant une décadence fantasmée – a inspiré bien des tenanciers téléphobes de chroniques «télévisions» dans les quotidiens, et la thèse de Postman était régulièrement citée à la fin des années 1980 avant d'être oubliée. On en a retenu ce que l'auteur de Se distraire à en mourir qualifiait lui-même de «solution absurde», une critique des médias exercée à l'intérieur de ceux-ci: «Créer des émissions de télévision dont le but ne serait pas d'amener les gens à arrêter de regarder la télévision mais de leur démontrer comment ils devraient la regarder.» Absurde parce que «l'idée serait de déclencher un énorme rire à l'échelle de la nation devant le contrôle du discours public par la télévision. Mais naturellement, c'est la télévision qui rirait la dernière. (...) L'acte critique serait finalement récupéré par la télévision, les parodistes deviendraient des vedettes, brilleraient dans des films et termineraient en tournant des publicités télévisées.»
Au lieu de cela – et cela s'applique parfaitement au Net –, Postman suggérait la solution de Huxley: «En définitive, il essayait de nous dire que la plus grande cause d'affliction des gens dans Le Meilleur des mondes n'était pas de rire au lieu de penser mais de ne pas savoir pourquoi ils riaient et pourquoi ils avaient arrêté de penser.»

Se distraire à en mourir,
Nova édition,
260 pages,
18 euros.
Vidéo tirée d'Amused to death de Roger Waters (ex-Pink Floyd)