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Journaliste indépendant. Passionné de Proche et Moyen Orient, je travaille en ce moment sur les élections en Turquie.

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Billet de blog 4 mars 2023

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Erdogan : vers une fuite en avant ?

Politiquement fragilisé par le séisme, Erdogan s’enfonce dans des pratiques autoritaires qui font le lit de ses contradicteurs. L’issue du prochain scrutin reste cependant incertaine, et la possibilité d’un passage en force n’est pas à exclure.

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[ANALYSE] Avant le séisme, Recep Tayyip Erdogan était un leader certes contesté, mais disposant des ressources nécessaires pour rester au pouvoir encore de nombreuses années. Malgré une côte de popularité intérieure plombée par la crise économique, il pouvait encore prétendre remporter le prochain scrutin présidentiel. Depuis quelques mois, il s’employait activement à sa réélection. À l’automne, les mesures pour séduire l’électorat à l’approche des élections s’étaient multipliées : augmentation du salaire minimum, abolition de l’âge légal de départ à la retraite, promesses de logements sociaux flambant neufs… autant d’annonces retentissantes destinées à faire oublier les ravages causés par une inflation devenue hors de contrôle. Cette stratégie électorale n’était pas sans rappeler celle employée en 2022 par un autre aspirant dictateur, Jair Bolsonaro. On se souvient en effet que l’autocrate brésilien avait lui aussi lancé une offensive de charme sur l’électorat populaire, à grand renfort d’aides sociales généreusement distribuées.

En parallèle de ces stratagèmes populistes « conventionnels », Erdogan s’est engagé fin 2022 dans une tentative d’enrôlement de l’électorat alévi, ce qui peut à première vue surprendre de la part d’un président dont on connaît l’animosité vis-à-vis de cette communauté mal connue en Europe, et qui fait l’objet de persécutions en Turquie. En annonçant en novembre la création d’une agence d’État "dédiée à la culture alévie-bektachie », Erdogan espérait sans doute attirer à lui une partie des quelques 10 à 15 millions d’alévis que, selon les estimations, compterait la population turque.

Ces derniers temps, le reis turc s’évertuait par ailleurs à entraver la progression de ses principaux opposants. C’est ainsi qu’en décembre, le très populaire Ekrem Imamoglu, maire d’Istanbul et potentiel candidat à la présidentielle, s’est vu condamné à deux ans de prison et d’inéligibilité, au motif d'insultes qu’il aurait formulées envers des membres du gouvernement en 2019.

Cadeaux aux classes populaires, procès politiques, main tendue aux alévis… malgré des sondages plutôt à son désavantage, de nombreux éléments permettent d’affirmer qu’Erdogan avait de bonnes chances de remporter les prochaines élections présidentielles – dont il avait par ailleurs avancé la date au 14 mai, vraisemblablement pour éviter les polémiques sur la légalité de sa candidature.

Et puis, le séisme du 6 février est venu chambouler la vie politique turque, faisant surgir de terre une liste à rallonge de dossiers compromettants pour le gouvernement Erdogan. Dès le lendemain, les commentateurs politiques rappelèrent qu’en 2002, Erdogan s’était fait élire sur la promesse d’un parc immobilier enfin adapté au risque sismique. Mais alors, s’indigne la population turque, comment a été dépensé l’argent de la « taxe séisme », prélevée depuis 2004 et dont les recettes ont mystérieusement disparu des comptes de l’État ?! En l’espace d’une semaine, la supercherie de la politique anti-sismique est apparue au grand jour. Les preuves de collusion entre l’AKP et le secteur du bâtiment s’accumulent. Ces derniers jours, nombreux sont les analystes occidentaux à prédire la défaite d’Erdogan aux prochaines élections. Les articles se multiplient, unanimes : la crédibilité d’Erdogan va s’effondrer tel un château de cartes, à l’image de tous ces immeubles dont il n’aurait jamais dû autoriser la construction.

En Turquie aussi, le mot circule que le tremblement de terre aura raison du chef de l’État. « Erdogan, qui est venu avec le séisme, partira avec le séisme », peut-on lire à répétition sur les réseaux sociaux, en référence au séisme de 1999 qui avait servi de marchepied à l’ancien maire d’Istanbul.

Face à cette situation inattendue, le reis tâche de déjouer le pronostic. Pour freiner les accusations qui fusent de toutes parts, il recourt encore davantage à la censure et à l’ultra-centralisation de la prise de décision. Ce faisant, il prête plus que jamais le flanc à la critique occidentale, qui voit là une nouvelle dérive autoritaire, des plus préoccupantes. Le piège semble se refermer, telle une prophétie autoréalisatrice : plus Erdogan cherche à tirer profit du séisme, plus il s’enfonce dans les pratiques autoritaires qui font le lit de ses contradicteurs. Et pas seulement à l’étranger : en Turquie également, la colère se fait entendre, se faufilant entre les mailles de la censure. Le gouvernement a beau museler les médias, les tribunes continuent de chanter sa démission. Pendant ce temps, le président en disgrâce se rend dans les villages d’Adiyaman, distribuant des billets de banque aux enfants des sinistrés, dans l’espoir sans doute de faire oublier l’ampleur de sa responsabilité dans la tragédie en cours.

Il serait tentant d’affirmer que le séisme a sonné le glas de l’époque Erdogan, juste à temps avant que celui-ci ne parvienne à installer la dictature vers laquelle il se dirigeait jusqu’alors. Ce serait oublier un peu vite combien l’homme est attaché au pouvoir, et combien une défaite électorale serait pour lui lourde de conséquences. En effet, au lendemain d’une défaite, il se retrouverait rapidement mis en examen devant la Haute Cour de justice, au nom de ses répétitives violations de l’État de droit. Dès lors, le scénario de la fuite en avant apparaît fortement probable : contraint à gagner coûte que coûte, Erdogan est sans doute prêt aux plus basses manœuvres pour sortir vainqueur du prochain scrutin.

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