L'intitulé de ce billet pourrait être "La peur du peuple" tant ce phénomène joue un rôle important en histoire.
En effet, depuis la Grande Peur de juillet 1789, qui marque l'arrivée du peuple sur la scène révolutionnaire, et qui cumule une immense jacquerie contre la seigneurie avec une révolution municipale dans les villes et surtout à Paris, la majorité des députés à l'Assemblée constituante avait pris peur : elle tenta de la juguler par le compromis de la "nuit du 4 août" qui proclamait "L'Assemblée abolit entièrement le régime féodal", mais elle éluda à plus tard son application...
N'étant pas un "spécialiste" de la Révolution française*, je vais m'effacer devant l'historienne Florence Gauthier, dont je partage l'analyse : "L'Assemblée constituante voulait se donner des moyens pour réprimer le mouvement populaire et trouva un prétexte le 21 octobre : une rixe devant une boulangerie lui permit d'intervenir et elle vota la loi martiale, qui interdisait le non respect de la liberté du commerce des grains. Cette loi martiale fut ensuite complétée par un texte sur "les troubles agraires" et le refus des perceptions des droits seigneuriaux et des impôts royaux. Puis, le 14 juin 1791, cet arsenal répressif donna naissance à la loi Le Chapelier dont l'objet était de "prévenir les coalitions que formeront les ouvriers pour faire augmenter le prix de la journée de travail", d'interdire le droit de réunion des citoyens d'un même état, ainsi que le droit d'envoyer adresses et pétitions aux corps administratifs et municipaux ou de s'exprimer par lettre circulaire ou affiche. Cette loi qualifie ces attroupements de séditieux et autorise l'application de la loi martiale. C'est à dire qu'elle autorise le recours à la force armée.
Art. 10. Les attroupements séditieux contre la perception des cens, agriers et champarts, contre celle des contributions publiques, contre la liberté absolue de la circulation des subsistances, des espèces d'or et d'argent ou toutes autres espèces monnayées, contre celle du travail et de l'industrie, ainsi que les conventions relatives au prix des salaires, seront dissipées par la gendarmerie nationale, les gardes soldées des villes...les coupables seront saisis pour être jugés et punis selon la loi. "
Qui était Le Chapelier ? Un député de la Constituante, représentant de la bourgeoisie. Il avait créé le Club breton d'où était parti l'idée de cette "démonstration magique" pour une déclaration de l'abolition des privilèges (cf mon billet sur le grand enfumage de "la nuit du 4 août"). A la mort de Mirabeau ( 2 avril 1791) qui en fut le premier rédacteur, il avait repris le projet de loi martiale qu'il présenta à l'Assemblée les 14 juin et 20 juillet .
Robespierre dénonca cette loi martiale le 21 octobre 1789 : "On vient vous demander des soldats et du pain : les ennemis du bien public ont prévu les tristes perplexités dans lesquelles vous alliez être plongés, elles sont peut-être leur ouvrage ! Mais y pense-t-on bien lorsqu'on vous demande la loi martiale ? C'est comme si l'on vous disait : le peuple s'attroupe parce que le peuple meurt de faim, il faut l'égorger.
Il y a d'autres mesures à prendre, messieurs, il s'agit de remonter à la source du mal. Il est question de découvrir pourquoi le peuple meurt de faim. Il faut absolument étouffer cette conjuration abominable contre le salut de l'état."
Pendant toute la durée de la Législative, Robespierre continua à dénoncer, au club des Jacobins, cette loi martiale qu'il devait faire abroger par la Convention où il siégera comme député de Paris. Elle sera rétablie par la réaction thermidorienne et empoisonnera le mouvement ouvrier durant tout le XIXe siècle.
Cette "loi martiale" qui est cachée derrière la loi Le Chapelier, a conduit une large fraction de l'historiographie marxisante de la Révolution française à considérer Robespierre comme indifférent au sort de l'artisanat et de la classe ouvrière. Cette appréciation me semble tout à fait erronée dans la mesure où l'incorruptible était proche des petites gens. Il était lui même logé à Paris chez un artisan dont il partageait les soucis.
En tout cas, la peur du peuple semble bien être le moteur de toute réaction antidémocratique. Il ne faut pas chercher ailleurs sinon nous risquons de nous tromper d'adversaire.
Cela étant, j'espère vivement avoir contribué un peu à rétablir l'image d'une des grandes figures de la Révolution française, de cet homme à propos duquel Proudhon disait : "D'infâmes scélérats l'ont couvert de leurs propres crimes, la calomnie en a fait un monstre, un demi-siècle d'exécration pèse sur sa tombe".
* modeste médiéviste, j'ai néanmoins rédigé quelques unes des fiches biographiques qui ont servi à Claude Manceron pour ses "Hommes de la liberté".