La dernière livraison de la revue trimestrielle de Régis Debray, Médium, est intitulée “ Ruptures techniques et continuité culturelle ”. Cette appellation un peu anodine cache en réalité un sujet d'une grande importance puisqu'il s'agit d'évaluer, ni plus ni moins, les conséquences de l'irruption du numérique dans notre civilisation.
« Ce n'est pas le moindre intérêt d'une époque de bouleversements techniques sans précédent, écrivent Daniel Bougnoux et Régis Debray, que de révéler, par contraste, tout ce qui insiste, résiste et persiste. Les invariants se décèlent par le biais des variations, et c'est quand tout bouge qu'affleure à la vue ce qui ne bouge pas, ou pas au même rythme. Les historiens le savent bien, depuis Fernand Braudel : il y a plusieurs temps superposés dans un moment historique, et c'est ce feuilleté chronologique, cette statigraphie souvent inaperçue, que les médiolgues peuvent le mieux mettre au jour, dans la mesure où ils campent, ex professo, sur la frontière technique-culture. »
Au cours de ces deux-cent-cinquante pages du numéro 35 de Médium, on pourra effectivement visiter la plupart des secteurs touchés par cette révolution : l'armée ("Soldat augmenté, victoire fragilisée", par Caroline Galactéros), la médecine (Lucien Gérardin), le "soin" (Frédéric Worms), le "paradoxe du continu" (Jean-Yves Chevalier), la musique (Michel Tabachnick), l'écoumène (Jean-Louis Tissier), l'archéologie (Julien Chanteau), "une locomotive dans la forêt vierge" (Emilie Frémond), "la littérature fait de la résistance" ( Hélène Maurel-Indart, "lire Jules Verne aujourd'hui ?" (Jean-Paul Denis), "viscosités pragmatiques" (Daniel Bougnoux) et "Salut l'artiste" par Françoise Gaillard qui rend hommage à Guy Limone.
Mais j'attire tout particulièrement l'attention de celles et de ceux qui me font l'honneur de lire ce blog sur une magnifique contribution d'Antoine Perraud, un article totalement jubilatoire consacré à Edmond About, intitulé “Edmond About et la momie du logis”. L'auteur du roman L'homme à l'oreille cassée y est présenté comme « un maître d'hier oublié ou négligé...interrogeant (dans les années 1850) la modernité avec une naïveté calculée ; celle qu'allait revendiquer la médiologie en regardant avec application le doigt du prétendu sage censé montrer la lune. » Ce roman raconte l'histoire d'un grognard de Napoléon, le colonel Fougas, congelé en 1813 et ressuscité en 1859 « en parfait état nonobstant un morceau d'oreille ». Ce prédécesseur d'Hibernatus peut donc porter un jugement serein sur la société : « Une résurrection est un fait assez inouï pour constituer un désordre véritable...mais il n'y a pas de désordre heureux », conclut Edmond About dans une séquence dialoguée digne d'Alphonse Allais.
Et Antoine Perraud de finir avec cet aphorisme qui serait tout à fait digne de figurer dans les carnets du Dr Faustroll : « La médiologie n'est autre que la momie du logis. »
Médium, 10 rue de l'Odéon 75006 Paris