En cette période où la télévision nationale nous propose un dévoiement commercial du "Petit Prince",transformé en cartoon pour les enfants,il conviendrait de rendre hommage à Antoine de Saint-Exupéry en relisant son oeuvre fondamentale : "Citadelle". Et pour en parler,il n'y a pas meilleur passeur que mon ami Michel Quesnel *,Le spécialiste de l'oeuvre de cet écrivain dont on limite souvent le propos au dessin d'un mouton :
"Que puis-je atteindre qui soit au-delà des symboles ?" note Saint-Exupéry dans ses Carnets. "Mon dessin ne représentait pas un chapeau,confie avec mélancolie le narrateur du Petit Prince. Il représentait un serpent boa qui digérait un éléphant. J'ai alors dessiné l'intérieur du serpent boa afin que les grandes personnes puissent comprendre." Et voilà peut-être ce que le lecteur reproche d'abord à Citadelle : d'avoir voulu le serpent boa trop transparent. Et de lui avoir fait absorber un éléphant trop indigeste. Nous aimons les fables rapides et le poids d'ombre qui les leste. A cet égard Le Petit Prince est exemplaire. Citadelle ne l'est pas...
L'abord de ce gros livre peut en paraître austère,comme il convient à un fortin dans le désert. "Car j'ai vu souvent la pitié s'égarer..." L'auteur y dessine son chemin,selon l'humeur et la fidélité. Chaque lecteur y est l'invité,convié à une flânerie durable,à la seule condition de ne pas requérir de guide,de ne pas s'inquiéter des heures,d 'accepter l'engourdissement lucide du réveil,l'engourdissement savoureux de la sieste,de sentir peser sur sa tête le poids clos des greniers,s'ouvrir sous ses pas la froideur close des caves,de se livrer au vagabondage des couloirs qui se cassent à angles droits vers des descentes sinueuses ou des ascensions incertaines,aux errances dans les jardins qui ramènent toutes à l'oeil fixe d'un puits cerné d'odeurs. Et pour ceux que l'entrée par le portail princier rebute,je propose l'approche dérobée par le fond du jardin. Ils y trouveront,non le gouvernement des hommes,mais la tendresse taciturne des jardiniers. C'est là un autre aspect de Saint-Exupéry,moins proche de ses préoccupations immédiates,plus intimement lié à son tempérament. Les aléas de la guerre et les déportations nomades ont séparé les jardiniers amis. Mais le jour où l'occasion s'offre au premier de communiquer avec l'autre,toute la tension de l'écriture conduit à cette confidence :"Ce matin,j'ai taillé mes rosiers...". Et quand,trois ans plus tard,l'acheminement de la réponse devient possible,elle tient,toute rhétorique vaincue,en ces mots :" Cematin,moi aussi,j'ai taillé mes rosiers...". Et la malignité pourra suggérer qu'il n'était pas besoin de cinq cents pages de la Pléiade pour aboutir à ce bref apologue. Mais c'est une objection de gardien de musée. Donnée d'emblée,la sobriété est sécheresse. Elle ne trouve son poids qu'au terme d'un long vagabondage parmi les mots. Et il est beau que l'homme qui a écrit dans une de ses dernières lettres : "Moi,j'étais fait pour être jardinier" ferme son oeuvre,comme sa vie,sur cette image de silence,d'humilité et d'enracinement."
* Michel Quesnel a participé à l'écriture d'une adaptation cinématographique de "Citadelle" avec Jean A.Chérasse,Guylaine Guidez,et Michel Sarda. Le projet n'a pu aboutir car il s'est heurté à la psychorigidité et à la rapacité financière des "ayants droit" de l'auteur,les mêmes qui n'ont pas hésité à trahir la mémoire de l'écrivain en vendant "Le Petit Prince"