Montrées ou pas, les images du 7 octobre interrogent. Le cinéaste irakien Abbas Fahdel m'écrit du Liban : "Je suis trop impliqué actuellement pour prendre la distance nécessaire au développement d'une réflexion (...) Écris toute seule."
1/ Au matin du 7 octobre dernier, dans un café d'Alger, je découvre les images de l'attaque du Hamas diffusées par la télévision. Alentour, pas de liesse en réaction mais une extrême tension. J'apprends ensuite que des atrocités ont été commises dont les photos ne seraient pas rendues publiques. Les bombardements en représailles par Israël sur la population de Gaza sont justifiées par ces crimes dont les images sont invisibles. Je perçois alors un hiatus entre l'escamotage de ces photos de massacres et les images envoyées depuis Gaza. Ce hiatus s'accroît à chaque mort. Il m'obsède. J'observe qu'il opère de façon décervelante sur tout le monde, qu'il contribue à la terreur, même chez celles et ceux sur qui les bombes ne tombent pas.
Le 2 novembre dans le même café d'Alger, quelqu'un m'affirme avoir vu des images des massacres du Hamas, accessibles pendant vingt secondes sur TïkTök le 31 octobre vers 8h30 puis aussitôt retirées. La vision des bébés égorgés l'a replongé dans les tueries de la décennie noire algérienne. Les chaînes françaises parlent ensuite d'un montage de 44 minutes réalisé par Israël et projeté à des journalistes et personnalités via ses ambassades. Les images les plus insoutenables en ont été retirées, il serait pourtant crucial après un mois de guerre de vérifier leur authenticité. Le public n'y a pas accès. Éric Zemmour a vu ce montage mais pas moi. S'impose pourtant l'évidence que celles et ceux qui font métier de l'image doivent intervenir dans cette guerre entre des images montrées et celles invisibles qui sont prétexte à une violence inouïe.
Qui prétend-on protéger de l'horreur en n'en montrant pas les images réelles ? Est-il possible de dire qu'aucune censure ni aucun pouvoir ne devrait receler des images ?
2/ Dans son film diptyque Homeland : Irak, année zéro, le cinéaste Abbas Fahdel avait filmé sa famille en Irak avant l'attaque américaine de 2003 motivée par la supposée existence d'armes de destruction massive cachées par Sadam Hussein. https://youtu.be/ve0J4uiUB0Q?si=KRVdVKrjmxOu31Hg)
Abbas Fahdel est un corps-caméra immergé dans la réalité quotidienne de sa famille, l'imminence de la guerre. Il pense que tant qu'il filme les siens, il les protège de la mort. La force stupéfiante de son travail est de nous faire entrer dans un temps où l'urgence se dilate parce que la vie s'échappe. C'est à dire que le cinéaste subvertit et inverse totalement le dispositif habituel des news télévisuelles où en quelques secondes on balance à la vue du spectateur un échantillon de la détresse des autres de façon qui annihile l'empathie.
Vers la fin du film d'Abbas, la guerre est là. Des tirs touchent la voiture transportant sa famille : à l'intérieur, son neveu, Haidar, un enfant. Nous apprenons ensuite qu'il a été tué par ce tir. La mort de cet enfant auquel nous avons eu le temps de nous attacher engage notre psychisme comme parfois le cinéma de fiction sait le faire. Ce moment nous dévaste, achevant le film.
Devons-nous montrer tout ce qui a été filmé du réel ? Il y a là, comme dans l'acte artistique, une urgence qui dépasse toute autre urgence : témoigner du vivant bien plus que de la mort.
Abbas Fahdel vit maintenant au Liban avec sa femme et leur bébé en première ligne de la menace d'extension du conflit. Le soir où il m'écrit qu'il est "trop hanté par les images et récits" qui lui arrivent, une vidéo me parvient d'un hôpital de Gaza. Un père portant sa fillette morte, tirée de sous les décombres, exsangue, sans jambes. Il hurle : "Où est le monde ?" Je regarde cette vidéo plusieurs fois en boucle, passer à autre chose me semble une violente indécence. Sauf éteindre les lumières, fermer les yeux, voir Gaza bombardée. Prise de conscience nouvelle : ce qui arrive est ma faute. L'été 2014, les images de familles israéliennes en pique-nique sur les collines entourant Gaza pour assister à son bombardement par Israël (opération Bordure protectrice) m'avaient tellement choquée que j'ai participé ensuite aux manifestations de soutien au peuple palestinien. Mais depuis ?
3 / Les images d'enfants morts ou blessés depuis des semaines me font penser au massacre des innocents ordonné par Hérode 1er, roi de Judée, motivé par un devin qui lui avait prédit, quatre ans avant celle de Jésus, la naissance d'un nouveau roi des Juifs. La question n'est pas de savoir qui, du Hamas ou de Netanyahu sinon les deux, réactualise la figure d'Hérode. Contesté historiquement, ce massacre des innocents perpétré à Bethléem, en Terre Sainte, constitue un mythe solide qui impressionnera tout le christianisme. De grands peintres comme Giotto, Le Tintoret, Poussin vont le représenter. Rubens le peindra deux fois dont l'une à la fin de sa vie. Brueghel l'Ancien le représente dans une ville enneigée mais c'est que l'oeuvre aura été censurée puis modifiée, le monarque commanditaire du tableau ne supportant pas la vue des petits corps sanglants. Il les fit recouvrir. De neige, de chevaux, de marchandises du marché.

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4/ N'ayant jamais distingué le réel de l'imaginaire, si je rêve une image, un plan de film, ça existe avec autant de force qu'une image de la réalité. De son expérience d'ambulancière Croix Rouge au camp de Dachau en 1945, ma grand-mère m'a parlé d'une femme "punie". C'est à dire qui avait été livrée aux chiens. Elle m'a dit "qu'on ne pouvait pas lui souhaiter de vivre". Sa pitié exprimant le désir que cet être ne survive pas me rend incapable de me former une image de cette femme autant que de cesser d'essayer. C'est mon paradigme du monstrueux inimaginable. Pendant la guerre d'Algérie Marcel Bigeard (le plus décoré des militaires français) avait fondé des centres de torture avec des chiens entraînés à déchiqueter et tuer, comme les nazis. Le militant FLN qui avait tiré sur lui en 1956 a été livré aux chiens du centre de Bône. Et l'on rencontre en Algérie des personnes dont les pères ont été ainsi suppliciés.
Les images condamnent aussi à mort ce qu'elles montrent. Est-ce que cette condamnation excède toute morale et comment pouvons nous encore en imposer une éthique ? Ce serait notre priorité, comme seul espace où nous pouvons lutter contre la domination. Avec nos images et d'abord en exigeant de les voir toutes.
5/ Un certain mimétisme d'Israël avec les USA peut s'observer sur la durée : les photos des morts du 11 septembre n'ont pas été divulguées (on a vu les gens sauter des étages et les familles ont réclamé les corps). De même, il a été admis d'emblée qu'Israël ne communiquerait pas les photos des atrocités commises par le Hamas et qui justifiait ces représailles. Synchrone, Eric Zemmour charlatanise avec sa civilisation judéo-chrétienne dont les historiens savent qu'elle n'a jamais existé (sauf le marxisme qui est idéologie en synthèse critique). Sans que le nazisme ait eu besoin d'un seul Dieu, l'apogée de l'affrontement judéo-chrétien serait alors Auschwitz. Mais les images de ce qui s'y est passé n'en sortaient pas aussitôt à la face du monde. Aujourd'hui, nous pouvons dire que l'alliance judéo-chrétienne se fait contre Gaza, c'est à dire contre le peuple de Palestine. Lequel compte de nombreux chrétiens, comme le rappelle Abbas.
Or, le tour de passe-passe du christianisme, c'est la résurrection du corps de Jésus. Il est représenté dans ses actes, dans son chemin de Croix, son agonie mais, après qu'il ait été inhumé, son corps disparaît. Marie Madeleine le croise devant son tombeau, elle veut le toucher, il répond : Noli me tangere (Ne me touche pas). Le corps de Christ ressuscité dès lors n'est plus représentable, mais il faut croire absolument à sa réalité. Cette invisibilité, coup de génie du christianisme, autorise le merveilleux de la Grâce et ouvre ainsi la voie à toute l'histoire de la peinture occidentale.
Il y aurait dans l'escamotage des photos du 7 octobre par l'autorité israélienne une imitation de ce merveilleux chrétien. Une sorte d'alliance de l'État proclamé juif avec l'Amérique chrétienne, celle qui fait jurer sur la Bible devant les tribunaux de justice de tous ses États. Mais cette alliance n'est pas civilisation, elle est fascisme. Les pères et mères que nous voyons porter leurs enfants morts savent qu'ils ne ressusciteront pas. Depuis le 7 octobre, le titre Guerre Israël / Hamas, s'incruste sur les écrans des chaînes françaises. Il ne s'agit pas d'une guerre contre le Hamas mais contre un peuple où les enfants sont majoritaires. Quels moyens avons-nous de démonter cette alliance mensongère, avec quelles images ?
L'esthéticien Théodore Adorno disait que "toute culture consécutive à Auschwitz, y compris sa critique urgente, n'est qu'un tas d'ordures". Malgré cela, l'art a continué. Le cinéma à lui seul a produit des oeuvres qui nous aident à vivre. Devant la profusion actuelle d'images du monde, quelle conscience éthique en avons-nous ? Il se produit des images qui n'avaient jamais existé, comme celle du kamikaze à caméra crachant sur la tombe du narcissisme occidental qui aura mené à tant d'impuissance. L'un se tue dans son geste de tuer et par là tue notre conscience ; tandis que l'autre bombarde son meurtre en l'enfouissant sous le béton. La conscience ne se dissout pas dans l'IA, ni dans la maîtrise des technologies. L'art, celui qui aide à vivre plutôt qu'à son commerce, reste à la poésie, un acte inscrit contre la mort.
Si la guerre est l'échec des artistes avant d'être celui des politiques, diplomates et foules, si l'Histoire devient le mauvais rêve de l'art, c'est donc à nous de travailler. De jeunes architectes avaient imaginé un pont suspendu reliant Gaza à la Cisjordanie... Le pont de la Palestine retrouvée, tanguant, menacé, mais où des milliers de gens chaque jour circulent. Quelle main sur une feuille, une toile, un écran, un ballon, un film, formera les lignes de deux États juif et palestinien, ou d'un seul ?