Viviane Candas : Dans ton livre, Abdallah Aggoune, tu racontes comment tu as vu des gamins que tu avait soignés et circoncis pour la plupart, devenir des émirs du GIA (Groupes Islamiques Armés). Pas une famille algérienne n'a échappé à cette décennie noire. Il faut aujourd'hui expliquer aux Françaises et Français ce qui l'a déclenchée.
Bachir Derraïs : Après l'arrêt du processus électoral de 1992, plus de trente mille terroristes ont pris les armes, dont une moitié s'activait dans les villes et l'autre moitié dans les maquis. Sans exagérer, je peux affirmer qu'aucun pays au monde, y compris d'Occident, n'aurait résisté à autant d'hommes soutenus et sur-armés par certaines puissances étrangères.
Viviane Candas : Abdallah Aggoune raconte qu'ils avaient des Uzi, arme israélienne.
Abdallah Aggoune : J'ai reconnu cette petite mitraillette qu'on a mise sur ma tempe le jour où les terroristes voulaient m'emmener dans leur maquis soigner un blessé, ce que j'ai refusé. Je peux m'être trompé sur l'arme, mais je ne pense pas. J'ai vu à la télévision des images de soldats de Tsahal où j'ai reconnu des Uzi comme celle-là.
Bachir Derraïs : Rappelez-vous les événements qui s'étaient déroulés en 1995 en France : toute l'Europe s'était mobilisée pour seulement trois terroristes par ci par là et les gros moyens mis en place pour les neutraliser. Imaginez ce qui serait passé avec trente mille terroristes dans la nature ! Dans des pays musulmans comme l'Irak, la Syrie, la Libye, les États se sont effondrés en quelques semaines. Seule, l'Algérie a mis en échec le plan de ceux qui voulaient faire d'elle un nouvel Afghanistan.
Viviane Candas : Tous ceux et celles qui ont vécu cette décennie de l'intérieur m'ont parlé de leur sentiment d'avoir été seul.es au monde. L'Algérie a été très isolée.
Bachir Derraïs : Je ne pense pas que ceux qui étaient derrière ce plan de faire de mon pays un nouvel Afghanistan pardonneraient un jour à tous ceux et celles qui réussi à stopper le rouleau compresseur islamiste. C'était une guerre, une vraie, et comme toutes les guerres sont sales, il y a eu énormément de dégâts collatéraux, des bavures, des dépassements, des enlèvements, tortures, règlements de comptes. Si cette guerre a fait réellement deux cent mille victimes, 80% d'entre elles sont les populations, hommes et femmes de tout âge, et puis des militaires, dont la majorité des appelés, et des policiers, des gendarmes ou GLD (Groupes de Légitime Défense). Mais le paradoxe c'est que ces 80% des victimes survivantes se sont tues, contrairement aux islamistes qui ont réussi à inverser leur statut de bourreaux en victimes. Bouteflika lorsqu'il a repris le pouvoir en 2000 a imposé le pacte de Concorde civile qui supposait une amnistie générale sans procès pour les exactions commises. Nous avons eu ordre de nous taire, civils et militaires. Ces histoires ont été enfouies mais pas oubliées.
Viviane Candas : "Blouse blanche, zone grise, décennie noire" a été un succès de librairie en Algérie pour cette raison. De nombreuses personnes t'ont exprimé leur gratitude d'avoir parlé pour elles, Abdallah.
Abdallah Aggoune : Parlé pour les morts, pour les enfants que je soignais et que j'ai revus égorgés comme des agneaux, dont j'ai entendu le récit des supplices par leurs proches survivants qui avaient réussi à se cacher pendant le massacre. Je voudrais aujourd'hui évoquer une dame, Cherifa Khedar. Son frère Mohamed Reda Khedar, architecte, refusait de financer les terroristes. Sa soeur Lila Khedar, avocate, s'abstenait de défendre leurs acolytes emprisonnés. Au soir du 24 juin 1996, les terroristes ont encerclé la maison familiale et ont abattu le frère et la soeur, ils ont blessé leur mère. Cherifa Khedar a créé une association DJAZAIROUNA (Notre Algérie) dédiée aux victimes du terrorisme dont le siège est sa maison familiale à Ouled Yaïch, à 40km d'Alger. Elle fait un travail formidable de soutien aux survivant.es des massacres pour qui le silence imposé par ce pacte de concorde civile et l'amnistie des assassins ont qu'aggravé le traumatisme d'avoir vu leurs proches massacrés.
Viviane Candas : Tu m'as dit que tu aimerais verser tes droits d'auteur à cette association DJAZAIROUNA ?
Abdallah Aggoune : J'aimerais lui remettre un chèque du montant de mes droits, quand j'aurai enfin l'occasion de faire une présentation du livre à Alger ce qui n'est pas encore arrivé !
Viviane Candas : Tu es un médecin qui est aussi monté sur les scènes de théâtre et tu fais du cinéma comme acteur et aussi comme réalisateur.
Abdallah Aggoune : Dans mon one man show en 2006, j'ai parlé de l'horreur de la décennie noire et j'ai fait rire le public, parce que nous sommes un peuple qui a appris à pratiquer l'humour corrosif. J'ai aussi écrit l'histoire d'une femme que j'avais soignée, survivante d'un massacre, dont mon frère Chérif Aggoune en a tiré un film " L'héroïne". J'y ai parlé de Mohamed Sellami, un ancien du PAGS (Parti de l'Avant-Garde Socialiste, ex Parti communiste) qui a créé le premier groupe de patriotes à Haouch Grau dans la région de Boufarik où Antar Zouabri était émir du GIA. Les "patriotes" sont des gens de la campagne, parmi lesquels des femmes, qui ont demandé à recevoir des armes pour se défendre des terroristes qui attaquaient leurs villages. J'ai parlé aussi des "patriotes" dans mon court-métrage "Sotra" réalisé en 2018 qui a reçu des prix dans plusieurs festivals. L'art est pour moi un moyen de combat contre l'oubli. Celui de l'assassinat de nos citoyens, des membres des services de sécurité, des journalistes et des artistes.
Viviane Candas : Est-ce que le cinéma n'est pas un outil idéal pour travailler avec cette mémoire ? Je pense à "Aliénations" (2000) de Malek Bensmaïl où les patients d'un hôpital psychiatrique accusent Bouteflika d'être responsable de leur folie car ils ne supportent pas de croiser dans la rue d'anciens assassins. Je pense à "Abou Leïla" (2019) d'Amin Sidi Boumédiene, film d'horreur de grand style. Le cinéma aide à faire sauter les verrous. Et nous avons apprécié "Ben M'Hidi" le film de Bachir Derraïs qui retrace le parcours d'un héros de la révolution algérienne...
Bachir Derraïs : Oui, mais le film est toujours interdit depuis 2018 parce que le ministère des Moudjahidines a des désaccords politiques avec certains points de son contenu. Le cinéma est un outil formidable car c'est un art de masse mais les sujets historiques sont aussi des explosifs dangereux à manier car ils révèlent la relation complexe et souvent contradictoire des nations, des États et des peuples à leur mémoire.
Viviane Candas : Ben M'hidi fut torturé et tué par le général Aussaresses auquel certains en France comparent le général Nezzar, avec la théorie du kituki (qui-tue-qui?). Nous venons d'apprendre que ce vieux général algérien sera traduit devant la justice suisse pour "crimes contre l'humanité" sur des plaintes déposées par des ONG en Europe.
Bachir Derraïs : Ce n'est absolument pas comparable, Aussaresses ou Bigeard défendaient le colonialisme français contre une guerre de libération nationale, notre révolution. Dans le cas de la décennie noire, il s'agissait d'une guerre interne à l'Algérie, une guerre civile. Cette comparaison est intolérable, autant que de traduire en justice le général Nezzar !
Abdallah Aggoune : Je ne connais pas personnellement M. Nezzar mais il est l'une des personnes majeures qui ont sauvé la république algérienne. Après le massacre de Benthala (23/09/1997), des paysans du village sont venus me voir en consultation, ils m'ont raconté ce qui s'était passé, comment les islamistes ont massacré des centaines de personnes pour la plupart à l'arme blanche. Et aucun de ces témoins ne m'a dit que pendant ce temps des hélicoptères de l'armée algérienne tournoyaient au dessus du village pour observer le spectacle.
"Désormais (...) la cruauté devient réviviscence et souvenance et non éternité d’un massacre toujours actuel. Et tu verras, peu à peu les lettres jailliront des trous noirs, la « zone grise » se fera zone de passage et de liaison entre toi et le monde et pour finir, le Docteur Aggoune avec sa « blouse blanche » te fabriquera de la souvenance pour panser ton histoire en te faisant cesser de te réfugier dans ces trous qui règnent là où l’homme s’est brusquement trouvé destitué de son humanité. (...) Étrange paradoxe de ce livre : le lecteur devient co-auteur d’un texte qui ne craint pas de donner la parole à ce qui de l’horreur ne peut s’écrire dans l’Histoire. Est-ce cela survivre à l’irréparable ? "
Karima Lazali, extrait de sa préface à BLOUSE BLANCHE, ZONE GRISE, DÉCENNIE NOIRE
"Une Nissan Prairie de couleur sable, volée à des employés du service des eaux, barre cette piste, hérissée de kalachnikovs qui dépassent des vitres ouvertes, avec quatre hommes à bord. Au volant, Chérif Mohamed, dit Ezzegaï, le pire des émirs de la région. Je le reconnais tout de suite, car c'est mon ancien patient, comme son père et toute sa famille.
L'un des hommes descend du véhicule. (...)
Mon nouveau passager, posant sa kalachnikov sur le plancher de la voiture et son P.A (pistolet automatique) à portée de ma main, tient à me rassurer : rien de fâcheux ne m’arrivera. Pour me convaincre, il me rappelle que je l'ai soigné quand il était enfant, car je suis son médecin de famille et jamais ses parents ne lui pardonneraient s'il était impliqué dans ma mort.
― Si tu as des doutes, dit-il, tire-moi dessus et sauve-toi !
Comme souvent, je crâne en disant que je n’ai peur de personne.
Il me rassure :
― Si tu dois mourir, je mourrai avec toi !
Je roule derrière la rapide Nissan sans trop me poser de questions jusqu’au moment où elle s’arrête dans un endroit où les services de sécurité et les citoyens ne s’aventurent jamais, bien qu’il ne se trouve qu’à trois cents mètres de la route.
C'est un verger d'orangers en fleurs. Le soleil de midi après la pluie de mars ravive le vert de l'herbe. (...)
Sortie de la Nissan, la garde prétorienne de l'émir m'attend, dont un petit brun édenté bardé de deux chargeurs de fusil mitrailleur et d'un lance-roquettes et un grand rouquin aux cheveux longs (...).
J'ai arrêté ma voiture.
L'émir Ezzegaï se tenait au milieu des orangers. Il est alors venu prendre la place de mon passager.
Je suis tétanisé. Le vert de l'herbe printanière alentour m'obsède comme un linceul. Je me répète : personne ne revient vivant d'un interrogatoire avec Ezzegaï."
BLOUSE BLANCHE, ZONE GRISE, DÉCENNIE NOIRE d'Abdallah Aggoune, éditions Koukou, 2020
RENCONTRE et VENTE DÉDICACE, dimanche 24 septembre 2023
à 16h à la Maison Bistrot, 65 Bd de la Villette 75010, Paris, métro Colonel Fabien