Vivant à Alger en juin 1967, j'ai le souvenir de la guerre des Six Jours, des manifestations croisées au retour de l'école quand le président Boumediene avait demandé aux habitants du centre ville de vider leurs caves pour accueillir les réfugiés palestiniens. Le 7 octobre 2023, c'est dans un café d'Alger que j'ai vu les images diffusées par Al Jazeera puis participé à la seule manifestation autorisée, avec une rose blanche pour tous les enfants tués, israéliens et palestiniens. Mais les images des petits linceuls blancs m'ont traversé ventre et coeur avant toute conscience anti-colonialiste.
Algérienne par mon père, Française par ma mère, bébé Ogino né par accouchement sans douleur, j'appartiens à la première génération de filles qui introduisit la pilule au lycée alors qu'elle était encore interdite aux mineures en France, on n'imagine plus aujourd'hui cette situation. La loi de 1901 l'interdisant, l'avortement était rendu forcément clandestin, certaines femmes en mouraient. J'entrais au MLAC1 mouvement exemplaire qui fit des ventres un lieu politique. Mon rôle était de préparer les femmes à l'acte pratiqué sans anesthésie, sur leur table de cuisine, par aspiration de l'embryon dans une canule (méthode Karman). Durant toute l'opération, je tenais leur main. Si plus tard deux maternités rapprochées m'ont offert l'expérience la plus durablement voluptueuse de la dépossession de soi, c'est que j'ai d'abord voulu que mon ventre m'appartienne.
La contraception est une révolution millénaire dit l'anthropologue Françoise Héritier et l'humanité aura cherché à la maîtriser depuis la nuit des temps. En confisquant au patriarcat le contrôle exclusif des naissances, les femmes ont pris la responsabilité de la survie de l'espèce humaine.
Il y avait à Gaza avant le 7 octobre un accès à la contraception, des études à ce sujet ont été menées. Tout a été anéanti par Tsahal...
Aux yeux des Israéliens et de leurs alliés occidentaux, les Palestiniennes portent triple faute : elles se voilent, elles ont voté pour le Hamas, elles accouchent de futurs terroristes. Sous leur voile, il ne peut y avoir de cerveau, seulement de l'animalité mais dans leurs ventres, elles fabriquent des armes.
Il est vrai que depuis le début de cette nouvelle guerre, les Gazaouies ont continué de mettre des enfants au monde, malgré les hôpitaux bombardés, l'électricité coupée, les couveuses devenues cercueils, leurs enfants amputés sans anesthésie, affamés. Face à un ennemi possédé par un profond désir d'anéantir le vivant, les Palestiniennes restent des femmes responsables de la survie de leur peuple.
C'est pourquoi il est monstrueux de ne pas se dresser de toutes nos forces contre le massacre de leurs enfants, leur ensevelissement sous les gravats, leur torture par amputation sans anesthésie, leur déchiquetage par Intelligence Artificielle.
Les bombardements sur Gaza excédant ceux de Dresde et d'Hiroshima en 1945, il a été interdit de s'en indigner sous peine de poursuites pour apologie du terrorisme. Gaza sera donc reléguée au second plan du spectacle. Les gros titres se feront sur des scandales sexuels, jusqu'au procès des viols de Mazan où se braquent les caméras du monde, interdites dans Gaza. Ce phénomène de substitution se déroulant durant l'année 2024 expliquerait peut-être en partie l'indifférence à ce qui se passe à Gaza et en Cisjordanie, ce manque d'empathie massif et tant déploré. Tout un système a désormais réussi à couper chacun.e de ses tripes, à déposséder les êtres de compassion. Les gens se laissent gagner par une indifférence sur quoi l'impuissance coule aisément sa chape. Quand circulent les vidéos ou photos des soldats de Tsahal, dans les décombres des maisons détruites par leurs chars, s'affublant en rigolant de la lingerie abandonnée par des Palestiniennes dont ils profanent la féminité, les accessoires du désir, l'intimité d'un mariage forcément procréateur et menace démographique pour Israël, ces images ignobles laissent aussi indifférent que celles des petits linceuls alignés. Dès leur publication, leur pouvoir répulsif s'écrase aussitôt contre la perte générale d'humanité qui va crescendo dans le public-monde. Qui va à une allure vertigineuse, à bien plus de 25 images seconde.
Bien qu'aucune photo n'en ait été diffusée, il a été rapporté qu'une pédiatre palestinienne, la doctoresse Alaa Alnajar, alors qu'elle accomplissait sa mission dans un dispensaire à Gaza, a vu arriver les cadavres de ses propres enfants. Comment imaginer vivre pareille horreur ?
C'est pourquoi le silence des femmes de ma génération est insupportable, autant que l'imposture de celles qui se qualifient de féministes sans s'élever contre une guerre de haute technologie expérimentée sur des femmes et des enfants.
En France, des femmes souvent jeunes, avocates, constitutionnalistes, historiennes, anthropologues, politologues, chercheuses, journalistes, vont mener un travail d'une qualité considérable. Mais elles ne sont pas invitées sur les ondes et les plateaux de télévision où elles pourraient, avec d'autres voix masculines, gêner l'opération de substitution du massacre des innocents par quelque sujet croustillant.
A contrario, il fut permis à une série d'impostures féministes de s'engouffrer sur la scène médiatique en y bénéficiant d'une promotion considérable. Certaines étant épouses de ministres voire maîtresse de président, toutes hautement diplômées. L'une proclame en gros titre qu'il faut "repenser la virilité" (que cette philosophe semble confondre avec le machisme). Une journaliste, pucelle macérée, nous expliqua avec conviction la valeur inégale des enfants israéliens tués le 7 octobre d'avec ceux écrasés sous les bombes à Gaza. Le fascisme bat le rappel des coeurs frigides avant de leur rendre leur haine à jouir sous une forme qu'il contrôle.
Une autre, auto-proclamée "féministe radicale" et partisane de la PMA, affiche son soutien à Israël et ne pipe mot sur le massacre à Gaza, posture orwélienne s'il en est. Une autre encore, figure de l'audiovisuel public, se déclare féministe et voudrait être juive. Une rabine enfin, nous retourne le linge intime de son âme où nous devrions voir une étoile jaune quand elle brille de tout son bleu. En 2024, des Israéliennes orthodoxes avaient fait la grève du sexe pour obtenir de l'administration religieuse un document de divorce pour l'une d'elles. Mais elles ne l'ont pas fait pas pour arrêter cette guerre, contrairement à Lysistrata et ses copines2. Leur succès grâce à cette grève s'inscrit à l'intérieur du nationalisme religieux, il en participe totalement.
En dix neuf mois, aucune de ces féministes posturales n'a eu un seul mot de compassion pour le peuple de Gaza et tout mot qui ne dénonce pas ce massacre collectif est inutile. Toutes ont utilisé leur pouvoir pour enfoncer les Palestiniennes, les déshumaniser, nier leur souffrance. Toutes ont dans la bouche les cadavres des enfants palestiniens ou leurs petits membres amputés. Toutes se sont faites les femelles utiles d'un pouvoir qui les affiche d'autant qu'elles démontrent leur absolue servilité à sa politique à quoi les lient leurs intérêts de classe. Le féminisme aujourd'hui est devenu une mine d'or...
"C'est par la honte, jouée ou non, qu'une femme s'accorde à l'interdit qui fonde en elle l'humanité" écrit Georges Bataille3. Énigmatique formulation qui exclut celles qui n'ont pas honte de leur inhumanité. Notre problème est que cette inhumanité a été érigée en paradigme du souci de soi et s'exhibe comme le nouveau chic français, l'anesthésie en fanfreluche. On peut lui préférer Cate Blanchet soulevant le bas de sa robe vert, blanc, noir sur le tapis rouge du festival de Cannes 2024 pour former ainsi le drapeau palestinien.
À l'origine des trois religions du Livre, il est raconté que Dieu ayant défendu la pomme à Adam et Ève, celle-ci y goûta et voulut la partager avec son homme. Devant la colère de Dieu, Adam dénonça la faute d'Eve, il voulait bien en être coupable et même puni, mais n'en serait jamais responsable, Ève seule en porterait la honte. Tous les nationalismes religieux s'accommodent parfaitement de la honte des femmes, ils s'y essuient les pieds.
J'ai tenté ici d'écrire ma honte en hommage aux Palestiniennes et en mémoire de ma mère4.
1 Mouvement pour la Liberté de l'Avortement et de la Contraception fondé en par l'avocate Monique Antoine, Simone Iff (Planning Familial), le dentiste Robert Szpirglas et le Dr Paul Baschet.
2 Lysistrata comédie d'Aristophane. (4ème s. av.JC) raconte la grève du sexe que firent les Athéniennes pour convaincre leurs hommes de mettre fin à la guerre avec Sparte.
3 Les larmes d'Eros, Georges Bataille, éditions Jean Jacques Pauvert (1961)
4 Gisèle Mathieu-Ohana née Stolz (1928-2008), fille de Résistant au nazisme, membre du PCF et de l'UFF, avocate membre du collectif de défense du FLN, conseiller juridique au ministère du tourisme des deux gouvernements Ben Bella, signataire d'une tribune désavouant la politique française de soutien à Israël lors de la guerre des Six jours.