Durant la décennie noire, les barbus de Baïnem l'avaient balafrée car elle leur tenait tête avec son verbe haut. Son défi envers la violence avait probablement surgi à l'Indépendance, quand son père antiquaire fut exécuté par le FLN pour collaboration avec les Français m'a-t-elle raconté. Il est permis de croire que de cette blessure infinie, elle sécréta son humour ravageur.
Biyouna dès l'adolescence donna tout à son pays, éperdument car c'est ainsi que le talent se forge. Elle dansa, chanta, joua, devint célèbre et resta jusqu'au bout l'actrice la plus populaire du pays. Elle bu et fuma aussi avec une intensité désespérée.
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Depuis sa mort ce 25 novembre, s'affichent des selfies avec elle, mais personne ou presque n'ose rapporter ses blagues d'autant plus subversives qu'elle les lançait avec la même verve aux puissants et gens de la rue. Son insolence faisait rire et en cela, elle incarnait parfaitement le peuple algérien frondeur, sacrificiel aussi, et dressant en pirouette son humour devant la matraque. Tout le monde en redemandait, de ce qu'on a appelé sa vulgarité, qu'elle jetait à qui en voulait comme un gant parfumé, elle qui n'était en rien vulgaire.
Biyouna nous aura appris le rôle politique de la vulgarité.
Elle avait l'instinct du mot incisif qui replaçait la libido au centre de l'instant, touchait net dans le refoulé de l'autre qui était pris aussitôt d'un rire libérateur. La redjla, ce code de virilité que kabyles et arabes revendiquent à l'unisson, elle vous la retournait comme une crêpe sur l'autre face, celle du tralala.
Reine de coeur, Biyouna faisait tout son possible pour qui elle appréciait, surtout pour les femmes, précisait-elle. Et maintenant qu'elle est partie, je veux dire ce qu'elle a fait pour notre film L'esclave devenue roi qui restera son dernier rôle au cinéma, celui de la mère des 40 voleurs qui garde leur repaire et butin. Elle l'avait accepté tout de suite quand en 2019 je la rencontrai chez elle à Baïnem ; mais le film traîna. Quand je revins la voir, nous étions déjà en décembre 2023 et nous avons naturellement parlé de Gaza.
Atterrées de savoir qu'on y amputait des enfants sans anesthésie, ce qui se passait là-bas nous hantait. C'est ce jour-là que s'est formé le projet de tourner ce film et le montrer aux enfants de Gaza que l'Algérie annonçait alors accueillir pour des soins. Ce serait eux notre premier public, le plus difficile car le plus traumatisé et si ce film arrivait à distraire ces enfants, à les faire rêver un peu ou même rire, il serait vraiment réussi. Il suffisait de mettre la barre très haut.
De ce projet la presse se fit l'écho avec une chronique de Slimane Laouari dans le Quotidien d'Alger. Néanmoins, le démarrage du film traînait encore dans les méandres ministériel jusqu'à fin janvier 2024. Pour secouer son monde, Biyouna vient alors avec son assistante Zola assister à une projection en présence d'officiels, de télés, etc... La ministre de la culture l'embrasse avec une joie sincère, Biyouna lui glisse alors une blague très culottée et ajoute en me désignant : "Non, je n'ai pas travaillé, parce que tu n'as pas signé son film!"
Le lendemain, le dossier sera débloqué.
Pendant plusieurs semaines, je résidai à Baïnem, au bord de la mer, accueillie chez Zola qui vit avec fille et nièces dans le même immeuble que Biyouna. En sortant, je la voyais, silhouette menue à sa fenêtre, vibrante, elle voulait toujours des cigarettes... Zola lui apportait de tout, mais des cigarettes, Biyouna n'en avait jamais assez. Je passais, on fumait, on causait. J'ignorais qu'elle avait un cancer du poumon. S'en fichait, elle avait tout connu, ne tenait qu'à être artiste, dans cet appétit de beauté, de poésie et de rire qui a fait vibrer toute sa vie.
Ce qui lui restait de forces, elle l'a donné encore au tournage de notre film, fusil en main pour camper cette Ma Dalton qui dort dans une vieille voiture. Il faisait froid. Nous tournions dans le hangar du loueur d'accessoires, islamiste qui ne serre pas la main d'une femme mais s'acharnera pour vous à faire clignoter rouge un luminaire de cabaret. La diablesse Biyouna improvisait ses répliques à chaque prise et chanta en maudissant l'amour perdu.
Biyouna a tout donné, elle n'a rien pris, sauf nos coeurs.
Mais elle ne recevra pas Rony Brauman qui serait venu présenter L'esclave devenue roi avec elle aux enfants de Gaza soignés à Alger. Le montage du film n'est pas encore terminé, Biyouna en avait marre, elle est montée aux étoiles et si "Dieu l'accueille en son vaste paradis", c'est encore lui qui a le plus de chance.