Ce texte a été écrit par Véronique Gignoux-Ezratty qui a fait le choix de le publier sur ce blog, dans cette version provisoire pour le faire circuler, avant de publier dans une revue spécialisée dans une version plus aboutie.
L’article complet prend 17 pages. Il est disponible ici. En voici la conclusion.
Article - le concept de tyrannie du mérite, est-il pertinent pour le système éducation (pdf, 378.9 kB) © Véronique Gignoux-EzrattyL’égalité des chances est un mythe. Il faut continuer à diffuser les arguments chiffrés qui permettent d’en prendre conscience, ainsi que les enjeux pour la nation d’atténuer ces inégalités.
Cependant, le récit dominant autour de l’illusion méritocratique a tendance à renforcer l’assignation à un destin tout en prétendant le contraire. En focalisant sur les problématiques d’une micro-élite, les tenants du récit dominant empêchent de développer une compréhension des mécanismes cognitifs et sociaux à l’origine des inégalités. Aussi, ils entravent la capacité à agir pour les atténuer.
La croyance méritocratique existe dans le grand public à cause du « biais d’autocomplaisance » et parce qu’il est bénéfique pour la réussite scolaire en particulier dans l’école du socle.
En particulier, les notions autour de la tyrannie du mérite concernent une microscopique élite et ne sont pas en phase avec la culture française qui n’a jamais eu de mythes proches du « rêve américain ». Elles sont hors sujet pour traiter la question de l’accès au plus grand nombre à une éducation de qualité.
Les inégalités scolaires en France peuvent s’expliquer par la manière purement comptable dont la France a mené sa massification scolaire : augmentation du nombre de diplômés à moindre coût sans critères concernant la qualité des formations ou les impacts sur les inégalités, y compris quand une mise en récit prétendait le contraire. La massification a été menée aux dépens des plus faibles scolairement et des moins informés. Il y a eu une sous-information volontaire du grand public sur les compétences utiles pour réussir les études supérieures qui a eu comme conséquences de réduire les moyens destinés à faire acquérir ses compétences au plus grand nombre. En particulier, le comportement envers les jeunes les plus faibles scolairement dès l’école primaire est particulièrement cynique. Il est vrai que ces jeunes ne possèdent pas les mots pour se plaindre.
Au contraire de ce qu’il prétend, le récit dominant sur la méritocratie diffuse dans l’inconscient des messages qui sont délétères pour la lutte contre les inégalités :
- Message délétère sous-jacent 1 : « Tous ceux qui ne sont pas dans des grandes écoles sont des perdants ». C’est du même acabit que « Celui qui n’a pas de rolex à 35 ans a raté sa vie ». Les personnes qui ont réussi des études supérieures très sélectives sur des critères académiques sont une petite fraction de la population. Pour réussir sa vie, il faut trouver l’équilibre entre la vie professionnelle et la vie privée qui convient, avoir un métier qui apporte des satisfactions et des revenus qui permettent de vivre décemment et s’offrir régulièrement des petits plaisirs. De très nombreuses personnes qui travaillent 70 heures par semaine sur de longues périodes pour un salaire mirobolant ont l’impression d’avoir raté leur vie.
- Message délétère sous-jacent 2 : « A cause des grandes écoles, les personnes qui nous gouvernent sont arrogantes » Il n’y a aucun lien de cause à effet entre les deux propositions de la phrase. n France, des personnes qui utilisent la technique des « vérités alternatives » ont pris le pouvoir et ne coopte que celles et ceux qui les servent, diplômés ou non. C’est inquiétant. La société civile doit se réveiller pour lutter contre eux, mais leur existence n’est nullement liée à la présence de formations hautement sélectives sur le plan académique.
- Message délétère sous-jacent 3 : « Les seuls élitismes qui existent sont les élitismes sur des critères académiques. » Pour être champion olympique, footballer professionnel, premier ouvrier ou première ouvrière de France, créateur d’une entreprise pérenne, artiste reconnue, il faut travailler et savoir être stratégique. Tous les élitismes devraient être mis sur un pied d’égalité dans les mises en récit. La mise en avant de de l’élitisme sur des critères académiques aux dépens de tous les autres, est un des moteurs de la dévalorisation des métiers manuels.
- Message délétère sous-jacent 4 : « Les dés sont pipés, cela ne sert à rien de travailler à l’école élémentaire ou au collège car vous ne pourrez pas aller vers les études qui permettent de réussir sa vie ». L’effort scolaire paie pour les élèves moyens et bons, et le nier conduit aux renforcement des inégalités. Il peut conduire à un découragement quand l’élève a des lacunes fortes ou des difficultés d’apprentissages spécifiques à cause du couplage entre le mécanisme de « l’impuissance acquise » et l’absence des moyens nécessaires pour accompagner la progression de ces élèves.
La méritocratie peut servir de prétexte à la construction d'un écran de fumée pour éviter de donner à tous les jeunes la capacité de communiquer, d'évaluer des quantités et comprendre les codes des adultes avec il faut interagir pour prendre part à la société.
Pour vraiment lutter contre les inégalités scolaires :
- Il faut faire prendre conscience à la société de l’état des inégalités scolaires et des enjeux de lutter contre ces inégalités ;
- Il faut diffuser les fictions où le héros ou l’héroïne a su refuser d’être assigné à un destin décidé par les stéréotypes de la société (pour conjurer les réflexes innés de s’y conformer) ;
- Il faut dire que l’effort paie tout en faisant attention d’éviter de mettre les personnes en échecs répétés, et en faisant prendre conscience que l’échec est un processus normal d’apprentissage,
- Il faut aider la diffusion des mécanismes cognitifs et sociaux, nombreux et entremêlés à l’origine des inégalités, et encourager voire accompagner les dispositifs pour les combattre.
Les solutions simplistes et la désignation de boucs émissaires ne fonctionnent pas. Nous le savons pour avoir essayé pendant 30 ans.