Il y a deux jours, une centaine de médias français lançaient un appel inédit à défendre la liberté d’expression et à en faire usage pour exprimer nos opinions et critiquer celles des autres. Qu’à cela ne tienne !
Mais si la liberté d’expression est notre bien le plus cher, si c’est là notre grand principe, alors pour quelle raison les médias ne se sont-ils pas élevés davantage face à l’interdiction des signes d’ostentation à l’école ? Ne s’agissait-il pas là d’une limite nette opposée à la liberté d’expression, en l’occurrence celle de ses croyances ?
C'est que cet encadrement paraissait justifié certainement à la majorité d’entre eux. Le législateur voulait chercher à dissuader toute forme de pression d’un élève sur un autre, pour des esprits « en formation » et donc influençables. Comme si la suppression de l’ostentation dissuadait les velléités prosélytes et mâtinait d’un seul coup les discours des élèves empruntés aux familles et aux quartiers, pendant la cantine, la récréation, dans les couloirs...
On imaginait mal comment la vue d’une kippa, d’un foulard ou d’une croix aurait tout de go un effet d’embrigadement sur les élèves (l’effort n’était-il pas à porter plutôt du côté de l’éducation?), mais toujours était-il qu’un signe d’ostentation pouvait constituer une atteinte à la liberté de conscience.
La liberté de conscience est posée par la loi de 1905. Elle est essentiellement individuelle. L’État « assure » (c’est à dire, fait du mieux qu’il peut pour préserver un cadre de libre pensée) la liberté à chacun en son for intérieur de croire ou de ne pas croire, de critiquer, de questionner, d’investiguer, de douter. C’est à dire que l’État cherche à supprimer toute forme de pression morale ou sociale à la croyance métaphysique, de façon à laisser se former en chacun(e) « l’intime conviction ».
En soi, le port d’un signe d’ostentation ne menaçait pas cette liberté intérieure, mais la pression sociale émanant d’un groupe socialement dominant ou plus vocal dans certains établissements pouvait poser question…
Il se passe un phénomène curieusement analogue avec les caricatures de Charlie Hebdo. La liberté d’expression des caricaturistes français peut sans nul doute porter atteinte à la liberté de conscience d’autrui. A fortiori aujourd'hui du fait de l’unanimisme, de la pression sociale au ralliement autour de cette « liberté d’expression », car celui qui ne s’y retrouve pas se sent marginalisé ou exclu de son propre groupe social, en l’occurence la République elle-même. C’est le cas pour moi, me sentant assez seul et aussi parfois quelque peu apatride par les temps qui courent.
Examinons la situation. La liberté d’expression du journal et le prosélytisme qu’exerce le Directeur de son journal ont fini tous deux par générer une pression sociale matérialisée par l’injonction à « être ou ne pas être Charlie », qui d’une certaine façon constitue une atteinte à la liberté de conscience. Car ne pas être Charlie, c’est être un « salaud », sans compassion pour les victimes du massacre, et donc in fine un antirépublicain pur et dur (et bientôt un « ennemi de la nation » ?). Quand cette pression sociale déborde le cadre de l’école et touche les jeunes aussi bien que les adultes dans le débat public, il devient difficile d’y échapper.
Ainsi, deux conséquences possibles : ou bien nous reconnaissons que la liberté d’expression de Charlie Hebdo porte atteinte à la liberté de conscience de nombreux citoyens Français et nous décidons de l’encadrer à ce titre par la loi. Ou alors, nous décidons d’autoriser toutes les expressions de croyances religieuses, y compris au sein de l’espace public sous la forme du prosélytisme.
Car oui, en prenant fait et cause pour certaines caricatures de Charlie, c’est à un prosélytisme de l’incroyance que nous finissons par laisser libre cours. En moquant l’islam, Charlie n’est pas juste en train de faire valoir sa liberté d’expression, ou de critiquer le religieux, il professe surtout la bêtise qu’il y a d’être musulman : mais cela ne peut masquer un prosélytisme de l’incroyance, ou dirons-nous, prosélytisme athée.
Le prosélytisme athée existe t-il ? Il est singulier que les terroristes de l’imprimerie de Dammartin-en-Goële aient parlé de « Michel Onfray » lors de leur discussion avec le chef d’entreprise retenu pendant deux heures en otage. D’une certaine manière, ce dernier n’est-il pas devenu, malgré lui, et à ses frais, le prosélyte de l’athéisme social dans l’espace public ?
Réfléchissons encore un peu. Est-il tout à fait normal que notre laïcité protège la liberté de dire son athéisme et réprime la liberté d’exprimer sa croyance sous forme affirmatrice ? N'y a t-il pas un degré de conviction équivalent entre ceux qui crient "ne croyez pas" et ceux qui voudraient crier "croyez" qui fait que nous pouvons parler de "croyance" ? Et si un dessin louait la grandeur d’une religion en général ou de l’islam en particulier, les accusations de prosélytisme ne fleuriraient-elles pas ?
Lorsqu’une voix commence s’élever pour nous dire « comment penser », « comment vivre », « que croire», là est le prosélytisme. En pratique, les prosélytes athées passent leur temps à faire le contraire, à nous dire « comment ne pas vivre », « comment ne pas penser » ou «pourquoi ne pas croire». Mais le résultat demeure le même sur les consciences. Il s’agit d’une injonction.
Cette vision « neutraliste » de la laïcité que critique Jean Baubérot, emporte de lourdes conséquences :
1. D’abord, le débat public ne consiste plus majoritairement à défendre ce qu’est la « vie meilleure », mais bien ce qu’est la « vie mauvaise ».
2. Ce faisant, toutes les conceptions du bien ne peuvent plus librement s’opposer dans l’espace public dans une conversation citoyenne pacifiée et respectueuse, dans un cadre qui garantisse cette paix et cette liberté à la fois de conscience et d’expression.
3. Ce faisant, l’intérêt général, qui s’est toujours nourri aux sources des conception du bien religieuses et extra-religieuses, ne se produit plus par le jeu de ce dialogue, de cette rencontre, de cette confluence.
4. Et donc, nous n’avons finalement plus vraiment d’intérêt général, et donc plus de vision transcendante de la vie en commun, et finalement plus de convictions réelles et puissantes autour de ce que nous appelons «la République ».
Cette chute de l’intérêt général est finalement le plus grand défi auquel nous avons à faire face. Car avec lui, c’est toute la légitimité de l’État, son autorité, son impartialité qui sont mis en doute, et quand l’autorité de l’arbitre est mise en cause, il n’y a plus de jeu possible, il n’y a plus que des coups bas portés les uns contre les autres jusqu’au stade généralement assez proche de la baston générale.
Dans ce contexte, nous n’avons pas d’autre choix pour nous éviter le grand règlement de compte que de basculer vers une laïcité « de reconnaissance » dont parle Jean Baubérot. Nous reconnaissons aux athées autant qu’aux croyants la possibilité d’exprimer leur conviction plus largement dans l’espace public. En revanche, nous ne reconnaissons pas le droit à un groupe en particulier d’insulter la croyance d’un autre groupe, car le cadre de la discussion est le dialogue et le respect mutuel.
Ne laissons pas la laïcité se faire capturer par les prosélytes athées. C’est toute l’unité du peuple - laos en grec - qui en dépend. Ce faisant, nous pourrons entrevoir la possibilité de régénérer l’intérêt général, le sens de l’État, et donc le cadre inestimable qui garantit notre vivre-ensemble, heureux, apaisé et stimulant.