Il a déjà été discuté, un paquet de fois d’ailleurs, dont dans ces colonnes, de la financiarisation de l‘économie, de comment et pourquoi est-ce que l’aspect financier en est venu à devenir le sujet le plus crucial, le plus prééminent, le plus fondamental de tous, et ce dans une gamme de domaines de plus en plus étendus, domaines d’où il était d’ailleurs historiquement absent. Les manifestations de cette vision financiarisée, économique, pécuniaire, monétaire (les synonymes ne manquant pas) sont si multiples et semblent si naturelles d’ailleurs que peu les interrogent aujourd’hui tant elles sont ancrées dans notre mode de vie et intériorisées dans notre mode de pensée. Evidemment, je ne vais pas donner une liste à la Prévert desdites manifestations, qui serait pour le moins déprimante, indigeste et pour tout dire, sans grand intérêt. Personne n’a envie de se voir forcer à constater que la plupart des grands décideurs sont issus de sérails économiques, que la première réflexion qui vient à l’esprit des gens est ‘Combien ça coûte’ et que même en ces temps de crise économique, il se trouve des immondices pour calculer le prix d’une vie humaine, et ce dernier a d’ailleurs été fort justement discuté sur Médiapart (si d’aventure semblable immondice venait à me lire, le prix d’une vie humaine et au centime près celui de l’incapacité et de l’impéritie du système dans lequel nous vivons).
Si l’objet n’est pas de mettre en lumière cette vision comptable du monde, par trop partagé par toutes les sphères de notre société (vision ‘top-down’, comme on dit d’nos jours, illustration, la seule peut-être, de la théorie du ruissellement), alors quel est-il ? Un aspect de cette vision, conséquence d’un certain nombre de faits abordés dans mes billets précédents, s’énonce assez simplement. En tant que société, et à tous les échelons jusqu’à l’échelle de l’individu, tout un chacun s’interroge sur le quoi. Quelle société, se demande l’état, quels produits, se demandent les entreprises, de quoi avons-nous besoins, se demandent les associations, quoi faire demain, se demandent plus prosaïquement les citoyens, d’autant plus en cette période de chômage partiel (ne vous inquiétez pas, je parlerais un jour de la novlangue, cet appendice dont l’inutilité justifie paradoxalement l’omniprésence). Enfin, sauf moi, j’ai trouvé quoi faire demain. Rien (les curieux pourront jeter un œil à mon billet sur la faillite du travail, les autres, vous n’avez évidemment pas besoin que je vous dise de ne pas le faire). Bon, donc partons du quoi.
Et c’est là que le drame se joue. Puisqu’une fois que le quoi est posé (un canard vibromasseur, un train, un système de santé fonctionnel), découle quasi (en tous cas de plus en plus) instantanément la question du combien. Combien ça coûte, obsédante ritournelle, tellement ressassée qu’elle en devient intériorisée. Et toutes ses corollaires, comment va-t-on financer, on n’a plus les moyens, les caisses de l’état sont vides, les taux d’intérêt sont bas, et combien le prix du kilo de fèves, et caetera. La seule conclusion qu’on peut tirer de cette question (premier doigt dans l’engrenage) est que quel que soit le coût annoncé, il sera trop élevé. C’est trop cher, évidemment, trop coûteux, personne ne financera ça, ça n’est pas justifié.
Fort logiquement, on annonce donc un coût plus faible, un coût réduit. On fera plus vite, on évitera la sur-qualité (grand mot, dans l’ingénierie à une époque, c’est toujours sympa une centrale nucléaire construite sans sur-qualité). Mais surtout, on optimisera. La durée, la qualité, les ressources, les sous-traitants… Et tout le monde optimise, en quête de la solution miracle. Parce qu’effectivement, c’est compliqué de dire qu’on fait juste moins bien. Que ce soit de délocaliser des usines dans des pays à bas coût de main d’œuvre (moins bien humainement), de recourir à des sous-traitants à prix cassés pour lesquels la qualité peut être remise en question, ou tout simplement de faire objectivement moins bien car moins de temps pour le travail, pour le vérifier, le relire.
Petit aparté néanmoins, pour moi relativement nécessaire. Il subsiste, dans beaucoup de domaines et à beaucoup de niveaux un grand nombre de personnes qui font très correctement leur travail, malgré les délais, malgré les conditions, et faire moins bien qu’idéal son travail ne signifie certainement pas le faire mal, ou le bâcler.
Bon, donc si le fait de réaliser un travail devient de plus en plus risqué, compliqué, contraint, et qu’il faut constamment ‘optimiser’, alors que faire ?
C’est finalement assez simple, changer de paradigme, et beaucoup d’entreprise l’ont compris. Plutôt que de vendre de la réalisation, on vend de l’optimisation. On vend des services pour réaliser mieux, plus vite, moins cher. C’est moins contraint, c’est moins risqué, c’est plus vendeur. Et, en conséquence, une fois que cette vision a bien percolé, ou a basculé tout doucement dans une société où les moyens ont remplacé les fins. Un galaxie d’outils sans finalité, perpétuellement inadaptés à des objectifs jamais définis, pour réaliser le rêve d’un projet sans coût que l’on ne réalisera de toute façon jamais. Ce qui ne veut pas dire pour autant que les projets sont bien gérés, ils le sont au contraire généralement plutôt mal, mais c’est un autre débat.
On consacre donc une quantité considérable de temps, de moyens et d’énergie pour rendre les projets plus acceptables, économiquement parlant notamment, alors même qu’il y en eut rarement aussi peu. On prouve des concepts, on développe des outils, tout entier consacrés à cet objectif de réduire les coûts, de compresser encore un peu plus les plannings, d’afficher qu’on agit alors même que rien ne change. En somme, tout se passe comme si tous les projets se jouaient à la décision initiale. On étudie, on planifie, on demande de plus en plus d’efforts pour justifier de la pertinence du projet, il lui faut être innovant, rentable, efficace. Et puis plus rien, plus de moyens pour la réalisation, plus de vision, plus d’objectifs. Des projets comme vecteurs spéculatifs ne débouchant en réalité sur rien de précis, l’apogée en d’autres mots, d’une vision court-termiste, voire d’une vision non-termiste.
Pas vraiment de conclusion positive cette fois-ci, juste une nécessité, celle de projets concrets, pour lesquels, pour une fois, l’objectif ne sera pas de faire moins cher, ou plus vite, mais de faire.