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Billet de blog 23 mai 2020

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La novlangue, ou pourquoi il faudrait pendre ceux qui l’emploient

Un billet de blog que j’avais envie d’écrire depuis fort longtemps, et d’on l’occasion me fût fournie par un collègue (événement suffisamment rare pour être souligné).

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Ledit collègue reçoit (comme beaucoup d’autres, en ces temps troublés) un mail sur sa messagerie professionnelle, l’informant de son emploi du temps de la période. Il s’agit (évidemment) d’un emploi du temps hébdomadaire, sur lequel figurait, en fait, une unique information. Aux lignes des lundis et mardis, était mentionné ‘Activité’, tandis qu’aux mercredi, jeudi et vendredis, était stipulé un plus énigmatique ‘activité partielle’. D’où interrogation, légitime quoique rhétorique, dudit collègue. Cela signifiait-il qu’il allait travailler partiellement les jours indiqués ? Une heure de travail, suivie d’une heure de repos ? S’agissait-il d’une activité partielle partielle ? D’une mise en abyme lumineuse par un poète des ressources humaines ? Bien évidemment, il s’agit d’une façon détournée de l’informer qu’il serait placé au chômage technique à mi-temps, voire un peu plus. La locution ‘activité partielle’ n’était qu’une reformulation plus compatible avec les standards actuels, moins choquante aux chastes oreilles de ceux voués à l’entendre, du triste et traditionnel chômage technique, avec son cortège de réduction de salaires, d’inactivité, de mécontentements, en fait, divers et variés.

Et, bien sûr, il ne s’agit là que d’un exemple, marquant, certes, marrant, naturellement, mais tristement banal, d la novlangue travaillée que le français moyen entend tous les jours. Ledit français moyen, lorsqu’il se rend dans les gares, ou dans tout autre édifice un peu sensible, n’est plus vidéo-surveillé, il est vidéo-protégé. Lorsqu’il se fait virer, ce n’est plus un licenciement économique, mais un Plan de Sauvegarde de l’Emploi. Et patati, et patatère, vous avez normalement compris l’idée.

Entendons-nous bien, mon objectif n’est pas de dénoncer le jargon. Toutes les professions en ont eu, en ont, et en auront. Tous les domaines ont leur vocabulaire, souvent aussi incompréhensible aux oreilles du non-initié qu’il est limpide à celles de celui qui l’est. Ce qui permettra habilement à l’initié de bercer d’un doux mépris paternaliste celui qui débarque, et de se sentir rassuré (dans la vie, même les petites réussites ne sont pas à négliger). ‘’Comment, mais tu ne savais pas que CPGE voulait dire classes Préparatoires aux Grandes Ecoles ? Mon pauvre …’’ (bon, désolé hein, chacun ses références). Mais il y a (évidemment) une distinction entre l’émergence d’un cadre commun entre personnes partageant certains enjeux (les médecins, les militaires, les fonctionnaires, et bien d’autres), et une réécriture à grande échelle du vocabulaire français pour en faire quelque chose de moins agressif, de plus apaisé (encore un bel exemple de novlangue, tiens, que cet adjectif apaisé). Et naturellement, il s’agit là de l’explication optimiste du phénomène.

Comme j’en vois venir, clarifions également dans la foulée un autre aspect. Mon enjeu n’est pas de faire la promotion d’un langage raciste, antisémite ou sexiste sous couvert d’un ‘parler vrai’ idéalisé, mais surtout poujadiste. Essayons, autant que faire se peut, de se garder d’un racolage démagogique de bas étage. Donc, on se concentrera sur les termes que l’on a, amicalement mais fermement, détournés de leur concept pour les rendre plus acceptables, sans dénaturer pour autant leur effet sur la société. Et on excluera du champ de cette analyse les termes offensants, stigmatisants, insultants, etc … (si on parle de provincial au lieu de plouc, ça n’est pas plus mal).

Donc, cette novlangue, comment s’articule-t-elle. Ou plutôt non, pas la novlangue en elle-même, mais le schéma qui sous-tend sa mise en œuvre ? C’est vieux comme le monde. On prend un concept perçu comme négatif, que l’on cherche à faire accepter, ou un concept perçu comme positif, que l’on cherche à faire rejeter. Ensuite, on l’habille d’une terminologie autre, peu claire, souvent en apparence vide de sens, ou au moins de sens direct. Mais l’important est que l’habillage doit se faire dans l’optique de la connotation souhaitée. Je reprends mon exemple, mais video-surveillé, ça fait surveillance (assez logiquement). On est épié, c’est presque Big Brother. Alors que vidéo-protégé, c’est presque video-rassuré. On est en sécurité, ça évoque le confort, la tranquillité. Autre exemple, on n’est plus capitaliste, ce qui évoque un gros bedonnant qui rote son pâté au truffes. Non, on est dans le capital-risque, et là, autre imaginaire, on est dans l’aventure, hors des sentiers battus, on entreprend (alors même que le pâté aux truffes n’a pas bougé). Toujours en politique, mais on n’est plus libéral (le terme à mauvaise presse depuis quelques temps, en termes de réussites sociales, on était plutôt sur un bilan moyen il est vrai), non, on est réformiste. Ça évoque le changement, le renouveau, une certaine forme de courage. Je m’arrête là, d’autres que moi ont listé plus exhaustivement et avec plus d’humour ces détournements (ah, on me dit dans l’oreillette qu’il s’agissait de Challenges, et que c’était au premier degré… désolé).

Mais l’effet kiss cool des choses, c’est à la fois qu’on brouille les boussoles idéologiques et sociales de tout le monde (après la post-vérité, la pos-idéologie), donc qu’on contribue à créer un climat d’atonie politique et idéologie, mais aussi qu’on vide de leur sens et de leur substance des concepts et des idées. On hâte ainsi, s’il en était besoin, l’ère du concept creux, de la connaissance molle, du vocabulaire politique comme une auberge espagnole, ou on n’y trouve que le sens qu’on y mets. Le monde de demain, avec ses discours vides et son habillage sur du vent, fait de transversalités, de synergies, de co-construction et d’innovation, a surtout l’air d’un monde de jamais et nulle part, un plaquage doré en toc posé à la va-vite sur un vide conceptuel et idéologique patent et flagrant.

En d’autres termes, comme la fin justifie les moyens, alors les concepts peuvent être utilisés comme moyens, sans égards pour leur fin, c’est-à-dire leur sens, et donc tout est équivalent, rien n’a réellement d’importance. L’ère, en somme, du cynisme érigé en valeur universelle, maniée par les puissants, comprise par les masses.

Encore une fois (cela va finir par devenir une habitude), je termine sur un constat pas mal négatif, mais que faire donc ? Eh bien, au moins, employer les termes, sans en avoir peur, sans en avoir honte. Un chômeur n’est pas une personne en recherche d’emploi, ou du moins l’est autant qu’il est chômeur. Un type qui revend sa quatrième start-up à 30 ans n’est pas un entrepreneur, c’est un spéculateur. Un type au RS n’est pas un assisté, c’est un allocataire. Employer les bons mots pour désigner les bonnes réalités, je ne sais pas si cela fera de notre société une société plus juste, mais au moins, les problèmes seront visibles.

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