David Wondrich, Mixographe

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S'il est des parcours à la destination aussi délicieuse qu'imprévue, celui de l'américain David Wondrich en fait partie. Titulaire d'une thèse en littérature comparée, l'homme a choisi de délaisser l'étude des thèmes traditionnels vers lesquels le portait sa formation universitaire pour mettre son bagage critique et méthodologique au service de l'écriture d'une histoire des cocktails. Initialement professeur assistant d'anglais dans une université catholique sur Staten Island, il devient mixographe pour le magazine Esquire au début des années 2000. C'est en 2007 que parait son premier ouvrage sur le sujet : Imbibe! From Absinthe Cocktail to Whiskey Smash, a Salute in Stories and Drinks to "Professor" Jerry Thomas, pour lequel il obtient le prix James Beard en 2008. Deux ans plus tard, en 2010, il fait paraître Punch. The Delights (and Dangers) of the Flowing Bowl.
Un même projet sous-tend l'élaboration de ces deux ouvrages : faire l'archéologie et l'histoire d'une pratique que malheureusement ses pionniers "ont taillé dans la glace". Certes on peut déceler l'irruption d'une littérature spécialisée à la fin du XIXème, néanmoins elle ne consiste presque exclusivement qu'en la transmission pratique de recettes. Arpenter ce domaine dans le but d'en documenter l'origine et ses prolongements immédiats, c'est donc avant tout se heurter à la profondeur d'un oubli irrecouvrable. Ce bruit sourd et rémanant d'un irréductible que d'autres tenteraient d'étouffer, David Wondrich en saisit la vibration délicate pour en faire la note fondamentale à partir de laquelle élaborer son oeuvre.
Des écrans légendaires qui se sont tissés au fil d'une histoire informelle, l'auteur en savoure autant l'exposition que la déconstruction. Ainsi en est-il dans Imbibe! où l'écriture de la biographie de Jerry Thomas, dit le Professeur, premier mixologue à avoir couché sur papier des recettes de cocktails, devient le lieu d'un partage entre faits et fantasmes. Dans Punch, l'enquête dense et richement étayée visant à déterminer l'origine historique de la création du breuvage aboutit à la conclusion qu'au delà des récits mythiques qui ont pu en être faits, seules des conjectures sont possibles : l'événement précis de cette naissance nous restera probablement à jamais indeterminable.
Probablement précisons-nous, car si l'oubli apparaît bien souvent irrémédiable, il n'est peut-être que temporaire. Après tout il n'est pas impossible qu'un jour un document refasse surface qui permette alors la datation exacte de ce mythique premier punch. Cette possibilité d'émergence de nouveaux documents, consubstantielle à toute écriture de l'histoire, est ce qui a valu à Imbibe! d'être l'objet d'une révision et d'une augmentation importante en 2015. Or ce qui frappe à la lecture des ouvrages du chercheur, c'est l'ampleur proprement titanesque d'autant plus qu'indéterminée du corpus avec lequel il a été et est encore amené à travailler : ouvrages spécialisés certes, mais aussi littérature, presses nationales ou régionales, journaux intimes, magazines, prospectus ou encore compte-rendus de meetings politiques, presque n'importe quel type de document est suceptible de recéler quelque pépites participant de l'édification de cette histoire. Ces ramifications complexes, étendues et plurielles du corpus présupposent la découverte à venir de documents encore ensommeillés. Aborder l'oeuvre de David Wondrich, c'est donc aussi faire l'expérience rare et précieuse de ce moment émouvant où l'instauration d'une histoire particulière se double inévitablement d'une constitution de ses propres archives.
Pour faire court, que dire de plus ? Que l'oeuvre de David Wondrich, si elle s'attache à bâtir un récit historique sur le terrain en friche du légendaire, n'oublie pas, parallèlement à cette histoire des cocktails, de donner la part belle à la réalisation même de ces derniers. La recherche historique s'allie ici avec la mise en oeuvre pratique de son objet. La démarche s'apparente à celle de ces archéologues qui, apprenant à tailler des pierres, entendent saisir au plus près les spécificités de leur objet d'étude. Parallèlement à leur recensement donc, Punchs et Cocktails ont tous été réalisés minutieusement par l'auteur et de nombreuses informations attenantes à leur confection et aux produits utilisés abreuvent les pages des livres. Cet aspect de l'oeuvre, sur lequel nous clôturerons cet avant propos, est aussi fondamental que l'histoire qu'elle déploie. C'est en lui même un vaste travail de traduction qui, entendant faire revivre d'anciennes recettes, ne cesse de mesurer la différence irréductible entre deux contextes mixologiques, celui archaïque de nos ancêtres, révolu, et le nôtre, en perpetuelle mutation.
Notes sur la Traduction
Il n'a pas été aisé de choisir quel extrait traduire. Les restrictions légales empêchent une traduction plus ample et l'oeuvre foisonne de passages s'y prêtant. J'aurais pu choisir une des nombreuses vignettes contenues dans Imbibe! entendant retracer l'origine d'un cocktail bien particulier, mais lequel ? Bronx ? Old Fashionned ? Manhattan ? Cosmopolitain ? Daiquiri ? Side Car ? Le choix était à peu près aussi simple que celui à effectuer devant la carte éphémère d'un bar de mixologie. J'aurais pu aussi choisir un passage de la biographie de Jerry Thomas narré par le conteur et commentateur au ton si particulier qu'est David Wondrich. Ou bien j'aurais pu encore choisir de traduire la périodisation des différentes époques de la mixologie que propose l'historien David Wondrich. A vrai dire, j'aurais pu choisir de traduire bien d'autres choses tant l'ensemble de l'œuvre fourmille de possibilités avivées par la seule polyvalence de son auteur.
Mon choix s'est finalement porté sur cette Introduction au Chapitre 3 de Imbibe! consacré aux Punchs. Pourquoi ? Premièrement, le contexte sanitaire faisant, il n'est pas sans évoquer une pratique qu'il ne nous est actuellement plus possible de mettre en oeuvre ; si la rappeler ne la remplacera pas, l'évocation en éveillera la douce nostalgie. Par ailleurs, l'extrait s'avère être un seuil évident permettant de faire signe vers le second livre de l'auteur, Punch. Enfin, l'extrait sélectionné permet de donner un aperçu de la méthode utilisée par David Wondrich et montre comment le bouleversement d'un monde a rendu possible le passage d'un mode de consommation l'autre.
Cette traduction devant encore regorger d'anglicismes, elle est amenée à évoluer. Le tamis du temps seul à ce stade permettra d'y voir plus clair. Je ne suis ni anglophone, ni angliciste, et mon anglais s'est dissipé au fil des années. D'éventuels retours sont bien sûr les bienvenus. Je remercie L. K. pour l'aide apportée ayant permis de percer l'opacité de certains points du texte.
Traduction
Introduction au Chapitre 3 : "Punch" de Imbibe!
" Pendant près de 200 ans, des années 1670 aux années 1850, le Royaume des Boissons Mélangées était gouverné par le Bol de Punch, soit une mixture gros-calibre qui, composée de spiritueux, d'agrumes, de sucre, d'eau et d'épices, entretient à peu près la même relation à la concoction anémique dénommée de la sorte actuellement que les combats de gladiateurs avec les batailles de polochons des sororités. On n'explorera pas ici ses origines et son histoire ; pour ces informations, je vous renvoie à mon livre Punch : The Delights and Dangers of the Flowing Bowl (Perigee, 2010) où vous les trouverez traitées de façon exhaustive (d'aucun dirait exténuante).
A son apogée, le rituel du Bol de Punch était une communion laïque qui soudait un groupe de bons compagnons ensemble au sein d'une congrégation temporaire dont les valeurs supplantaient toutes les autres - ou, plus clairement, on pouvait compter sur un groupe d'homme réunis autour d'un bol de Punch pour l'achever, quoi qu'il advienne. Bon enfant, tout cela requérait néanmoins de disposer de nombreuses heures de temps libre devant soi. Alors que le XVIIIème siècle se fondait dans le XIXème, ce temps se fit de plus en plus rare. L'industrialisation, le développement des moyens de communication et le triomphe de la bourgeoisie eurent sur l'individu des prétentions qui ne laissaient aucunement supposer que ce dernier puisse encore participer à un tel rituel. Les Victoriens n'étaient à proprement parler pas sobres, selon nos critères, mais ils ne pouvaient pas se permettre d'être aussi alcoolisés que leurs ancêtres. En 1853, le magazine Household Words édité par Charles Dickens imprimait un article nostalgique intitulé "A Bowl of Punch". On y suivait l'auteur - l'article n'est pas signé, mais il se peut qu'il soit de Dickens lui même - à l'intérieur de la Cock Tavern de Fleet Street et on y découvrait que les vieux bols de Chine ayant autrefois trônés sur les étagères du bar, alors prêts à l'usage pour la confection des Punchs, avaient été déplacés dans un recoin "comme si on avait plus rien à leur demander". C'était effectivement le cas. Comme Robert Chambers l'exprimait en 1864, "les idées avancées sur la question de la tempérance ont sans doute (...) eu leur influence en rendant désuet, dans une large mesure, ce breuvage."
Deux générations plus tôt, le même destin s'abattait sur le Bol de Punch en Amérique. Ce n'est pas que les Americains se sont subitement mis à ne plus aimer le Punch. Mais ils étaient pressés, ou du moins pensaient qu'apparaître tels les faisaient passer pour vertueux. Se retrouver assis autour d'un récipient conséquent dans une taverne à faire des libations avec une louche, c'était avouer n'avoir nulle part où aller dans les heures à venir, et l'Amérique était un pays qui allait de l'avant, comme tout le monde le disait tout le temps. (Les Américains, je m'empresse de l'ajouter, n'étaient pas rebutés à l'idée de boire en journée ; mais ça devait être rapide). Initialement cheval de trait d'une consommation quotidienne, le Bol de Punch a été promu à une fonction essentiellement cérémonielle. C'était devenu une chose à ressortir pour les réceptions de clubs ou les vacances.
Sa taille et sa puissance ne sont pas les seules choses qui participèrent de sa mise à l'écart. Les progrès effectués dans la distillation et, par dessus tout, la technique de vieillissement des spiritueux rendirent ces derniers plus agréables et donc propices à être consommés sans intervention. La maturation de l'économie mondialisée étendit l'offre d'alcools et diversifia la culture de boire. Jusqu'à un certain point, le chauffage central réduisit le charme des punchs chauds. Les idées de démocratie et d'individualisme infusèrent le comportement des clients dans les bars, où ils furent de moins à moins prompts à s'installer autour de la même boisson ou à laisser quelqu'un d'autre choisir pour eux. Pour faire bref, comme toutes les institutions sociales de long court, le Bol de Punch fut sujet à une érosion progressive faite des tensions multiples. Au temps où Jerry Thomas les mit sur le papier, c'était déjà passé de mode, et bien que son livre contienne cinquante-neuf recettes de Punch, ce n'est pas trop s'avancer que de dire que la plupart d'entre elles lui avaient été refilés par ses éditeurs et étaient essentiellement obsolètes. L'édition de 1887 de ce livre le reconnaissait en transférant la partie sur les Punchs située en début du livre à la fin, la remplaçant alors par celle consacrée aux Cocktails. Dans les autres guides de bartending de la fin du XIXe et du début du XXe siècle, la rubrique allouée aux Punchs est rudimentaire, n'offrant généralement pas plus d'une douzaine de recettes. J'ai suivi cette tradition en faisant toutes les recettes de Punch qui pouvaient se rattacher à ce livre. Vous trouverez une plus ample sélection de recettes de Punch extraites des recettes de Jerry Thomas dans Punch : The Delights and Dangers of the Flowing Bowl ainsi que des propos plus techniques attenant à leur confection.
On a pas pour autant arrêter de boire du Punch quand les bols ont été remisés sur les étagères ; c'était bien trop bon et rafraîchissant pour ça. On a juste essayé de se figurer un moyen de le boire rapidement et immédiatement - les Américains sont un peuple qui déteste entendre le mot Non, et n'aime rien tant que d'avoir les choses de ces deux manières là. On était donc prêt à payer pour ça. Et là où il y a quelqu'un qui veut payer, il y a bien souvent quelqu'un pour prendre l'argent. Quand le Commandant Fitzgerald vit Willard au City Hotel, vous vous souvenez qu'il était "en train de préparer et d'envoyer punch et alcools à des gens à l'allure étrange". La formule suggère un plus haut niveau d'activité que celui d'un homme mélangeant tranquillement un bol de punch ; elle donne l'impression d'un Willard les exécutant dans l'ordre, un verre à la fois. C'est probablement la façon dont il les fit plus tard et probablement aussi la façon dont tout un chacun les consomma pendant très longtemps encore. Après tout pourquoi le grand projet Américain qui a toujours été "Je veux le mien maintenant" ne se seraient pas finalement appliqué au Punch ? En réalité, Willard n'était même pas le premier : selon les mémoires du tumultueux vagabond Big Bill Otter, dès 1806, beaucoup de bars à New York vendaient des Punchs au verre, à la fois grands et petits. Dans ce chapitre on abordera les meilleurs Punchs tels qu'ils étaient réalisés à l'époque, persistants et puissants. "
WONDRICH David, Imbibe! Updated and Revised Edition: From Absinthe Cocktail to Whiskey Smash, a Salute in Stories and Drinks to "Professor" Jerry Thomas, Pioneer of the American Bar, Chapitre 3 : Punch, TarcherPerigee, Penguin Book USA; Revised édition (2015).
Liens sur David Wondrich
Article de Punch Drink : "Wondrich, After the Renaissance" de Leslie Pariseau (02/12/2019)
Article de Punch Drink : David Wondrich : Author and Drink historian
Interview de David Wondrich sur The Creative Independant
Travail de David Wondrich
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