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Billet de blog 8 novembre 2020

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Le Chômeur et Tingari

Témoignage. Récemment, dans le cadre d'une inscription à un dispositif accompagnant les demandeurs d'emploi, j'ai été mis en lien avec un des prestataires privés de Pôle Emploi : Tingari. Ce billet dresse le contexte et fait le récit de ma rencontre avec l'agent chargé de me présenter la formation.

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

     Il y a peu, en Octobre ou en Septembre, dans le cadre d'un dispositif (1) au sein duquel j'avais accepté d'être intégré en Mai, Pôle Emploi m'invitait à me rendre à un rendez-vous organisé par l'un de ses prestataires privés, Tingari. Ce rendez-vous certes obligatoire n'était en rien la prescription d'une formation à suivre, mais la présentation individualisée par le prestataire privé d'une formation à laquelle en définitive il me revenait de décider si oui ou non je participerais. Cette formation entendait m'aider à booster ma candidature sur le marché du travail. 

    Or, les derniers mois passés, j'avais déjà suivi une prestation similaire dispensée par l'organisme ID Formation. Durant ce suivi avait été passés en revue mon CV, ma lettre de motivation, mes capacités de présentation et avaient été explorées les différentes plateformes permettant de trouver des offres d'emplois et de formations. Au fond, déjà à ce moment, rien ne manquait tant à ma candidature que les offres d'emploi mêmes, le champ professionnel au sein duquel je me déploie étant particulièrement atteint par la crise sanitaire. 

  La convocation chez Tingari m'apparaissait donc comme étrange. La formation dispensée par l'organisme ne me semblait pas proposer autre chose que le redoublement d'un travail déjà effectué et achevé avec ID Formation. D'autre part cette convocation me semblait d'autant plus perturbante qu'elle venait questionner la raison même de mon intégration au sein de ce dispositif engagé avec Pôle Emploi. Était-il adapté pour qui évolue dans un champ professionnel à l'arrêt ? Avais-je eu raison de m'y engager ? Probablement pas. Aujourd'hui seulement, l'adhésion à ce dispositif ne me semble avoir été motivée que par la crainte fantasmée d'une perte des allocations de retour à l'emploi devant le peu d'offres qui auraient permis de justifier une recherche active (2)

  Au-delà de ces considérations, quoiqu'il en soit, la logique du dispositif lui même ne prenant en compte les atermoiements personnels informulés,  la convocation étant à honorer, je me suis donc rendu sans résistance chez Tingari.

Illustration 1
Icare matière noire © VV

CHEZ TINGARI !

  Les bureaux de l'antenne où je suis convoqué sont situés dans un complexe regroupant une multitude d'entreprises. Je me signale à l'heure du rendez-vous et l'on me fait patienter sur une chaise dans la salle d'attente. Trois horloges suspendues au mur sont alignées les unes à côté des autres. Elles indiquent les fuseaux horaires de grandes villes. Paris, New-York, et Londres ? Shangaï, peut-être ? Je ne sais plus.  Leur présence me semble profondément incongrue tant mon imagination, restreinte, peine à en trouver les destinataires réels.  Elles frappent le lieu d'un sceau de facticité que la fraîcheur apparente des meubles et leur disposition stéréotypée accentuent.

  L'agent en charge de mon dossier vient me chercher. Il me salue cordialement et m'amène vers son bureau où il m'installe en face de lui. Il m'explique brièvement le déroulé de l'entretien que nous allons mener : il se présentera, présentera la formation, je me présenterai, on parlera ensemble des compétences...etc. Bref, l'entretien est lancé : Titulaire d'un nom, d'un prénom, et d'un master en psychologie du travail, l'agent a déjà travaillé dans les RH de grands groupes avant de siéger devant moi. Il expose alors très brièvement les objectifs de la formation proposée. Suite à cela, parole m'est donnée. Au chômage depuis le premier confinement, je n'ai, en dépit d'un bref contrat à durée déterminé, pas réussi à retrouver de poste fixe dans mon domaine d'activité. Un poste qu'on m'avait promis devait ouvrir à la fin du mois, mais les restrictions dues à la situation sanitaire en empêcheront probablement la création. Mon secteur d'activité est vivement impacté par la crise, tant et si bien qu'on se mettrait même désormais à penser pour soi bilan de compétences et reconversion. L'agent rebondit sur l'idée, m'informant alors que Tingari s'occupe aussi de faire des bilans de compétences. Je m'empresse de lui dire que compte tenu de la situation actuelle et de mon passage chez ID Formation une telle prestation serait probablement plus pertinente dans mon cas que celle pour laquelle on m'envoie. Or, et nous en convenons, je n'ai pas été convoqué pour un bilan de compétences, plus tard peut-être (3).

   Nous reprenons donc le cours normal de l'entretien. Je réponds à ses questions et nous discutons de mon CV, de ma lettre de motivation, de ce que je souhaite, ce que je ne souhaite pas, etc. Parallèlement à cette discussion visant à évaluer mes capacités, l'agent dispose des feuilles devant moi. Ces feuilles comprennent des cases de couleurs au sein desquelles sont inscrites des compétences. A mesure de notre échange, l'agent valide mes compétences en mettant ses doigts sur les cases de couleur. 

  L'agent n'ayant vraisemblablement aucune connaissance des modalités de recrutement dans mon secteur d'activité, je lui fais brièvement un exposé des formes plurielles qu'y peuvent revêtir les entretiens d'embauche. Coupant l'exposé ponctué d'un " Bien, bien...", il déclare alors : " Je vous inscris pour la formation". Je ne comprends pas bien. Interloqué, je refuse, et de sorte à ne pas paraître brusque, souhaitant argumenter mon refus, je décide alors de faire la synthèse de notre entretien : les compétences à développer ont été, me semble-t-il, validées par son doigt, je n'ai par ailleurs jamais eu de problèmes pour les entretiens d'embauche, la difficulté de trouver du travail tient moins à une lacune contenue dans l'envoi de mes candidatures, mon ethos, que dans le secteur d'activité même au sein duquel je postule, vivement impacté par la crise, par ailleurs un bilan de compétences serait plus à propos dans les mois à venir.

  S'ensuit alors un petit moment encore où nous échangeons, je ne sais plus très bien sur quoi. Au beau milieu d'un des mes propos, l'agent déclare : "Donc je vous inscris ". Inutile de vous dire que la conjonction ne parachève à ce moment aucune conclusion vers laquelle peut tendre mon propos, elle ne surgit d'aucun mouvement logique intrinsèque à mon discours - en revanche, pour sûr, elle en donne l'impression. Effet de stupeur habilement provoqué auquel je réponds alors automatiquement et à nouveau : Non. 

  Le second refus fait alors déboucher l'entretien sur une tonalité moins cordiale, pour ne pas dire franchement sordide.  Ce changement de tonalité ne réside bien sûr pas dans l'inflexion de la voix de l'agent, toujours aussi empreinte de sympathie quoique plus incertaine, ses yeux ne soutenant d'ailleurs désormais qu'à moitié mon regard,  mais  dans la menace qu'il fait alors poindre, qu'il déguise en mise en garde bienveillante et qui pourrait se résumer ainsi : Pôle Emploi pourrait considérer que le refus d'entrer en formation avec Tingari signe un désinvestissement de ma part, ainsi pourrais-je être confronté à la perte de mes allocations de retour à l'emploi. Tout cela est dit rapidement. Les modalisateurs infléchissant les propos de l'agent sont pléthore. Un moment durant, Tingari pourrait m'apparaître comme ce qui me sauverait d'une situation de péril économique que je n'aurais pas anticipée avant d'entrer dans ses bureaux. " Alors, vous êtes sûr de ne pas vouloir faire au moins deux ou trois sessions de cette formation ? Pas la formation entière, hein ! Juste quelques sessions " reprend l'agent.

  Malheureusement pour cet agent de Tingari, j'ai eu la chance d'être au chômage très tôt, dès le début du confinement. Ne disposant à ce moment d'aucun poste fixe et donc du chômage partiel qui allait avec, mes allocations de retour à l'emploi ont été décomptées en tout temps et intégralement pendant toute cette période de confinement/déconfinement comme s'il m'eût été possible de chercher, postuler puis trouver un emploi relatif à mes qualifications - le déconfinement étant, je le précise, dans mon champ professionnel, loin d'être le signe d'une reprise d'activité. Cette situation oh combien chanceuse m'a permis alors d'aborder ce rendez-vous (et le détour singulier qu'il prit) avec un atout que tous n'auront pas : Le RSA. Je découvrais alors, fort de ma paupérisation récente, l'un des seuls privilèges des minimas sociaux : vous placer hors d'atteinte d'éventuels chantages à l'allocations au retour à l'emploi (4). Rien d'héroïque donc dans le refus que j'opposais à nouveau à l'agent, les dés étant en réalité pipés d'avance par cette nouvelle et flamboyante armure qui me conférait une immunité inégalée : le RSA.

  Entendons-nous bien : que Tingari, prestataire privé subventionné par des fonds publics, aide les demandeurs d'emploi qui en ont besoin à optimiser leur candidature, certes, c'est nécessaire, et c'est louable, loin de moi l'idée de présupposer quelque vacuité à une formation que je n'ai pas suivie et qui a probablement aidé un bon nombre de personnes (afin de rétablir un peu de nuance au sein de cet optimisme soudain, je me dois de vous faire part de l'existence de ceci).

  En revanche que Tingari, prestataire privé subventionné par des fonds publics, fasse planer une menace fantasmée ayant pour objet la perte d'allocations de retour à l'emploi sur des demandeurs d'emploi qui n'ont pas besoin de suivre leur formation, là, on serait bien en peine de ne pas écrire un billet qui expose ce que l'on pourrait considérer comme un chantage pernicieux qui ne peut que venir questionner et nourrir à nouveau la problématique mainte fois rebattue d'un phagocytage moralement douteux de l'argent public par une entreprise privée.

Illustration 2
Matière noire Icare © VV

___

NOTES

 (1) Le dispositif est Activ' Emploi, un programme visant à dynamiser la recherche d'emploi des demandeurs d'emplois. Il met entre autre en lien les demandeurs d'emplois avec des organismes fournissant des prestations allant dans ce sens. ID Formation et Tingari sont deux des prestataires avec lesquels Pôle Emploi travaille.

(2) Jamais, je le souligne, je n'ai reçu de menaces concernant une éventuelle perte de mes allocations de retour à l'emploi durant toutes mes périodes de chômage de la part de Pôle Emploi et des différents conseillers Pôle Emploi que j'ai pu avoir. Cette crainte m'ayant poussé à intégrer le dispositif Activ' Emploi avait été générée par une sorte de bruit de fond constitué par des témoignages divers et diffus.  Néanmoins il convient de dire que pendant cette période de l'après-premier-confinement, le dispositif Activ' Emploi, quand bien même il était inadapté à mon cas, me permit tout de même d'entrer en contact avec un conseiller bienveillant dont la présence stimula, en dépit de l'absence d'offres, ma capacité à faire face à cette situation difficile par bien des points. 

(3)  Néanmoins, s'en tenir à la prestation ne semble être qu'une nécessité apparente tant l'agent, ayant vraisemblablement analysé mes attentes avec soin, essayera de m'amener un tout petit peu plus tard vers l'idée qu'il me serait possible de m'épanouir au sein d'une plateforme logistique. " Il y a tout ce que vous réclamez pour un poste, cette dimension physique que vous semblez apprécier notamment...  - Travailler pour Amazon, vous voulez dire ? ". L'agent détournera alors le regard et sa voix s'éteindra progressivement dans un " Pas forcément, pas forcément...". Je me retiendrai alors de lui demander ce qui dans l'offre qu'il me fait s'accorderait avec la dimension éminemment sociale de mon job initial. Aujourd'hui encore il me vient à penser que j'ai été de mauvaise foi. Qui sait, peut-être qu'un contact prolongé avec des produits manufacturés de métal ou de plastique est en réalité le lieu d'apprentissage d'un idiome indicible nous permettant de converser avec le monde muet. Peut-être m'aurait-il fallu l'apprendre ce langage, ne serait-ce que pour savoir entendre la marchandise, savoir être à l'écoute de son infinie noblesse et répondre à ses attentes avec rigueur, courtoisie et professionalisme, quelque soit sa valeur. Le produit a-t-il fait bon voyage en bateau ? N'avez-vous, cher produit, pas été malmené par les vagues ? La mer peut-être si agitée parfois. Êtiez-vous en sécurité dans ce contenaire avec vos congénaires ? Pour vous assurer un voyage des plus agréables sur terre, nous ne vous entasserons pas avec ces autres produits, vous pourriez vous y briser. Ce papier bulle vous convient-il ? N'y êtes-vous pas trop serré ? Ne craignez pas outre-mesure cette dense obscurité du transport à venir, moins de 24h00 vous seront nécessaires pour parvenir à destination, car oui vous avez la chance d'avoir une destination...

(4) Et encore, me souffle-t-on, désormais les bénéficiaires du RSA seraient amenés - certains le sont déjà - à passer d'humiliants suivis personnalisés ayant pour objet de booster leurs candidature.

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