
Librement inspiré par la vie de sa propre famille, Claire Messud a construit un roman fort parcourant trois générations. On suit les différents membres de pays en pays, de période en période. Ce n’est pas linéaire, il peut y avoir des sauts de puce qui nous permettent de retrouver un même personnage quelques années plus tard, sur plusieurs jours ou semaines. L’Histoire y tient une grande place, elle avance sans se préoccuper de chacun. Certains événements affectent le quotidien, obligeant l’un ou l’autre à s’éloigner d’un lieu, à prendre une décision, un peu forcée ou pas.
Ce récit est puissant, intéressant, vivant, captivant. On réalise que ce que l’on pense être nos choix, ne sont parfois que les seules options disponibles. Est-ce qu’on se donne l’illusion du choix pour mieux accepter ce qu’on ne peut pas changer ?
De 1940 à 2010, on accompagne Gaston et sa femme, leurs enfants et petits-enfants. Quelle que soit la génération, ils ont souvent dû partir, ailleurs, pour des tas de raisons. Ils n’ont jamais pu planter leurs racines quelque part, avoir un chez soi, un chez eux, fixe, tous ensemble. Il y en a toujours un, ou une, qui manque à l’appel, qui est loin du groupe familial. Et on sent, en filigrane, cette interrogation qui hante la plupart d’entre eux : c’est quoi un foyer ? À quoi ça sert, est-ce que ça aide à grandir, mieux, bien, avec un bon équilibre ?
« Et, de manière plus pressante, sans lui sur place -lui qui m’avais assuré, quand j’étais jeune, que seule la famille comptait, que la famille était, pour les nomades certainement, pour ceux dépourvus de pays, un chez soi-, qui étions nous ? »
Décliné en plusieurs parties, avec des chapitres où les narrateurs diffèrent (allant de la première à la troisième personne du singulier), avec un style et un phrasé adaptés (parfois à hauteur de l’enfant qui observe), ce texte est d’une immense virtuosité. C’est remarquable d’avoir réussi ce tour de force de mettre en lumière certains faits plutôt que d’autres. Ils éclairent les relations, les liens, le vécu de ceux qui sont présentés.
J’ai énormément apprécié que les angles de vue ne soient pas toujours le fait d’une même personne. L’intérêt pour cette lecture en est ainsi décuplé. Les ressentis sont variés mais tous très forts, porteurs de sens pour celui ou celle qui les expriment. Les caractères de chaque individu sont précis, expliqués par leur passé, leur présent, ce qu’ils envisagent, comme leurs réactions, qu’on peut comprendre ou pas mais qui sont analysées avec finesse. On pénètre dans l’intimité de cette famille, mais on ne se sent jamais voyeur, on a vraiment le sentiment d’être à leurs côtés, proches d’eux, sans les gêner outre mesure. C’est un panorama, notre regard s’élargit de plus en plus, il va plus loin (en temps, en lieu). Au départ, centré sur le couple Gaston-Lucienne, on prend du recul, pour voir les lieux, les faits historiques, leurs influences et ce qu’il en résulte. On observe l’évolution de ces hommes et de ces femmes, façonnés par ce qu’ils vivent, les questions qui les envahissent, pour lesquelles ils et elles veulent des explications.
Ce livre est très riche, très profond, ils explorent le couple et les liens entre enfants et parents à travers l’Histoire qui se croise dans de nombreux pays, tous avec leurs coutumes, leur façon de vivre, des lieux où il faut faire sa place, s’intégrer. On voit tout ce qui porte l’amour familial, affiché ou pas, tu ou pas, les compromis, les non-dits, les discussions ouvertes ou fermées, les forces et les faiblesses cachées ou pas, tout ce qui construit les êtres humains…
L’écriture est belle, plaisante, dire que c’est bien fait, bien pensé n’est pas suffisant. C’est tout simplement magistral ! Une belle réussite !
NB 1 : L’auteur explique la genèse de cet opus, c’est un plus indéniable. Son grand-père avait écrit ses mémoires et en les découvrant, elle a eu envie de s’en servir.
NB 2 : Le prologue est magnifique, les premières phrases sont bouleversantes !