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Billet de blog 23 décembre 2025

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Comment l’industrie musicale a étouffé la chanson porteuse de sens

Longtemps, la chanson française a été un espace de pensée, de poésie et de contestation. Aujourd’hui, elle semble reléguée aux marges, remplacée par un flux musical standardisé où les mots comptent moins que le rythme. Ce n’est pas une disparition naturelle : c’est une invisibilisation organisée, douce mais réelle, qui interroge notre rapport au langage, à la culture et à la démocratie.

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Le silence sous le vacarme

Il y a un paradoxe étrange dans la musique contemporaine : jamais elle n’a été aussi présente, aussi accessible, aussi omniprésente — et pourtant, jamais elle n’a semblé aussi pauvre en mots, en nuances, en récits. Pour beaucoup, un malaise sourd s’installe : le sentiment que la chanson ne dit plus rien, ou si peu. Que le sens ne passe plus. Que la langue s’est dissoute dans le flux.

Ce malaise n’est pas une nostalgie. C’est un constat.

La chanson française fut longtemps un espace de pensée. Brassens, Ferrat, Nougaro, Barbara, Leforestier, Dutheil… mais aussi Guy Béart, Mouloudji, Marc Ogeret, Francesca Solleville, Hugues Aufray, Michel Sardou, Philippe Clay. Des sensibilités différentes, parfois opposées, mais un même respect pour la langue, pour le récit, pour la nuance.

Ils ont porté des colères, des tendresses, des visions du monde. Ils ont donné à la société des mots pour se dire, pour se contredire, pour se rêver.

Aujourd’hui, cette tradition n’a pas disparu : elle a été invisibilisée.

1. De la chanson au produit : la mutation silencieuse

Le basculement ne s’est pas fait en un jour. Il commence dès les années 1960, l’industrie du disque et les grandes radios — Europe 1, RTL, Radio Monte‑Carlo, et même France Inter — avaient déjà amorcé une politique de standardisation. La vague Yéyé, présentée comme une explosion spontanée de jeunesse, fut en réalité un produit très construit : refrains simples, rythmes importés des États‑Unis, artistes jeunes, photogéniques, faciles à promouvoir.

Pendant que Guy Béart chantait Il n’y a plus d’après, que Mouloudji portait Le Déserteur, que Marc Ogeret interprétait les poètes et les mutins, que Francesca Solleville défendait Aragon et les luttes sociales, les radios diffusaient massivement Johnny, Sheila, Sylvie Vartan ou Claude François. Non pas par rejet explicite des chansons engagées, mais parce qu’elles étaient jugées trop lentes, trop littéraires, trop politiques, trop “intellectuelles”.

Ce n’était pas une censure. C’était déjà une déprogrammation, une mise à l’écart, une réduction de l’espace symbolique. La même mécanique qu’aujourd’hui, mais avec des moyens plus modestes.

Cela s'est renforcé avec la fin du disque, l’avènement du streaming, la montée en puissance des plateformes. La musique n’est plus un objet que l’on choisit : c’est un flux que l’on subit.

Les playlists éditoriales — celles de Spotify, Deezer, Apple Music — sont devenues les nouveaux ministères de la Culture. Elles décident ce que le public entend. Elles façonnent les goûts, les habitudes, les attentes.

Et que favorisent‑elles ?

  • des formats courts
  • des refrains simples,
  • des productions standardisées,
  • des voix autotunées,
  • des textes minimalistes,
  • des émotions immédiates.

Un exemple suffit : “Bella” de GIMS, tube planétaire, repose sur une phrase répétée, une mélodie efficace, un texte réduit à l’os. À l’inverse, “Nuit et Brouillard” de Jean Ferrat, “Il n’y a plus d’après” de Guy Béart, “Le Déserteur” chanté par Mouloudji, ou “Le Sud” de Nino Ferrer seraient aujourd’hui trop longs, trop littéraires, trop lents pour entrer dans une playlist algorithmique.

Ce n’est pas un complot. C’est une logique industrielle.

Mais cette logique a des effets politiques.

2. Une censure sans censeur : l’art de faire disparaître sans interdire

On nous répète : « Ce n’est pas de la censure, c’est ce que le public veut. »

C’est faux.

Ce n’est pas une censure frontale. C’est une censure perfidement douce, structurelle, sans bourreau identifiable.

Les artistes qui ne rentrent pas dans le moule :

  • ne passent plus en radio,
  • ne sont plus playlistés,
  • ne sont plus chroniqués,
  • ne sont plus invités,
  • ne sont plus financés.

Ils ne disparaissent pas : on les rend invisibles.

Prenons quelques exemples.

Manu Lods, l’un des auteurs les plus importants de sa génération, peine à exister dans les médias généralistes. Francesca Solleville, immense voix engagée, n’a jamais bénéficié d’une exposition à la hauteur de son œuvre. Marc Ogeret, qui a chanté les poètes, les mutins, les ouvriers, est aujourd’hui absent des radars culturels. Philippe Clay, silhouette longiligne et diction impeccable, serait aujourd’hui inaudible dans le bruit ambiant. Même Michel Sardou, pourtant populaire, a écrit des chansons d’une densité narrative indéniable — Les Villes de solitude, Le France, Je vais t’aimer — qui seraient jugées trop longues, trop narratives, trop “non‑playlistables”.

Ils survivent grâce au bouche‑à‑oreille, aux petites salles, aux réseaux de passionnés. Mais leur visibilité est confinée à un public restreint, qui finit par se croire marginal, ringard, illégitime.

C’est ainsi que l’on éteint une tradition culturelle : non pas en l’interdisant, mais en la rendant inaudible.

3. Orwell n’est pas loin : la réduction du langage comme réduction de la pensée

Orwell écrivait que la novlangue n’interdit pas les idées : elle les rend inconcevables.

Nous n’en sommes pas là. Mais la logique est similaire.

La musique dominante :

  • réduit le vocabulaire,
  • simplifie les phrases,
  • évacue la nuance,
  • privilégie l’émotion brute,
  • évite le politique,
  • remplace le récit par la répétition.

Écoutez la différence entre :

  • “L’Étranger” de Léo Ferré, où chaque vers ouvre un monde,
  • et un tube actuel où quatre mots tournent en boucle sur une basse lourde.

Ce n’est pas une question de qualité. C’est une question de densité symbolique.

Moins de mots → moins de nuances → moins de pensée collective → moins de contestation.

La chanson n’est plus un lieu où l’on pense ensemble. Elle devient un lieu où l’on ressent seul.

4. Les conséquences politiques : une société qui perd ses mots

La chanson à texte était un espace de débat, de mémoire, de transmission. Elle permettait de dire le monde, de le critiquer, de le rêver.

Sa disparition du centre culturel n’est pas anodine.

Elle contribue à :

  • l’individualisation des émotions,
  • la perte de récits communs,
  • l’appauvrissement symbolique,
  • la difficulté à formuler des colères collectives,
  • la dépolitisation douce des sensibilités.

Quand la musique cesse de porter des idées, la société cesse de se raconter.

Et une société qui ne se raconte plus est une société qui se laisse raconter.

Conclusion : refuser la résignation culturelle

La chanson à texte n’a jamais été l’apanage d’un camp. Elle a été portée par des libertaires, des communistes, des catholiques, des anarchistes, des gaullistes, des poètes, des clowns, des conteurs, des solitaires, des populaires, des marginaux.

Elle a été un espace où la société se parlait à elle‑même.

La standardisation culturelle n’a pas seulement effacé une esthétique : elle a effacé une pluralité de voix, une diversité de récits, une richesse de visions.

Refuser cette résignation culturelle, c’est défendre non pas un style, mais la possibilité même de penser ensemble.

---

Ce n’est pas la vérité qui divise et affaiblit. 
C’est le refus de la chercher ensemble.

Liens vers la CPT (proposition de Constitution Provisoire de Transition)  
Le texte : http://lc.cx/CPT-pdf  
Les questions fréquentes : http://lc.cx/FAQ-CPT  
Le site : http://cpt.wikicratie.fr

*Si ce texte vous a interpellé, n’hésitez pas à le commenter ou à le partager.  
Vos retours nourrissent la réflexion collective, il n’y a pas de démocratie sans débats.*

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