Dans presque chaque Etat membre de l'Union Européenne, Roms et Voyageurs vivent majoritairement dans des conditions de mal-logement. Des quartiers ou des lieux informels relégués à proximité de décharges, de sites industriels toxiques ou en zones inondables ; un accès restreint à l’eau potable, à l’assainissement et à l’énergie ; des expulsions forcées qui les déplacent toujours plus loin vers des terres polluées ou isolées.
Avec des conséquences lourdes, à l'échelle européenne c'est une espérance de vie réduite de 10 à 15 ans par rapport à la moyenne, mortalité infantile jusqu’à six fois plus élevée, exposition accrue aux maladies infectieuses et respiratoires, pauvreté chronique. Ces chiffres sont aussi valable en France, où une étude de Santé Publique France, paru en 2024 sur la santé des gens du voyage en Nouvelle-Aquitaine conclut à des résultats similaires. Des cas emblématiques comme Pata Rât en Roumanie ou les camps nomades en Italie montrent comment des familles entières ont été reléguées à côté de décharges, sans eau courante ni services publics. En Irlande, des enquêtes ont révélé que des enfants voyageurs vivaient encore en 2021 dans des sites infestés de rats, sans sanitaires adaptés, en violation manifeste de leurs droits humains.
Ces situations ne sont pas des accidents mais le résultat de politiques structurelles, avec des mécanismes récurrents de racisme environnemental désormais bien identifiés : 1- l'exclusion des services essentiels (eau, déchets, énergie), 2- obligation de vivre dans des sites pollués ou dangereux, 3- expulsions forcées pour libérer des terrains convoités.
Malgré les stratégies européennes d’intégration, la réalité reste alarmante. Car à l’absence de volonté politique se conjugue l’ancrage profond de l’antitsiganisme dans les politiques urbaines et foncières. Et la France n'échappe pas au phénomène, on y dénombre ainsi 208 000 Voyageurs mal-logés (soit plus des deux tiers !).
Car oui, aussi contre-intuitif que cela puisse paraître, les Voyageurs ne sont pas seulement mal accueillis : ils sont aussi et surtout mal-logés.
Un système construit sur l’exclusion ethnique
Depuis les années 1990, l’État français a mis en place un système d’aires d’accueil réservées à quelques centaines de milliers de personnes, historiquement regroupées sous différents statuts juridiques (Bohémiens ou Romanichels au XIXe siècle, Nomades en 1912, « race nomade » sous Vichy, puis Gens du voyage en 1969). Le législateur a instauré ce dispositif pour répondre notamment à deux phénomènes : la grogne d’élus locaux, confrontés à un arrêt du Conseil d’État en 1983 consacrant la liberté d'aller et venir des "gens du voyage" et obligeant les communes à accueillir au moins 48 heures les Voyageurs de passage (rappelons que cette jurisprudence – et plus largement ce droit – sont régulièrement remis en cause, notamment par une proposition de loi récente déposée par un député RN.) ; et la situation d’exclusion sociale vécue par ces populations qui perdure inlassablement depuis leur libération des camps de concentration et d'internement à l'été 1946.
En théorie, toutes les communes quelque soit leur taille (même si les maires de petites communes déclarent souvent le contraire) ont des obligations relatives à "l'accueil des gens du voyage", elles doivent notamment respecter un accueil minimal. Et aux termes de la loi du 5 juillet 2000 toutes les communes de plus de 5 000 habitants doivent disposer d’une aire d’accueil, d'une aire de grand passage ou de terrains familiaux. En retour, les Voyageurs ont l’obligation de s’y installer, d’y respecter un règlement intérieur et d’y payer un loyer, l’eau et l’électricité. Le fameux équilibre présenté par l'auteur de cette loi à l'époque, Louis Besson ministre du logement sous sa première version en 1990, puis secrétaire d'état chargé du logement de Lionel Jospin lors de la deuxième mouture de la loi en 2000. Dans les faits, 35 ans après la première loi Besson, seuls 12 départements sur 95 respectent leurs obligations et le bilan social de cette loi ne satisfait personne, ni les collectivités qui ne sont pas parvenu à résoudre la question des "installations illicites", ni les Voyageurs qui vivent toujours aussi mal, manquent de lieux et subissent encore des expulsions à un rythme industriel.
L'existence d'un racisme environnemental
Les 1358 aires d’accueil françaises ont été construites progressivement. Le plus souvent en marge des villes, dans des zones industrielles, derrière des décharges ou à proximité de stations d’épuration. Loin des habitants, proches des pollutions. Elles sont également absentes des zones rurales, puisque les villes de plus de 5 000 habitants représentent moins de 5 % des communes françaises. L’exclusion territoriale est donc particulièrement forte dans les campagnes. Les Voyageurs se retrouvent ainsi surexposés aux nuisances environnementales et relégués dans des espaces assignés, choisis par l’État et qui sont majoritairement situés dans des zones polluées ou dangereuses. On peut parler ici sans détour de racisme environnemental.
Pour motiver les collectivités à réaliser les aires d'accueil, l’État leur a offert une carotte juridique, en permettant aux communes en règle d’expulser plus rapidement et par l'usage de la force publique, les Voyageurs qui stationnent hors des aires (en moins de 48h avec des voix et délais de recours presque impossibles à mobiliser pour les Voyageurs), tout en élargissant la notion d’« installation illicite » et les moyens de répression par des amendes et des peines de prison. Mais ce n'est pas tout, depuis la loi NOTRe en 2015, les interdiction de stationnement des "gens du voyage" peuvent s’étendendre jusqu'à l’échelle intercommunale, créant d’immenses zones d’exclusion. Dans certains cas, ce sont des territoires presque aussi grands qu’un département qui deviennent interdits aux Voyageurs.
Et cela se combine avec un droit de l'urbanisme conçu sur mesure comme un outil d'exclusion des Voyageurs. En effet, depuis les années 1970, avec les plans d’occupation des sols puis les PLU, les interdictions de stationnement pour les « gens du voyage » se sont étendues au domaine public comme aux terrains privés. Aujourd’hui, plus de 80% des PLU interdisent le stationnement de la résidence mobile d’habitat permanent de manière absolue et générale sur l'ensemble des zonages (bien que le principe posé par le code de l'urbanisme est celui d'un droit au stationnement sur terrain privé au moins 3 mois consécutifs par an). Ainsi même propriétaires de terrains constructibles, en zone urbanisée, les Voyageurs n’ont pas le droit d’y vivre en caravane. S'ils parviennent à s'y maintenir c'est souvent en infraction au code de l'urbanisme et dans une insécurité juridique très importante.
Des habitants à part entière
Pourtant et contrairement aux clichés, le Voyageur n’est pas qu'un nomade de passage. C’est un habitant, qui travaille, scolarise ses enfants, se soigne, enterre ses proches et vit en lien avec un territoire. Je pose ainsi souvent la question à mes interlocuteurs : de quel droit continue t-on de désigner les membres de ma famille comme "accueillis" alors que leur présence est attestée dans le territoire de la Métropole du Mans depuis au moins deux siècles ?
Il faut garder à l'esprit que les politiques de contrôle et d'éviction systématique menées tout au long du XXe siècle, avant, pendant et après la guerre, ont bouleversé les modes de vie des Voyageurs. Dans les 30 dernières années en particulier, avec l'avènement du système d'accueil, les Voyageurs ont été contraints de quitter peu à peu les espaces ruraux, transformer leurs pratiques professionnelles et s'entasser dans des lieux fortement stigmatisés. Des milliers de personnes sont aujourd’hui coincées dans des aires d’accueil qu'elles qualifient souvent ironiquement de « réserves de gitans » !
Ont-elles tort ?
Avec la libéralisation des monopoles publics, et le recours toujours plus important aux délégations de services publics vers des sociétés privées davantage accaparées par les questions de profits et rentabilités que de service public, la gestion des aires d'accueil s'est faite de plus en plus expéditive. Dans ces terrains, notre association constate régulièrement des violations de droits et des abus liés à une gestion excessivement violente. Des gestionnaires formés aux méthodes musclées, des coupures coercitives d'électricité ou d'eau, des tensions récurrentes et des pratiques de blacklistage des "familles à problèmes" hors de tout cadre légal. Les Voyageurs en témoignent souvent, mais la documentation de ces pratiques est difficile. Des décisions contentieuses mettent en lumière ces dérives : le juge administratif a ainsi annulé des règlements intérieurs d’aires d’accueil au motif qu’ils portaient atteinte aux droits des Voyageurs.
Des parkings pour seule perspective
La vérité, la nôtre, celle du terrain, est que faute d’alternative, des milliers de personnes vivent et meurent dans des parkings.
Les plus précaires, privées d’accès au logement, finissent, quand elles le peuvent, par se fixer dans des aires d’accueil et tenter d'y rester toute l’année. Ces aires, déjà loin d’être accueillantes, se transforment alors en lieux de logement indécent. Elles ne remplissent plus leur fonction première d’accueil temporaire des Voyageurs de passage. Le manque criant d’équipements, combiné à la règle qui limite le stationnement sur les aires d'accueil à trois mois, contribue directement à créer des situations d’errance contrainte : au terme de ce délai, les familles deviennent expulsables, sans solution alternative. Elles finissent alors par se fixer dans des lieux de vie informels, en attendant la prochaine expulsion. Elles errent ainsi de parkings en friches industrielles, de stades en champs, parfois devenues de véritables fantômes administratifs, maintenu de facto dans un statut de sous-citoyens.
La caravane bien que reconnue comme "habitat traditionnel" des "gens du voyage" n'a pas de statut de logement (ses caractéristiques physiques ne correspondant pas aux critères de décence du logement tels qu'établis par le droit). Ainsi, malgré le caractère payant des aires d'accueil (les frais s'élèvent à plusieurs centaines d'euros par mois pour un emplacement) les Voyageurs sont privés de droits sociaux essentiels : APL, chèques énergie, accès aux tarifs encadrés de l'énergie, trêve hivernale, etc. Autre effet de cette absence de reconnaissance, les Voyageurs ne trouvent pas d'offre pour assurer leurs caravanes d'habitation, car les assureurs ne sont pas contraints de proposer ces produits assuranciels. Ces injustices renforcent la précarité des familles, sur certaines aires, 100 % d'entre-elles sont concernées par le surendettement.
Malgré l’ampleur de la crise, les pouvoirs publics font face à des collectivités locales qui restent peu volontaires, parfois hostiles, elles sont le plus souvent découragées car elles sont aussi enfermées dans un système qui ne fonctionne pas. Et puis il faut le dire, défendre les Voyageurs n'est pas un horizon politique qui attire beaucoup d'élus, tant le poids politique des Voyageurs apparaît aujourd'hui insignifiant : la dernière grande manifestation unitaire dans la Capitale remonte a plus de 20 ans.
Quoiqu'il en soit, nous voyons ainsi l'adoption de schémas départementaux d'accueil et d'habitat des Voyageurs, tous les 6 ans, mais qui globalement ne débouchent pas sur une progression significative et suffisante pour faire face à la situation. Par ailleurs, il y a une insuffisance globale des schémas départementaux dont les prescriptions sont établis à partir de diagnostics qui nous paraissent incomplets. Des territoires s'en sortent mieux que d'autres et démontrent une dynamique positive, mais cela tient souvent à une ou deux personnes fortement impliquées au sein des préfectures ou collectivités, et rares sont celles qui restent des années en poste sur le sujet. Dans les faits, il n'existe aucun système de pénalité financière pour forcer les collectivités à respecter leurs obligations, et les décisions de la justice administrative qui viennent contraindre les collectivités publiques par des astreintes financières restent excessivement rares, à l'image de la récente condamnation de la Métropole d'Aix-Marseille.
Le chiffre alarmant : 208 000 Voyageurs mal-logés
La FNASAT et la Fondation pour le logement des défavorisés rapportent que 208 000 Voyageurs sont aujourd’hui mal-logés en France, le chiffre est déjà ancien et mérite une réevaluation, mais il correspond à nos observations de terrain. Face à ce constat édifiant, les derniers gouvernements n'ont apporté aucune piste de solution.
Sauf sur le volet répressif, ainsi en mars dernier Bruno Retailleau a créé un groupe de travail au sein du ministère de l'intérieur, composé uniquement par des parlementaires de son bord politique, pour lui faire des propositions visant à "lutter contre les installations illicites des gens du voyage". En juillet dernier, 22 propositions lui ont été remises, toutes visent à davantage de répression, aucune ne se penchent sur la crise de l'accueil et du logement, tout juste préconise t-on aux collectivités de respecter les prescriptions des schémas.
Une impasse politique de plus, mais qui a le mérite d'offrir une communication simple et efficace, en particulier dans le contexte des élections municipales à venir, auprès d'un électorat globalement hostile aux Voyageurs. Les études sur l'impact économique de cette approche sécuritaire n'existent pas en France, mais au Royaume-Uni, elles ont permis de démontrer qu'il était bien plus couteux de faire la chasse aux Voyageurs, plutôt que de recourir à des solutions négociées pour gérer les installations hors aires d'accueil. Ainsi la ville de Leeds ayant adopté une démarche appelé "negotiated stopping" qui consiste à encadrer toutes les arrivées par des conventionnements systématiques avec les Voyageurs, à non seulement réduit drastiquement les troubles à l'ordre public et les dégradations induites par les installations, mais économise en plus 238 000£ par an en frais administratif et de police.
En France, l'entêtement sécuritaire et la politique de l'autruche produit un résultat sans appel, notamment sur les familles en errance dont le nombre ne semble que grossir d'année en année. Ainsi nous ne disposons pas de chiffres officiels, mais les associations de défense des Voyageurs et/ d'accompagnement social dénombrent une centaine de ménages en situation d'errance autour de Brest, environ 150 autour de Rennes, autant à Nantes, Clermont, Nice, Lille ou Marseille. Autour de toutes les grandes villes, des milliers d'hommes et de femmes se retrouvent sans aucune perspective légale d'accueil et/ou de logement.
Pourtant des solutions existent mais restent très marginales dans leur mise en œuvre. Par exemple dans le logement social, il existe des produits de logement intégrant la caravane (PLAi), il s'agit d'un bâti en dur autour duquel des places de stationnement sont prévues pour accueillir des caravanes. Ces logements sociaux restent rare, malgré une forte demande. Il y a aussi la possibilité (et l'obligation depuis 2017) pour les communes de créer des terrains familiaux locatifs. Mais en l'absence de mécanisme de contraintes financières contre les collectivités réticentes, la progression du déploiement de ces projets est lente, voire immobile.
Réformer le droit pour sortir de l’impasse
La réforme du droit est un préalable indispensable, car il convient aujourd'hui de sortir peu à peu de ce régime d'exception créé sur-mesure pour les "gens du voyage", pour se diriger vers une intégration totale au droit commun. Les règles créées contre l'installation des "gens du voyage" constituent aujourd'hui un frein à beaucoup d'autres usagers de la résidence mobile, ou personnes vivant en habitat léger ou alternatif qui pâtissent eux aussi de nombreuses entraves dans leurs possibilités d'habiter. Dans un monde qui se réchauffe, dans un moment où il convient de limiter la consommation d'espace et l'artificialisation des sols, ces modes d'habitat sont parfois mis en avant comme des alternatives crédibles. Pourtant ils restent pointés du doigt lorsque les personnes qui y vivent sont des Roms, Gitans, Manouches, Sinté, Yéniches, Voyageurs, lorsqu'elles sont perçues à tort ou à raison, comme des Tsiganes. Ainsi réformer le droit nécessite de d'escalader la barrière de l'antitsiganisme.
Mais parlons concret.
La première mesure consisterait à intégrer la résidence mobile en lui donnant un statut permettant une protection équivalente au logement, mais aussi en l’intégrant pleinement aux documents d’urbanisme. Cela nécessite en parallèle de créer un cadre pour l'aménagement des terrains, des solutions existent pour assurer leur salubrité et éviter l'artificialisation des sols, l'expansion urbaine ou le mitage des territoires.
La seconde mesure consisterait à garantir une égalité des droits sociaux aux Voyageurs, citoyens à part entière depuis la loi égalité et citoyenneté en 2017, ils se voient pourtant encore privés de droits sociaux élémentaires : aides au logement, chèque énergie, trêve hivernale... Ces réformes sont indispensables pour améliorer la situation des Voyageurs et permettre de travailler efficacement au développement de l'accueil et du logement.
Il existe encore bien d'autres réformes ou modifications simples à mener, dans les domaines du logement et de l'accueil, mais aussi dans ceux de l'éducation, de la santé, de l'accès aux droits, etc. Citons pêle-mêle certaines propositions : établir une liste claire et limitative des pièces justificatives pour les dossiers d’instruction en famille ; obliger les assureurs à proposer un produit adapté aux caravanes d’habitation ; inscrire la lutte contre l’antitsiganisme comme un axe fort des plans nationaux ; faire évoluer les prescriptions architecturales concernant les revêtements de sol des aires d’accueil ; intégrer pleinement les aires d’accueil dans les dispositifs de protection contre les risques environnementaux et industriels ; redéfinir le règlement intérieur type des aires d’accueil ; harmoniser les tarifications des fluides avec celles des autres habitants ; interdire les coupures d’électricité pendant la période hivernale ; instaurer un mécanisme de sanction financière pour les collectivités qui ne respectent pas leurs obligations en matière de logement et d’accueil...
La crise de "l'accueil des gens du voyage" est avant tout une crise du logement des Voyageurs. Pour dépasser l'absence de perspective politique, il convient de lever à droite la peur puérile (et antipauvre) de la cabanisation de la France et à gauche la crainte d'un moins disant social notamment en matière de critères de décence des logements. Car il existe une crainte de voir se développer, sur le modèle de ce qui peut se passer aux Etats-Unis, des villages de mobil-home comme lieux de vie des plus précaires (bien que ce soit aussi déjà le cas en France). Dans les discours de gauche en particulier, il convient également de dépasser la position simpliste qui renvoie systématiquement les problèmes liées à l'accueil des gens du voyage aux non respect des schémas départementaux. Ce n'est pas que ça.
Améliorer l'accueil ne peut se faire sans action sur le logement et inversement. La ligne est claire : permettre à tous les citoyens d'habiter, quelque soit leurs modes d'habitat, et continuer à leur garantir la liberté du Voyage par la mise à disposition d'espaces dédiés et ouverts à tous, permettrait enfin de sortir de l’approche ethnique dans laquelle la France s’embourbe indignement depuis 1912.