Tu viens de raccrocher. Tu t’amuses avec une petite statuette que tu ne te souviens pas avoir saisie. Tu la fais passer de main en main. Enfin, c’est quand elle a explosé au sol que tu t’es rendu compte que tu la faisais passer de main en main. Tu as mis quelques secondes à te rendre compte que c’était cette statuette. C’était pas vraiment une statuette mais plutôt une sculpture en plâtre en forme de tête de cerf que tu avais fabriquée il y a quelques années. C’est une des dernières œuvres que tu as créées. Tu serais incapable de refaire la même chose. T’as changé. Beaucoup. Mais tu l’aimais. Beaucoup. T’as la petite larme qui vient te chatouiller le coin de l'œil. Tu sais pas vraiment si c’est la sculpture cassée ou la conversation qui t’as foutu de l’eau dans les yeux mais ça va déborder dans pas longtemps. 3. 2. 1. Faut quand même que t’arrêtes de chialer un jour. Les gens vont plus te croire.
Tu étais au téléphone avec ton ami d’enfance. Vous êtes nés quasiment au même endroit. Toi dans une petite cuvette à la lisière d’une forêt et lui en haut, collé au flanc d’une colline. Le jardin plein de vent pour lui, d’animaux sauvages pour toi. Il y avait même un chemin — presque secret — qui reliait vos deux maisons. Du grenier chez toi, de sa chambre chez lui, vous pouviez vous faire des signaux avec des lampes torches la nuit. Vous vous retrouviez tout le temps dans la rivière qui sépare vos villages. Fièrement debout sur des bateaux fabriqués avec des bidons de produits de traitements ou pour pêcher des moutelles, été et hiver. Vous étiez presque tout le temps gaugés, comme on dit dans vos patelins. Et puis le nombre de cordes que vous avez bousillées en fabriquant des cabanes ou des tyroliennes. Y avait pas d’autres gosses de votre âge alors forcément vous êtes devenus amis. Les meilleurs, criiez vous. Jusqu’à vous ressembler comme deux arbres. Lui il a continué de grandir à quelques mètres de ses racines et toi tu es parti vivre à Paris après avoir habité quelques villes européennes. Aujourd’hui votre rivière est presque asséchée, vos cabanes ont été rasées avec leur bout de forêt pour y planter des vignes et il n’y a plus aucun triton à adopter dans le ruisseau qui coule sous sa maison.

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Vous avez tourné autour du pot pendant un long moment. En parlant de la pluie et du beau temps en plaçant des “on ne s’y attendait pas”, “je n’ai encore rien prévu à cause des élections”, “c’est vraiment un moment historique”, “une campagne en 3 semaines c’est abusé”. T’avais pas forcément envie de savoir ce qu’il avait voté mais t’as quand même appelé. Vous n'aviez pas discuté depuis longtemps et vous n’avez jamais vraiment parlé politique ensemble. Vous aviez juste souligné vos petites différences sur la façon d’envisager le travail ou celle de faire famille mais il n’avait jamais été question de patrie entre vous.
Tu as lancé quelques piques en forme de question. T’avais envie qu’il réagisse mais il n’a rien dit. Tu pensais au message qu’un de tes ami·es a envoyé dans le whatsapp familial pour leur demander de penser à lui, à ses ami·es sans papier et trans quand ses parents, oncles, cousin·es, frères iraient voter. Tu sais pas trop faire ça. Tu n'aimes pas donner de consignes. Tu penses qu'il faut expérimenter la politique dans son corps, faire le chemin soi-même, se sentir concerné, ne pas s’en remettre à des images, des réflexes ou des gourous. Tu penses qu’être citoyen c’est un travail à plein temps, sans procuration ou imitation. Tu finis par lui dire que tu regardes un peu plus le sol qu’avant parce que tu as un peu plus peur qu’avant. Tu lui dis qu’ils commencent à casser du PD dans les centres villes. Tu lui dis que tu regardes un peu plus le sol parce que tu as honte que l'on puisse penser que tu pourrais être raciste. Tu lui dis que le respect ça commence par ne pas laisser penser à l’autre que tu pourrais le détester à cause de sa couleur de peau ou de n’importe quoi qui le constitue. Tu lui dis que tu n’as pas envie de voir de la haine, du dégoût ou des traces d’histoire dans les yeux d’autres humains. Tu lui dis que tu regardes un peu plus le sol parce que tu pleures sans arrêt depuis des jours. Tu lui dis que ça te fout en l’air que les terres qui t’ont vu grandir soient en train de brunir, qu’il y a bien trop de gens qui s’amusent à lancer des grenades et des insultes.
Il a fini par dire : “Tu sais, on n'habite plus dans le même pays toi et moi”. Et, tout en ayant l'extraordinaire pouvoir de t’éviter toutes les merdes qu’on te sort d’habitude “on a essayé tout le reste”, “ils ont changé”, “je dois faire le plein d’essence”, “je dois vider la poubelle”, “j’étais Charlie avant Charlie” “y a du racisme anti-blanc”, “le DPE de ma maison est F”, cette phrase t’explose le cerveau au ralenti.
Parce que le mot pays est hyper important pour vous. Parce qu’avant d'être une nation, dans votre patois c'est une aire géographique qui rassemble quelques villages, un territoire dans lequel presque tout le monde se connaît, se côtoie et s’aime un peu. Et puis t’avais pas vu grand chose d’autre que ton pays avant d’en partir. Tu n’avais vu ni l'océan, ni les salles de théâtre, ni les longs immeubles en hauteur, ni les écrans de cinéma dressés dans les parcs, ni les péniches qui passent dans les villes, ni les mosquées improvisées sur les trottoirs, ni les arc-en-ciel sur les drapeaux. Par cette phrase, il te fait comprendre que c’est toi qui a changé de pays. Que c’est toi qui a quitté le navire. Il n’est pas du tout en train de se rouler dans l’abominable différence qui existerait entre un pays réel et un pays légal. Il place juste de nouvelles frontières — comme celles qui vous séparent de la Suisse — entre votre campagne et ta ville.
Il t’a parlé d’ennui et d’éloignement. Tu connais bien cet ennui et cet éloignement. Tu en viens. Tu sais le nombre de fois que tu as prié pour avoir une mobylette pour t’échapper de ta rivière. Le nombre de rustines que tu as posées sur les roues de ton vélo tellement tu voulais rejoindre le bruit des autres adolescents. Le nombre de chevilles que tu t’es foulé en hurlant à ton père que tu ne reviendrais jamais.
Bien sûr qu'aujourd'hui, quand tu dois traverser la rue pour poster une lettre, il doit conduire 20 minutes aller, 20 minutes retour, quand tu salues ton épicier, dont tu connais le prénom, il passe une demi journée dans un hypermarché glacé entouré de béton brûlant, cerné de voitures brûlantes. Lui qui est né quasiment dans une forêt, voit plus de bitumes que de fleurs. Quand tu as la quasi totalité des films en VO à moins de 15 minutes de chez toi, il doit parcourir 50 kilomètres pour en avoir 4 en VF, quand tu as, à portée de métro, 5 théâtres nationaux avec des centaines de spectacles, il ne peut voir que des stand-up consensuels qui sont déjà passés sur Netflix. Votre village est tellement loin de tout qu’il est loin de l’insécurité. Un vol, de scooter, en 20 ans. Par un gamin du village, un peu blond et un peu seul. Ce n’est pas ce qui motive son vote. Tu le sais.

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Bien sûr que tu comprends ce qu’il a voulu dire. Il y a bien 2 pays quand tu regardes les cartes électorales. Les grandes villes et quasiment tout le reste. Il y a ce fossé immense entre des humains qui se croisent peu et ne se connaissent plus. D’autres vis à vis, une autre langue, d'autres règlements, une autre histoire, d'autres comportements, d’autres rêves. Il y a aussi cet horrible progrès qui a défiguré les campagnes à coup de ronds-points, de zones commerciales et de macadam qui ne permet d’accéder à rien.
Comment ne pas vouloir revenir avant ? Avant les lignes à hautes tensions qui saccagent les nuages, avant les panneaux publicitaires qui écrasent l’horizon, les pesticides qui ont éradiqués toute vie dans la moindre retenue d’eau, avant les vilaines maisons qui poussent à la sortie des villages, avant les bars et les casernes fermés, avant les caves inondées et le prix de l’électricité qui détruit un salaire par un an. Et ce hiatus avec l’image bucolique, apaisée et préservée de la campagne. Cette image de plus en plus floue que les habitants des champs ne retrouvent pas. Tu penses qu’elle vient un peu de là, aussi, la colère qui déferle sur tout le pays depuis quelques jours. Un geste inconscient né de son propre mauvais progrès lancé contre le progrès des autres. Contre l’autre côté du fossé, contre l’autre pays que le développement et l'ouverture rendent supposément beau, coloré, souriant, connecté, visitable, instagrammable et au centre de tout. Tu penses aussi que c'est une façon de tenter de s'émanciper. Sans mauvaises pensées et sans réseaux sociaux. Une occasion donnée.
Y avait pas plus de raisons que tu partes loin de là où tu es né plus que lui mais ta mère, qui est partie aussi, t’as dit un jour : “ s’il te plait, ne pousse pas là où tu es tombé ”. Du coup t’as pas fait grand chose, elle t'a juste mis sur une catapulte. Mais ça n’a pas été facile, tu as dû apprendre à aimer des nouveaux paysages, des nouvelles odeurs, des nouvelles couleurs. T'as appris à vivre à la verticale, plus près de tes voisins, avec des plantes aux fenêtres et sans le bruit des oiseaux. Il t’a fallu regarder longtemps la ville pour t'y habituer puis l’aimer. T’as mis la durée d’une vie de chien pour t’y sentir bien, accepter les us et les codes. Ses traditions et ses pensées aussi. Aujourd’hui tu l’aimes autant que tu l’as détestée. Tu te souviens du voyage et des accidents. Des sacrifices et des mauvais regards. De cette force qu’il a fallu aller chercher en toi pour ne pas renoncer, pour rendre fier le silence et les fantômes. C’est le genre de chose que tu aimerais lui dire parfois. Que ton voyage n’a pas été aussi simple qu’il le pense, qu’en restant ou en partant, on galère toustes de la même façon. Dans les villes et dans les champs. Le décor ne change pas grand chose aux peines et aux joies.
C’est finalement les difficultés qui devraient vous rassembler, il y a ces ponts dans la peine qui pourrait être votre lien. Vous avez toujours été pudiques. Il est peut être temps de parler. Il ne t’a jamais vu pleurer. Tu ne l’as jamais vu pleurer. Et pourtant, tu es sûr que toutes vos larmes rempliraient aisément, à nouveau, la rivière de votre enfance et tu aimerais lui dire qu’à force de s’entasser, la souffrance va surement s’effondrer et avec elle, les frontières entre vos deux pays.
Tu regardes la sculpture cassée sur le sol.
Tu te dis que ce ne sera pas réparable.
Tu reprends ton téléphone.