" Le "géocide" est en cours ; non pas "un", mais "le" : il n’y en aura pas deux.
L’écologie n’est pas facultative.
Si elle n’est radicale, elle n’est rien.
L’écologie ne concerne pas l’environnement mais le monde "
Michel Deguy
Un jour tu te réveilles un peu tard. Tu es entre deux jours, entre deux mondes, incapable de te concentrer. Ces moments où tu cherches à passer le temps de la manière la moins ennuyeuse possible. Ces moments pendant lesquels rien n’a d’importance.
Tu sors et tu marches dans la rue. Tu arrives à un carrefour à quelques rues de chez toi. Tu es déjà passé des centaines de fois à ce carrefour. Tu en as emprunté tous les trottoirs. Tu regardes un long instant les automobiles, les bus et les travaux se croiser. Tu ne comprends plus ce qu’il y a devant toi. Tu ne t’expliques plus la présence du bitume, des feux rouges, des immeubles qui broient le ciel, des bandes blanches sur le sol, des arbres en cage le long de la route, des vitrines, des vêtements que portent les passants. Tu te demandes comment on alimente les feux rouges, les vitrines et les sapins de Noël. Tu t’imagines une grande machine en fer loin de toi.
Il y a maintenant un si grand fossé entre toi et le reste des humains. Tu as la sensation que la moindre petite chose est fausse ou inaudible, que tu as grandi il y a plusieurs dizaines de milliers d’années et que l’on t’a envoyé au milieu de ce carrefour. Tout devient agressif, puant et bruyant. Tu vois, en quelques heures, la civilisation envahir les plaines et les forêts. Tu es l’impuissant témoin de cette construction barbare, de ces remplissages, de ces espaces communs privatisés ou recouverts. Il y a ce trop-plein de gens qui se déverse sur toi en te frôlant ou te poussant pour traverser le carrefour. Tu es en train de rompre avec le monde.
Ton corps s'élève au-dessus de cette incongruité. Tu ne rêves pas.Tu ne parviens pas à revenir à ta place, auprès de ta famille, dans cette ville dont tu as acheté, à force d’envie et de nuits blanches, un tout petit morceau. Ce bout de béton qui te rend fier et te donne un statut. Tu ne peux pas manquer à ce puzzle d’humanité. Tu as bataillé pour en faire partie, pour t’adapter aux règles et te coucher en pensant au lendemain.
Tu as combattu toutes les marges pour entrer dans la foule et t’y sentir au chaud. Tu as donné à ceux qui se trouvent encore sur le sol, un bataillon qui prendra cinq fois ta relève, parce qu’il reste des endroits à conquérir, des routes à construire, des espèces à dominer, des radiations à produire. Tu as accumulé tant de peur pour arriver là.
Tu ne peux pas faire mieux. Tu ne mérites pas de ne plus comprendre. Tu ne mérites pas d’être tenu à l’écart. Tu as trop souffert pour ne pas être au moins le plus banal de ceux-là. Tu te forces pour penser comme les jours précédents, pour te dire que tout cela est normal, qu’il faut construire des banques, des boutiques de fringues et des centrales nucléaires, que la fumée des pots d’échappement n’est qu’un maillon obligatoire de ton putain de confort.
Alors, tu te dis que tu ressens le même choc qu’un villageois peut subir lorsqu’il met les pieds dans une grande ville. Mais il y a autre chose.
L’opposition entre l’urbain et le rural n’est qu’une excuse. Tout devient flou parce que ce n’est ni le calme, ni le temps qui te manquent mais l’absence de toute construction, de toute trace d’argent et d’obsession de colonisation. La ville, avec sa volonté de répartir et de posséder, ne t’as jamais semblé plus proche de la campagne à cet instant. Il n’y a pas de réconfort à se penser loin du tumulte. Les villages, les vignes, les carrières, les canaux, les champs, façonnés par l’homme sont tout autant des lieux de domination de l’humain sur la nature et sur les autres. Alors il reste cette dernière chose. Il reste les sous-bois, la chaleur du soleil et les rivières de montagne. Il reste l’air que tu respires. Une des dernières choses que tu ne payes pas.

Tu te stabilises dans le ciel. Le combat qui se mène dans ton corps est celui du construit et du naturel. Il y a cette idée de l’emprunt et de l’acquis, de ton pas sur le travail des autres, de ton regard sur les pavés qui t'éloignent de la terre.
Et tu te rends compte que tu as alimenté à chaque seconde cette course folle à la propriété, à l’asservissement des herbes hautes, à la conquête des espaces. On a dû construire des couches de macadam pour que ta descendance courre vers les écoles et les églises. On a dû fendre les jungles pour leur donner la place de se reproduire, de cracher autour d’eux et de regarder les étoiles.
On a dû recouvrir les murs de faïence pour leur donner la possibilité de vomir les vendredis et les samedis soirs et se plaindre les lundis. On a dû élargir les ruisseaux pour qu’ils se lancent à pleine vitesse contre les platanes.
Ils construiront à leur tour des belvédères et des mariages. Ils répéteront aussi les rituels nés des couteaux et de la fumée. Ils se feront des promesses d’avenir et des cadeaux de baptême qu’ils revendront ou détruiront plus tard. Ils entasseront des morts sur les bas-côtés pour les retrouver dans l’eau de leurs robinets qu’ils mettront 6 heures et 30 minutes à acheter en vendant leur temps à ceux qui ont une vision encore plus précise de ce que sera la fin des mois. Ils s’arracheront les dents pour y planter des morceaux de carrelage. Ils s’essuieront le palais avec des pizzas trop chaudes et des fourchettes construites avec des bouts de sous-sol.
Tu as perdu la bataille du temps. Celle qui te fait devenir plus responsable et moins conscient. Celle qui te laisse l’esprit tranquille lorsque tu achètes un avocat au prix de la fabrication d’un pantalon haut de gamme. Celle qui te fait courir après les trains.
Tu as perdu la bataille du temps.
Tu es toujours à ce carrefour à quelques rues de chez toi, les pieds dans le macadam.
Cette sensation qui surgit quand les icebergs fondent.
Cette sensation qui surgit quand une centrale nucléaire explose.
Cette stupéfaction que tu as devant le géocide en cours.