La mort de Michel Rocard, figure de la "gauche", nous rappelle que la vie politique française a compté des intellectuels. Rocard appartenait à cette génération radicalement antigaulliste qui s'est fondue dans le Parti socialiste, parti créé parti un ancien pétainiste.
Ceci témoigne des bouleversements de la société française dans les années Soixante, nés du mouvement contradictoire entre la croissance, la hausse du niveau de vie, l'élévation du niveau éducatif et la remise en cause des forces qui ont conduit à ce progrès. C'est ainsi que Mai-68 apparaît comme la queue de comète d'un mouvement qui avait connu son heure de gloire au moment du Front populaire puis à la Libération, remis en cause par un mouvement contraire basé sur le révisionnisme historique : c'est pêle-mêle une remise en cause du récit communément admis sur la Résistance, mais aussi la découverte de la réalité du colaborationnisme pour le grand public ; l'apparition d'un fort mouvement négationniste, le renforcement de l'idéologie antitotalitaire d'abord portée par d'anciens déatistes puis relayée par la "deuxième gauche" ; la dénonciation du stalinisme confondue avec la remise en cause des acquis sociaux. A cela s'ajoutent des crises structurelles comme l'effondrement de la pratique religieuse dans les régions où elle était encore forte, bientôt suivi du déclin du Parti communiste français, parti alors hégémonique à gauche.
Dans cette confusion, qu'on pourrait qualifier de période de "destruction créatrice", on ne peut s'étonner que la gauche se transforme profondément, à l'image de la société elle-même, qui s'installe dans l'individualisme. L'affaiblissement du mouvement communiste, principal vecteur de la gauche jusqu'en 1968, voit émerger de nouvelles forces censées se substituer aux forces déclinantes : la "deuxième gauche".
Ainsi, au moment où l'électorat catholique de l'Ouest, qui votait traditionnellement à droite (droite de tradition antirépublicaine), a rallié Mitterrand en 1981, Rocard installait à gauche un courant du christianisme social qui eut même quelques succès électoraux dans l'Ouest rural à la fin des années Soixante (candidature à la présidentielle de 1969).
Le christianisme en voie de sécularisation s'empare alors de la gauche. C'est ainsi que la CFDT, issue d'un syndicat ouvertement confessionnel, a apporté ses valeurs collectivistes ("autogestion") et des pratiques ("dialogue social"), peu en phase avec la tradition anarcho-syndicaliste alors dominante ou avec la simple idée de lutte des classes pourtant couramment admise depuis le début du XIXe s. en France, en premier lieu par les libéraux, avant Marx. La première gauche qualifie cette tendance de "collaboration de classe" car elle propose, sur le modèle allemand, le "dialogue" entre des "partenaires sociaux", un équivalent de la logique de "grande coalition" sur le plan politique. Le Parti socialiste qui initialement se réclamait, faussement, de Jaurès - la SFIO était issue, en fait, de la tendance guesdiste du vieux Parti socialiste, opposée à Jaurès - s'est peu à peu proclamé "social démocrate".
Cette même tendance a insinué dans la gauche française, plutôt de tradition révolutionnaire, des thématiques maurrassiennes qui lui étaient ontologiquement antagonistes. L'hostilité à la nation républicaine (sous couvert de discours européiste et d'hostilité au "nationalisme"), le régionalisme et l'idée de décentralisation, revendiquées par le Parti socialiste comme des innovations de la gauche, sont en effet des articulations majeures de la pensée de Charles Maurras. Maurras fut le chef spirituel des mouvements linguistiques visant à unifier les dialectes pour constituer des langues régionales (occitan, breton), qui étaient censées entrer en opposition avec la langue française, considérée comme la langue de la République. Il convient ainsi de noter ses textes fondateurs : Déclaration des jeunes félibres fédéralistes (1892) et L’Idée de la décentralisation (1898). Maurras préfigure finalement tout un pan de la "gauche" actuelle, de vieille culture chrétienne, parfois d'ailleurs soutenue par des libertaires qui voient dans l'antirépublicanisme une occasion de s'agiter contre l'Etat. Mais qu'on ne s'y trompe pas : de même que l'idéologie européiste veut briser l'Etat-nation, favorisant le morcellement plus que l'unification politique, pour le régionaliste Maurras, "qui veut réaliser le programme nationaliste doit commencer par une ébauche de fédération".
Rocard prétendait apporter un "renouveau" pour la gauche. Mais en politique, il n'y a pas d'ancien ou de nouveau, il y a des luttes idéologiques. La décentralisation, le régionalisme, la critique de "l'état jacobin" restent des thématiques maurrassiennes. Tandis que pour la République, l'Etat doit être le garant de la liberté et de l'égalité, même Proudhon le reconnaissait.