"Il n'est pas nécessaire d'être historien ou anthropologue pour déceler, dans la conception même du projet monétaire européen, ce mépris de la réalité qui caractérise toutes les idéologies. Les économistes qui ont travaillé, à la suite de Robert Mundell, sur la théorie des « zones optimales », soulignent qu'un marché du travail unifié est essentiel à la définition de l'espace monétaire.
Or, un empirisme minimal révèle que la plupart des Allemands parlent allemand, la plupart des Français français et qu'à l'exception des Flamands, Wallons, Autrichiens et Irlandais, chacun des peuples compris dans l'Union européenne possède sa propre langue. Les frontières linguistiques induisent, même en Suisse, une non-communication des marchés du travail. L'écrasante majorité des hommes n'aspirent pas à émigrer vers un pays dont ils ne comprennent pas la langue lorsqu'ils vivent dans une nation raisonnablement prospère.
La basse pression démographique qui règne sur le continent minimise d'ailleurs la probabilité de mouvements migratoires entre nations européennes, au moment même où elle encourage les entrées d'étrangers venus de contrées plus lointaines dans tous les pays développés. Les immigrés sont donc, selon le lieu, germanisés, francisés, italianisés, anglicisés ou danifiés, sans qu'il soit jamais produit un immigré européanisé, puisqu'il n'existe pas de langue ou de culture européenne.
Telle est la dure leçon de la réalité démographique et linguistique : la monnaie unique· doit être un instrument de transaction entre des individus regroupés en sous-ensembles qui ne communiquent pas directement pour ce qui concerne l'offre et la demande de travail.

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Les monnaies font référence à la culture nationale. Ici les artistes Diego Rivera (co fondateur du PC mexicain) et Frida Kahlo.
Au-delà de cet irréalisme perceptible par les économistes, et peut-être même par quelques hauts fonctionnaires, une conception de l'économie qui tient compte de la structuration anthropologique des groupes humains met en évidence d'autres impossibilités pratiques de gestion en régime de monnaie unique, tout aussi sérieuses. Elle permet de comprendre ce qui se passe effectivement en Europe depuis une dizaine ou une quinzaine d'années.
Dans un monde développé dont le taux de croissance baisse à mesure que s'installe le libre-échange, le vieux continent représente un cas limite de dysfonctionnement, l'espace de stabilité monétaire franco-allemand définissant en son cœur un pôle de stagnation. Il apparaît de plus en plus clairement que les gouvernements européens, en recherchant à tout prix la stabilité des parités monétaires entre pays de l'Union, ont contribué à cette paralysie.
Si les nations sont de natures distinctes, et que chacune d'entre elles a besoin de son style monétaire, la convergence n'a pu qu'être nocive à celles qui ont dû combattre leur nature. Les efforts frénétiques réalisés entre 1992 et 1998 pour atteindre le nirvana de la monnaie unique ont joué leur rôle. Cependant, si l'on admet la rigidité monétaire comme facteur de sclérose, on doit, pour situer le début du processus, remonter plus loin : aux premières tentatives françaises de coller au mark par la politique dite du franc fort. L'inflation a été vaincue en France vers 1986, et l'histoire ultérieure de ce pays sinistré n'est plus qu'une imitation de la gestion allemande de la monnaie. On peut donc placer vers cette date le début de la grande sclérose monétaire."