Entre 1985 et 1992, l'antinationisme a permis l'émergence d'une utopie radicale, la fusion monétaire de communautés humaines définies par dix siècles d'histoire européenne, en quelques années et dans un contexte de libre-échange. C'est la combinaison de l'ouverture commerciale et du mysticisme monétaire qui fait l'originalité du projet de Maastricht : elle rend difficile d'admettre que le but réel est la définition d'une nouvelle nation, plus vaste, plus puissante, l'Europe. Un tel objectif aurait fait de l'établissement d'une protection douanière commune une priorité. Mais la « construction » européenne a pris, dès la fin des années 60, une orientation résolument libre-échangiste qui l'a amenée à considérer le tarif extérieur commun comme une relique héritée du passé.
S'il est vrai que la monnaie unique qu'il s'agit d'atteindre, forte et stable, est calquée sur le mark, il est faux de considérer que l'esprit de Maastricht reflète une conception germanique de l'histoire économique. L'idée allemande de l'unification part de la protection douanière pour atteindre le couronnement d'une monnaie nationale. Le Zollverein, union douanière de l'Allemagne achevée pour l'essentiel dès 1854, a précédé la genèse du mark, qui suit, avec la fondation de l'Empire wilhelmien, la guerre franco-prussienne de 1870-1871. Dans le traité de Maastricht, on trouve certainement l'idée d'abolition des nations ; on ne discerne pas la volonté positive de créer une nation.
La foi antinationiste est essentielle : elle seule permet de considérer comme possible le fonctionnement d'un instrument d'échange commun à des pays ayant des langues différentes, des mœurs spécifiques, des structures économiques distinctes, des rythmes démographiques divergents.
La densité de cette croyance la rapproche des grandes idéologies du XXe siècle, qui toutes ont tenté d'abolir la diversité historique et humaine, et dont le communisme soviétique reste le plus bel exemple. Mais l'incapacité du rêve monétaire à définir une collectivité vraisemblable fait qu'il est plus raisonnable de le considérer comme une anti-idéologie.

Toutes les classes dirigeantes européennes ont participé à la rédaction et à la signature du traité, mais le rôle particulier de la classe politique et de la technostructure françaises doit être souligné. On ne peut raisonnablement évoquer un enthousiasme britannique. On doit noter l'ambivalence du choix allemand : le traité de Maastricht, tentative d'abolition des nations, fut conçu à l'époque où la République démocratique était absorbée par la République fédérale, alors que l'Allemagne renaissait en tant que nation. Il s'agissait pour ce pays angoissé par son passé et par l'éventualité de réactions négatives au renforcement de sa puissance, d'atténuer le sentiment que le nationalisme menaçait à nouveau. Maastricht fut en Allemagne, dans un premier temps, vécu comme une manifestation d'antinationalisme plutôt que d'antinationisme.
Le radicalisme antinationiste de la classe dirigeante française est le moteur essentiel sans lequel n'aurait pu aboutir le projet monétaire. Cette prédominance conceptuelle est normale : partout l'émergence d'une strate culturelle supérieure, comprenant en gros 20 % de la population, semble briser l'homogénéité de la nation et rendre possible une solidarité supranationale des privilégiés.
Mais s'ajoute, en France, à la dissociation éducative, un fonds anthropologique égalitaire, universaliste, prédisposant à ne pas percevoir les différences entre les peuples. Dans la France des années 80 et 90, cette attitude est vécue par les classes dirigeantes, mais sur un mode pervers, puisque la définition communément admise de l'homme universel inclut de moins en moins les individus appartenant aux milieux populaires français et de plus en-plus les élites européennes et les immigrés. L'égalitarisme se détache de l'homme concret, qui parle la même langue et partage la même culture, pour se fixer sur des êtres tout aussi humains mais qui ont la particularité d'être linguistiquement ou culturellement plus lointains, plus abstraits.
Reste que sans l'universalisme des élites françaises, fût-il perverti, jamais le Traité de Maastricht n'aurait pu être pensé et accepté. Jamais les élites allemandes n'auraient eu seules l'idée d'une abolition de leur nation. Jamais les autres dirigeants européens n'auraient été embarqués dans ce voyage hors du monde sensible.