La bataille des idées se mène moins avec fracas que comme un travail de fourmi, patient, laborieux, souterrain, à coups d’articles et de débats.
Directeur du journal Fakir, apprécié à gauche, François Ruffin fait le bilan de plusieurs années de lobbyisme anti-libre-échange au sein de son journal. Optimiste, il est convaincu d'avoir gagné la bataille :
Aujourd’hui camarades, qui est contre le protectionnisme ? L’UE est contre le protectionnisme, Pascal Lamy (OMC) est contre le protectionnisme, Christine Lagarde (FMI) est contre le protectionnisme, Laurence Parisot (Médef) est contre le protectionnisme, Carlos Ghosn (Renault) est aussi contre. Et qui est pour, camarades ? François Ruffin (Fakir), Jacques Généreux, Frédéric Lordon, Jaques Sapir, les syndicalistes, les ouvriers. Alors, camarades, j’ai choisi mon camp. J’ai choisi ma classe. Camarades, n’ayons pas peur des mots ! Arrêtons les formules alambiquées ! N’avançons pas cachés ! Osons le protectionnisme !
Mon intuition, c’est que ça n’était vraiment pas gagné. Mais on n’a pas seulement vaincu, on a convaincu.
Imposer l'idée de protectionnisme à une gauche de la gauche idéologiquement sclérosée et économiquement libre-échangiste n'est pourtant pas une sinécure. En réalité, l'affaire est loin d'être gagnée, tant l'affection pour le libre-échange repose sur un vieux paradoxe du marxisme.
Allez parler de protectionnisme à un marxiste ! Marx était lui-même opposé à Friedrich List, théoricien du protectionnisme. L’explication de cette apparente contradiction est simple : le marxisme ne cherche pas à résoudre les contradictions du capitalisme, mais à l’abolir. List dérangeait Marx. Comme Keynes à sa suite, List propose une approche rationnelle, intelligente du capitalisme, qui part du réel. Le protectionnisme consiste à accepter le principe de l'économie de marché mais sur des bases radicalement en rupture avec le capitalisme du XIXème et, il faut le dire, avec celui du XXIème s. : refusant l'idée du libre-échange intégral, il s'agit de définir la taille du marché intérieur et, selon la théorie libérale classique, de favoriser la production des biens et des marchandises adaptées à chacun des marchés, protégés par une tarification douanière. Le rôle régulateur de l'Etat est essentiel dans ce modèle. Mais l'Etat ne reste que l'organe chargé de veiller au bon fonctionnement du marché libre. Bref, cela ressemble beaucoup au modèle de l'économie mixte d'après-guerre.
Cette approche ne plaît pas à Marx qui, en 1848, flaire le danger d'un capitalisme raisonné, qui ne s'épuiserait plus en crises financières répétées, ce qui ruinerait peut-être toute perspective révolutionnaire. Il fait part de son inquiétude dans son Discours sur la question du libre-échange. Marx ne croyait pas à la capacité du capitalisme à être contrôlé, ce en quoi l'histoire lui donnera tort avec la mise en oeuvre des principes de Keynes après 1945. Il se permet donc une petite provocation et propose une politique du pire qui, selon lui, allait sonner le glas du capitalisme :
le système protecteur est conservateur, tandis que le système du libre-échange est destructeur. Il dissout les anciennes nationalités et pousse à l'extrême l'antagonisme entre la bourgeoisie et le prolétariat. En un mot, le système de la liberté commerciale hâte la révolution sociale. C'est seulement dans ce sens révolutionnaire, Messieurs, que je vote en faveur du libre-échange.
Cependant, ce qui n'était qu'un jeu de l'esprit a été pris très au sérieux par les marxistes, égarés dans une interprétation anarchisante de l’internationalisme, perçu avant tout comme un idéal d’abolition des frontières. Or il est évident que cette approche fait le jeu du capitalisme, qui n'a nullement l'intention de mourir, qui est capable de mutations extraordinaires pour s'adapter aux difficultés du terrain et dont l’idéal est de tendre vers l’abolition de tous les contrôles sur la circulation des capitaux et des marchandises. Et c'est ainsi que la gauche, la gauche de la gauche et les néolibéraux du capitalisme globalisé s'épaulent pour défendre l'existence de l'Union européenne, projet de libre-échange le plus abouti de l'histoire (après celui de la Fédération sudiste), dont même les Américains s'inquiètent, dans la perspective d'un futur Traité transatlantique.
Le protectionnisme, voilà l'ennemi !
(couverture parodique de Marianne)
Bien entendu, jamais Marx n'aurait envisagé une chose pareille. Personne ne peut dire s'il croyait vraiment aux capacités autodestructrices du libre-échange. Mais quand il s'attaque en historien aux racines du capitalisme dans le Manifeste du Parti communiste, la même année 1848, il nous révèle la nature toute nue du libre-échange :
La bourgeoisie a joué dans l’histoire un rôle éminemment révolutionnaire. Partout où elle est parvenue à dominer, elle a détruit toutes les conditions féodales, patriarcales, idylliques. Impitoyable, elle a déchiré les liens multicolores qui attachaient l’homme à son supérieur naturel , pour ne laisser subsister d’autre lien entre l’homme et l’homme que l’intérêt, le froid "paiement comptant". Frissons sacrés et pieuses ferveurs, enthousiasme chevaleresque, mélancolie béotienne, elle a noyé tout cela dans l’eau glaciale du calcul égoïste.
Elle a dissous la dignité de la personne dans la valeur d’échange, et, aux innombrables franchises garanties et bien acquises, elle a substitué une liberté unique et sans vergogne : le libre-échange. En un mot, à la place de l’exploitation voilée par des illusions religieuses et politiques, elle a mis l’exploitation ouverte, éhontée, directe, dans toute sa sécheresse.
La Fédération sudiste (esclavagiste) et l'Union européenne sont les seules structures politiques
de l'histoire ayant inscrit le libre-échange dans leur constitution