Face à une Russie qui sait où elle va, l'Occident affiche un comportement erratique et agressif. Une chose est claire : il n'y a plus rien à attendre de "l'Europe". La seule bonne nouvelle serait un rapprochement américano-russe qui garantirait la tranquillité du continent européen en maîtrisant de nouveau l'Allemagne.
Synthèse de l'entretien avec Emmanuel Todd, publié dans "Atlantico" le 16 juin 2014.
L'affaire ukrainienne et la domination allemande
Il y a une rupture en Europe par rapport à la période précédente où s'affichaient des positions communes entre l'UE et les Russes. Par exemple lors de l'affaire irakienne en 2003, la conférence de Troyes avait réuni dans l'entente Chirac, Poutine et Schroeder. L'UE montrait alors une volonté de paix qui tranchait avec la ligne Bush.
Au contraire, tandis que la ligne Obama montre des signes d'apaisement, on assiste à une véritable confrontation entre la Russie et une Union européenne désormais sous leadership économique et diplomatique allemand.
En fait, l'Allemagne hésite sans cesse entre bienveillance et conflit vis-à-vis de la Russie.
Todd prend deux exemples historiques :
- le glissement de Bismarck à Guillaume II, le premier souhaitant devenir le partenaire de l'Empire des Tsars, le second rentrant brutalement dans l'engrenage menant à 1914.
- le Pacte Molotov Ribbentrop d’août 1939 , rapidement annulé par l'invasion par Hitler de la Russie en 1941.
C'est le déplacement en Ukraine du ministre allemand des Affaires étrangères, Steinmeier, qui a marqué le début de la séquence actuelle, ce dernier étant appuyé par la diplomatie polonaise, toujours agressive vis-à-vis de la Russie.
Au-delà du blabla sur les valeurs libérales et démocratiques, rendu ridicule par le nouveau partenariat européen avec l'extrême-droite ukrainienne, le voyage de Kiev nous a révélé une nouvelle politique de puissance de l'Allemagne, dont l'objectif à moyen terme est dans doute de rattacher l'Ukraine (unie ou divisée, c'est secondaire) à sa zone d'influence économique en tant que source de main-d’œuvre bon-marché.
La Russie
Le rôle de la Russie est brouillé par la désinformation : Le journal Le Monde ne relaie même pas correctement les informations les plus élémentaires.
Du point de vue de l'information, la France est une sorte de pays sous-développé coupé du monde réel, totalitaire d'une façon subtilement libérale. Par exemple, souligner de manière obsessionnelle l'homophobie du régime de Poutine dans un contexte de tension internationale est le signe d'une dérive : Il est inquiétant pour l’anthropologue que je suis de voir les relations internationales sortir d’une logique rationnelle et réaliste pour rentrer dans des confrontations de moeurs dignes de sociétés primitives.
D'autant que les données n'indiquent pas spécialement un "retard" particulier de la Russie sur le plan des moeurs. Tandis que la Russie ne souhaite qu'une chose, achever son redressement en paix et en sécurité, les Occidentaux agressifs qui veulent imposer leur système de moeurs à la planète doivent savoir qu'ils y sont lourdement minoritaires et que les cultures patrilinéaires dominent quantitativement. Notre mode de vie me convient personnellement, je suis heureux du mariage pour tous. Mais en faire la référence principale en matière de civilisation et de diplomatie, c'est engager une guerre de mille ans, que nous ne gagnerons pas.
Les Etats-Unis
L'agressivité des USA, plus par réaction que par conviction, tranche avec la stratégie globale d'Obama. Leur crainte, c'est de voir l'Allemagne s'émanciper de leur sphère d'influence. Selon Brzezinski, dans Le grand échiquier, la puissance américaine repose sur le contrôle du Japon et de l'Allemagne. Obama n'a pu contraindre Merkel d'abandonner les politiques d'austérité, de changer la politique monétaire de l'euro et de prendre part à des mécanismes de relance mondiale : Le recul de la puissance américaine devient réellement préoccupant.
Todd suggère un rapprochement entre les USA et la Russie : La Russie est une grande puissance conservatrice. Un nouveau partenariat américano-russe pourrait nous éviter de sombrer dans une « anarchie mondialisée » dont l’éventualité semble chaque jour plus réalisable.
Les Occidentaux ont du mal à se définir eux-mêmes. Quand les médias s'interrogent sur “ce que veut Poutine”, c'est en fait la question inverse qu'il faut se poser : les Russes étant dans une volonté de puissance définie, importante mais limitée, tandis que l'Occident n'a in fine aucun objectif clair et lisible dans cette affaire (...). La russophobie est peut-être inconsciemment le seul cordon qui reste capable de faire tenir ensemble un espace politique et monétaire qui ne signifie déjà plus grand-chose.
L'Europe
Il n'y a plus rien à attendre de "l'Europe" : Que peut-on sérieusement attendre d’un espace qui n’arrive même pas à se débarrasser de l’euro alors que cela représente un intérêt crucial pour sa survie ?
Cette région du monde reste néanmoins riche, civilisée et paisible. Les gens y sont devenus bien plus tolérants qu'avant aux différences physiques, sexuelles et raciales. La guerre y est difficilement concevable.
Pour l'avenir, la moins mauvaise solution serait, après avoir acté l'échec de "l'Europe" en tant que système bureaucratique, de rétablir un équilibre des influences américaine et russe sur l'Europe.