Quatrième volet de la présentation de l'interview d'Emmanuel Todd dans la revue Alternativas Economicas.
"La fascination pour l'Allemagne est une névrose française profonde qui vient de loin. Les élites françaises ont toujours eu de la dévotion pour ce peuple discipliné et obéissant (1). Il y a également une explication anthropologique basée sur le système familial.
En France et en Espagne, le système familial dominant est caractérisé par l'individualisme et l'égalitarisme des membres de la famille. Comme je l'explique dans L'Invention de l'Europe, ce système familial est celui qui a donné, avec d'autres circonstances historiques, les idéaux de liberté, d'égalité et de fraternité de la Révolution française. Ce modèle peut paraître formidable, mais il engendre de nombreux problèmes d'organisation sociale : tout le monde est égal et cela affaiblit les pouvoirs. Les pays latins sont stressants pour les élites parce que les gens sont indisciplinés et désordonnés. Ensuite, les élites ont le rêve de devenir Allemands.
Je parle de servitude volontaire de la France vis-à-vis de l'Allemagne. Cette servitude est récente et ne ressemble pas à l'admiration classique des élites dont je viens de parler. C'est devenu une servitude technique. Cela est dû à l'hypertrophie du système bancaire français (avec ses quatre banques systémiques) et aux relations trop étroites qu'il entretient avec l'Etat français. Il y a en France une collusion systémique entre les dirigeants des grandes banques et la haute fonction publique. Tôt ou tard, la plupart des Inspecteurs des Finances finissent par travailler pour les banques. Le problème est que ces gens n'ont pas la moindre idée du travail de banquier et leur propension naturelle à spéculer sur les emprunts d'Etat a conduit le système bancaire français dans une mauvaise situation au moment de la crise de la Dette. L'État, n'ayant aucun pouvoir sur la monnaie, a été contraint de se retourner vers l'un des seuls pays créditeurs d'Europe, l'Allemagne.
L'Allemagne a affiché une gentillesse surprenante envers la France. Elle a décidé de privilégier la France au détriment d'autres pays en Europe. En comparant la France avec ses voisins, on constate que c'est le seul pays qui se comporte comme si la crise ne l'avait pas atteint. Le Portugal, l'Espagne et l'Italie sont dans une mauvaise passe et mieux vaut ne pas parler de la Grèce ... Toutefois, la France, qui n'est pas l'un des pays de l'Europe protestante efficace, est plutôt calme. Si vous parlez avec des Français, vous verrez qu'ils pensent encore en termes de hausse des salaires dans les négociations syndicales. Dans de nombreux pays, au contraire, les gens ont plutôt tendance à discuter du niveau de la baisse des salaires.
Ce ne serait pas arrivé si la France n'était pas privilégiée par l'Allemagne et, bien sûr, si la France, en contrepartie, n'était pas soumise. La France porte également une énorme responsabilité en permettant la domination de l'Allemagne sur l'Europe du Sud. Bien sûr, l'industrie française s'est évaporée !"
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(1) NDR. Voir par exemple ce que dit Stefan Sweig à ce sujet dans "Le monde d'hier" : "Pour le peuple allemand, l'ordre a toujours été plus important que la liberté ou le droit. Et celui qui a promis de commander (Goethe lui-même dit qu'il préférerait une injustice au désordre) pourrait avoir aussitôt des centaines de milliers d'adeptes ".