Par Glenn Greenwald
27 octobre 2015
La marche pour la "liberté d'expression" à Paris qui a suivi l'affaire de Charlie Hebdo était une imposture pour de multiples raisons, comme je l'ai écrit à l'époque. Elle a été précédée par des dizaines de dirigeants du monde entier, dont beaucoup emprisonnent ou même tuent des gens qui expriment des opinions interdites. Elle a été applaudie par de nombreux Occidentaux qui feignent d'être bouleversés lorsque des atteintes à la liberté d'expression sont perpétrées par des musulmans, mais pas - ce qui est beaucoup plus fréquent - quand elles sont perpétrées par leurs propres gouvernements quand ils s'en prennent aux musulmans.
Le pire de tout, c'est que la marche a eu lieu dans le pays occidental qui est l'un des plus hostiles aux droits de liberté d'expression, comme la France l'a vite démontré dans les jours qui suivirent la marche en poursuivant des Musulmans et d'autres activistes anti-Israël pour les opinions politiques qu'ils ont exprimé. Un grand best-seller français publié cette année par Emmanuel Todd a montré que ces marches pour la "liberté d'expression" étaient un « simulacre », poussé par de nombreux sentiments politiques - nativisme, nationalisme, fanatisme anti-musulman - qui ont rien à voir avec la question de la liberté d'expression.
L'absurdité de cette autocélébration de la France en faveur de la liberté d'expression a été vivement soulignée par la décision cette semaine de la plus haute juridiction de ce pays, qui est une attaque directe contre les droits fondamentaux de liberté d'expression. La haute juridiction française a confirmé la condamnation pénale de 12 militants politiques pour le «crime» de prôner des sanctions et un boycott contre Israël en vue de mettre fin à l'occupation militaire de la Palestine qui se poursuit depuis des décennies. Qu'ont fait ces criminels français ? :
Ces individus sont arrivés au supermarché portant des chemises arborant les mots: "Vive la Palestine, boycott d'Israël." Ils ont également distribué des tracts qui disaient que «l'achat de produits israéliens signifie la légitimation des crimes dans la bande de Gaza
Dans la France - auto-proclamée Terre de Liberté - cela fait de vous un criminel. Comme Le Forward l'a rapporté, le tribunal a cité la loi de la République française sur la liberté de la presse, qui prescrit l'emprisonnement ou une amende pouvant aller jusqu'à 50 000 $ pour des parties qui provoquent la discrimination, à la haine ou la violence envers une personne ou un groupe de personnes en raison de leur origine, de leur appartenance ou de leur non-appartenance à une ethnie, une nation, une race ou une religion. « Parce que BDS est intrinsèquement « discriminatoire », a dit la Cour, c'est un crime.
La décision du tribunal français fait partie d'une tendance mondiale. Comme de plus en plus de gens à travers le monde reconnaissent la nature criminelle et brutale du gouvernement israélien, ses supporters essayent de plus en plus de criminaliser le militantisme contre l'occupation israélienne. Pour cette raison, les militants «pro-israéliens» cette semaine ont célébré cet assaut français contre les droits fondamentaux de liberté d'expression.
Pascal Markowicz, avocat en chef du CRIF, organisation qui chapeaute des communautés juives de France, a publié ce décret de célébration (les majuscules sont dans l'original): BDS est ILLEGAL en France. Les déclarations prônant un boycott ou des sanctions, a-t-il ajouté, sont complètement illégales. Si [les militants BDS] disent que leur liberté d'expression a été violée, désormais la plus haute instance judiciaire de la France en a décidé autrement .
Joel Rubinfeld, co-président du Parlement européen juif et président de la Ligue belge contre l'antisémitisme, a déclaré à Haaretz en Février dernier qu'il souhaitait que d'autres pays suivent le modèle français de criminalisation de l'activisme contre la politique d'occupation israélienne. Après qu'un tribunal français a condamné des militants BDS, Rubinfeld s'est emporté : Le gouvernement français et la détermination de la justice dans la lutte contre la discrimination, et la loi Lellouche en particulier, sont exemplaires pour la Belgique et d'autres pays où se mènent les combats de BDS.
Comme Haaretz l'a détaillé dans l'article de Février, la "loi Lellouche" citée par Rubinfeld, qui vient du nom du parlementaire juif qui l'a introduite en 2003, et la loi qui est parmi les outils législatifs les plus puissants du monde pour lutter contre la montée du mouvement de Boycott, Désinvestissement et Sanctions, ou BDS, et a catapulté la France à la pointe des efforts pour contrer le mouvement par des moyens légaux. » Avant cette dernière affaire criminelle, il y a eu environ 20 militants anti-israéliens qui ont été reconnus coupables en vertu de ce qu'on appelle la loi Lellouche.
L'odieuse campagne pour interdire l'activisme contre l'occupation israélienne s'étend bien au-delà de la France. En mai, CBC a signalé que les responsables canadiens ont menacé de poursuivre les militants BDS en vertu des lois de discours de haine, et après que ces responsables aient nié l'avoir fait, nous avons obtenu et publié les emails prouvant qu'ils ont fait. L'article de Haaretz décrit cet événement troublant au Royaume-Uni : En 2007, l'Université britannique et Union College ont déclaré qu'ils abandonneraient leurs projet de boycott des institutions israéliennes après que des conseillers juridiques eurent dit que le faire serait une violation des lois anti-discrimination. En 2013, des responsables de la Mairie de New York se sont joints à une campagne (qui a finalement échoué) de Alan Dershowitz visant à menacer le financement du Brooklyn College pour le crime d'héberger des activistes pro-BDS.
Un dossier exceptionnel du Washington Post de cette semaine réalisé par un ancien soldat de Tsahal, Assaf Gavron, démontre comment de telles attaques sur les critiques contre Israël s'étendent désormais aux citoyens israéliens eux-mêmes. Gavron décrit comment le débat interne en Israël est plus militant, menaçant et intolérant qu'il ne l'a jamais été, et ces quelques dissidents qui tentent de contredire - de poser des questions, de protester, pour représenter une couleur différente d'un consensus artificiel - sont ridiculisés, avec condescendance, au mieux, menacés, vilipendés et attaqués physiquement au pire.
Les défenseurs d'Israël aiment assimiler la critique d'Israël à de l'antisémitisme, puis benoîtement nient le faire. Mais criminaliser le combat de BDS - menacer les gens avec de fortes amendes et des peines de prison pour avoir protesté contre les politiques du gouvernement israélien - en est l'exemple ostensible. Comme l'écrit Haaretz, Le coup de filet balaye des manifestants BDS dont les actions ciblent Israël, non des Juifs en particulier.
Méditez sur ces manières pernicieuses. Il est parfaitement légal de préconiser des sanctions contre l'Iran, ou la Russie, ou le Soudan, ou presque tout autre pays. En effet, des sanctions et des boycotts contre ces pays sont non seulement souvent préconisés en Occident, mais sont des politiques officielles. Mais il est illégal - criminel - de préconiser des boycotts et des sanctions contre un pays : Israël. Seul un degré d'autoritarisme exorbitant, fasciste, peut ainsi abuser du droit pénal pour interdire l'expression politique et l'activisme quand il implique un pays, et un seul pays. [...]
Il est évident que la croyance en la "liberté d'expression" de l'un oblige à défendre avec la même vigueur le droit d'exprimer des opinions avec lesquelles on est d'accord et ceux avec lesquelles on est en désaccord avec véhémence. La question ici, de toute évidence, n'est pas de savoir si BDS est une démarche pertinente, mais si les gens doivent être criminalisés pour le préconiser. Bien que fortement liberticide, la criminalisation de l'activisme BDS est en augmentation dans plusieurs endroits à travers le monde.
Où sont tous les militants de la liberté d'expression qui s'étaient retrouvés pour insister après les meurtres de Charlie Hebdo sur le fait qu'une défense de la liberté d'expression était si vitale pour tout ce qui est bon et juste dans le monde occidental ? Pourquoi n'y a-t-il pas de hashtag #JeSuisBDS pour défendre ces militants qui sont persécutés - poursuivis - par la France pour leurs opinions politiques? La réponse est claire : beaucoup de ceux qui se délectaient en se drapant dans la "liberté d'expression" au début de l'année - d'abord en France elle-même puis dans tout l'Occident - ne croient pas véritablement en ce droit. Voilà pourquoi ces pays non seulement font silence face à une telle attaque fondamentale contre la liberté d'expression, mais commettent eux-mêmes ces abus avec arrogance.
(traduit par nos soins)
Source : https://theintercept.com/2015/10/27/criminalization-of-anti-israel-activism-escalates-this-time-in-the-land-of-the-charlie-hebdo-free-speech-march/
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Glenn Greenwald est avocat constitutionnaliste et blogueur aux Etats-Unis, membre de la Freedom of the Press Foundation. Il est connu pour avoir publié les révélations d'Edward Snowden dans le Guardian.