Le fouet, la cage et la plume — élégie d’un dressage d’État
I. Le singe sur la place publique : quand le peuple crie, le pouvoir s’effraie
Depuis 2014, Badil.info n’était pas un simple site : c’était une bouche dans un royaume qui préfère les visages sans voix. Hamid El Mahdaoui ne rapportait pas seulement des faits, il déchirait des rideaux. Là où l’État voulait des angles morts, il allumait une lampe.
Lorsque, en 2016-2017, le Rif se souleva comme une terre qui refuse le mutisme, El Mahdaoui fut parmi les rares à tenir le journal des humiliations, des colères, des espoirs.
Ce fut son premier crime.
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II. La capture : quand le dompteur avance masqué
Le 20 juillet 2017, à Al Hoceïma, il filmait une foule qui ne demandait ni l’impossible ni l’interdit, seulement la dignité.
Cela suffit à déclencher l’arrestation, la machine judiciaire, la cage.
Puis vint le procès — long, étouffant, presque théâtral.
Le 28 juin 2018, la Cour d’appel de Casablanca le condamna à trois ans de prison ferme pour un chef d’accusation qui dépasse les frontières du réel :
non-dénonciation d’une information reçue lors d’un appel téléphonique venu des Pays-Bas, où un inconnu affirmait vouloir introduire clandestinement… un char d’assaut au Maroc.
Une absurdité si vaste qu’elle aurait fait rire si elle n’avait pas détruit une vie.
Mais les dictatures ont ceci de particulier : elles transforment le grotesque en preuve, et l’invraisemblable en sentence.
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III. La plume qui dérange : écrire comme l’unique transgression
Qu’il enquêtât sur une mort suspecte en 2015, sur les injustices du Rif ou sur les errements du pouvoir central, El Mahdaoui avait une manie dangereuse : il écrivait ce qu’il voyait.
Dans un pays où l’histoire doit plaire au trône avant de plaire à la vérité, cette manie ressemble à une faute capitale.
L’État punit rarement les actes ; il punit l’audace d’agir.
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IV. Bestiaire d’un pouvoir : le dompteur, le fouet et le renard invisible
Le Maroc judiciaire, dans cette fable involontaire, fonctionne comme un cirque nocturne :
• Le singe, c’est le journaliste, curieux, joueur, libre — donc insupportable.
• Le dompteur, c’est l’État, qui exige le silence comme on exige la prosternation.
• La cage, ce sont les tribunaux dressés pour donner une forme juridique à la vengeance politique.
• Le renard invisible, ce sont les accusations invraisemblables, les fictions judiciaires, les menaces insinuées qui suffisent à faire claquer une porte.
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V. Le prix du silence imposé
Un peuple privé de ses journalistes est un peuple qui marche sur des braises : il avance, mais il ne sait plus où poser le pied.
La peur devient une seconde religion.
L’autocensure, un réflexe musculaire.
Le royaume perfectionne ainsi son art du dressage :
remplacer la voix par l’écho, puis l’écho par le vide.
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VI. Après la cage : la métamorphose d’un homme brisé
On aurait pu croire qu’à sa sortie, après trois ans derrière les barreaux, Hamid El Mahdaoui reviendrait avec la même flamme, la même morsure dans les mots.
Mais quelque chose en lui avait été tordu, déplacé, fracturé.
Il revint comme reviennent ceux qui ont trop longtemps négocié avec la peur :
avec un sourire crispé, avec des phrases qui ne lui ressemblaient plus.
Ce fut l’un des spectacles les plus douloureux de l’espace public marocain :
un journaliste hier indocile, devenu soudain défenseur exalté de l’institution judiciaire qui l’avait broyé.
Il se mit à répéter le lexique officiel,
à célébrer “l’État de droit”,
à défendre des décisions iniques comme s’il lisait un texte imposé hors champ,
à s’en prendre à des cibles secondaires pour éviter l’essentiel :
la racine, la structure, la verticalité monarchique.
On le vit, jour après jour, devenir plus royaliste que le roi,
comme si l’on avait greffé dans sa gorge une voix qui n’était plus la sienne.
Était-ce peur ?
Fuite ?
Fatigue ?
Ou simple stratégie pour survivre dans un pays où dire la vérité équivaut à signer un testament ?
Nul ne le sait.
Mais beaucoup virent, derrière son enthousiasme nouveau, un homme qui tente de remercier la cage pour ne pas l’avoir mangé entièrement.
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VII. Le retournement final : le fouet n’a pas de mémoire
Et pourtant — ironie sinistre — cette soumission tardive ne lui valut ni paix ni pardon.
Car dans un système qui se nourrit de la fragilité des hommes,
la docilité n’achète jamais l’immunité.
Malgré ses éloges, malgré ses volte-face, malgré ses nouveaux enthousiasmes,
Hamid El Mahdaoui fut poursuivi à nouveau, comme si la machine d’État voulait lui rappeler ceci :
“Nous ne te punissons pas pour ce que tu dis aujourd’hui,
mais pour ce que tu as osé dire un jour.”
Le Maroc autoritaire ne pardonne jamais la première insoumission.
Il n’oublie pas non plus la première vérité prononcée.
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VIII. Conclusion — l’ultime leçon : la voix brisée, la cage intacte
El Mahdaoui n’est plus aujourd’hui le même homme que celui qui entra en prison.
Sa plume s’est retournée, sa parole s’est infléchie, son regard s’est couvert d’une brume étrange : celle des survivants qui n’osent plus crier.
Mais son histoire — et surtout son acharnement judiciaire, même après l’allégeance — révèle quelque chose de plus vaste :
dans un système dictatorial, la cage n’est pas un lieu : c’est une méthode.
Et même lorsque la porte s’ouvre, elle continue de suivre ceux qui en sortent.
Car un État qui craint la vérité n’offre jamais la liberté —
il offre seulement des permissions temporaires.
Et dans les royaumes où la justice sert le trône plus que le peuple,
la plume brisée n’est jamais en sécurité,
même lorsqu’elle se met docilement à écrire ce qu’on attend d’elle.