Le miroir tendu à la République par la diaspora Comorienne
À Marseille, dans les ruelles du Panier, une diaspora comorienne méconnue fait vivre son archipel. Loin de leur terre d'origine, ces générations maintiennent l'économie des Comores à bout de bras, prouvant qu'elles sont plus qu'une communauté expatriée, un vivant pilier pour l'avenir de leur nation.
Les chiffres parlent d'eux-mêmes : En 2006, les transferts de fonds de la diaspora représentaient 25% du PIB comorien.
Un quart de l'économie nationale !
Cette réalité place les Comores parmi les pays les plus dépendants au monde des envois de leurs ressortissants installés à l'étranger.
Derrière ces statistiques se cache une réalité humaine touchante : Celle de familles séparées par l'océan mais unies par une solidarité sans faille.
Cette diaspora illustre parfaitement ce que les sociologues appellent les critères de Sheffer1 : Le maintien d'une identité distincte et le développement d'une organisation interne séparée à la fois de l'État d'origine et du pays d'accueil, fondée sur le communautarisme.
Les Comoriens de Marseille ont su créer un espace social unique, ni tout à fait français ni simplement comorien, mais authentiquement diasporique.
À Marseille, dans les “vala”, ces maisons de célibataires du quartier nord, la tradition perdure. "Le frigo n'est jamais vide car chacun contribue un peu aux achats", témoigne un ancien navigateur installé depuis plus de cinquante ans dans la cité phocéenne. Ces mots résument à eux seuls l'esprit communautaire qui anime cette diaspora : Partager, soutenir, ne jamais oublier.
Cependant, ces conditions initiales de vie, bien que solidaires, sont souvent précaires et insalubres pour nombre de migrants, contrastant avec l'image de succès projetée au pays.
Le village, boussole identitaire
Au cœur de cette organisation diasporique se trouve un concept fondamental : le "Mwigni Mdji", littéralement "propriétaire du village". Cette notion détermine l'appartenance et façonne l'identité de chaque Comorien, qu'il soit à Moroni ou à Marseille.
Lorsqu'on demande à un Comorien "we mdahu ?" (d'où viens-tu ?), sa réponse révèle bien plus qu'une simple origine géographique, elle indique son statut social, ses alliances familiales, et même parfois son origine noble ou modeste.
Cette hiérarchie villageoise traditionnelle, avec ses "Mdji mhuu" et ses "Mdji wa yezi", continue d'influencer les collectes et organise les solidarités, notamment pour les cérémonies comme les mariages.
Une géographie de la solidarité
Les premiers Comoriens n’arrivaient pas en avion, mais par la mer, avec des escales à Diégo, Mombasa, Port-Saïd… avant Marseille. Dans les quartiers de la Joliette et du Panier, ces "sas d'accueil" ont été leurs premiers refuges et ont vu débarquer des générations de navigateurs comoriens.
Mais c'est un événement tragique qui a massivement redirigé cette diaspora vers la France : Les massacres de Majunga en décembre 1976 à Madagascar. En quelques jours, plus d'un millier de Comoriens furent tués, entraînant un rapatriement forcé et un exode de 60 000 personnes vers la France et la Réunion. Ce drame a transformé le paysage migratoire et renforcé l'importance de Marseille comme nouveau point d'ancrage.
La Place d'Aix, à Marseille, est devenue le "bangwé" moderne cette place publique traditionnelle où se prennent les grandes décisions. C'est là que se dessine l'avenir des villages comoriens, que se décident les investissements communautaires, que se perpétue une démocratie participative délocalisée mais bien vivante. Comme dans les bangwé traditionnels des Comores, les femmes en restent exclues, perpétuant ainsi certains codes sociaux ancestraux.
Et ces fameux “je‑viens”, ces voyageurs qui font l'aller-retour entre la France et les Comores, ne se contentent pas d'envoyer de l'argent. Ils transportent avec eux des enveloppes pleines d'espoir, remises en main propre dans un système basé sur la confiance absolue; une économie efficace et discrète, parallèle aux circuits bancaires traditionnels et témoignant d'une cohésion sociale remarquable.
Entre tradition et modernité
Le défi de cette diaspora est celui de toute communauté en transition :
Comment concilier les traditions ancestrales, parfois coûteuses, comme l’Anda (grand mariage),
avec les aspirations d'une jeunesse formée en France ?
Cette évolution n'est pas sans tensions. Les jeunes générations remettent en question le monopole des “wafomamdji", les notables traditionnels, et plaident pour une approche plus moderne du développement. Ils questionnent aussi certaines pratiques comme l'"Anda", ce grand mariage ostentatoire qui peut représenter des années d'économies (entre 10 000 et 50 000 euros par exemple), et militent pour que ces sommes soient réorientées vers des projets d'utilité collective comme l'éducation, la santé ou l’emploi.
Le projet DIASCOM, qui réunit 16 villages, est révélateur : 16 localités se sont unies pour développer un réseau d'eau potable, dépassant les rivalités villageoises traditionnelles pour penser développement régional.
Les jeunes réclament un changement. Ils veulent que les fonds soient investis dans l’éducation, la santé, l’emploi et moins dans le prestige. Il ne s’agit pas de rejeter le passé, mais de le réinventer.
Les femmes, habituelles absentes du débat public
Cette organisation diasporique reste profondément marquée par un ordre patriarcal qui exclut les femmes des espaces décisionnels. Si elles bénéficient du système matrilocal et matrilinéaire traditionnel, les femmes n'ont pas accès au "bangwé" - qu'il soit à Moroni ou Place d'Aix - où se prennent les décisions importantes. L'Anda lui-même, malgré son importance sociale, reste centré sur l'honneur masculin et l'accession au statut de "mfomamdji" (homme accompli).
Cette exclusion pose des questions fondamentales sur la gouvernance de la diaspora et son évolution. Comment penser un développement durable sans la participation pleine et entière de la moitié de la communauté ?
Les jeunes générations, nées en France, commencent à interroger ces "lourdes traditions" et cette "autarcie" de leurs aînés. Elles aspirent à une intégration plus équilibrée dans la société française tout en préservant leur identité comorienne.
Un modèle pour les outre-mer ?
Comment une diaspora peut-elle suppléer aux carences de l'État dans le financement des infrastructures de base ?
Quand l’État vacille, la diaspora construit des écoles, répare des routes, installe des cliniques. Les "je-viens" financent écoles, dispensaires, routes et réseaux électriques. Ils investissent dans l'immobilier locatif, créent des petites entreprises de transport, dynamisent l'économie locale. Cette initiative privée et communautaire compense l'insuffisance des investissements publics et de l'aide internationale.
Comment maintenir le lien avec les territoires d'origine sans tomber dans l'assistanat ?
Et surtout, comment faire évoluer des structures traditionnelles parfois contraignantes ?
Car la migration comorienne révèle aussi ses contradictions : Elle libère économiquement mais peut asservir socialement.
Le rêve du retour nuit souvent à l’économie personnelle; et beaucoup hésitent à rentrer “les mains vides”. C’est une tension permanente. Nombreux sont les migrants qui sacrifient leur qualité de vie en France pour financer un Anda qui les élèvera socialement aux Comores. Cette pression sociale pousse certains vers un endettement considérable, créant des tensions intergénérationnelles avec leurs enfants nés à Marseille qui ne comprennent pas toujours ces sacrifices.
Les défis de demain
Ce modèle a ses limites. Le "mythe du retour" reste souvent inassouvi, freiné par les contraintes économiques. La honte de rentrer "les mains vides" ("banwu") maintient de nombreux expatriés dans un entre-deux douloureux. Une citation poignante résume cette situation :
"On peut avoir l'idée de revenir et vieillir avec.
On a toujours l'idée et puis un jour, on se rend compte que la vie est presque finie."
La tradition de rapatrier les défunts au pays en est un exemple frappant : Un processus incroyablement coûteux, pouvant atteindre 15 700 euros, géré par des "tontines" (associations d'épargne communautaires) agissant comme une forme d'assurance-vie spécifique. Cette pratique, bien que coûteuse, reflète un attachement profond à la terre ancestrale, même si un débat émerge désormais pour des enterrements en France afin d'éviter ces dépenses.
Cette dépendance peut aussi rendre le système vulnérable.
Le crash du vol IY 749 de Yemenia Airways, le 30 juin 2009, en est une illustration tragique. Cette compagnie, qui assurait 50% du trafic passager et fret vers les Comores grâce à des prix compétitifs, était vitale pour la diaspora. Sa disparition a provoqué des milliers d'annulations de voyages pendant la haute saison estivale, impactant durement l'économie locale et la vie des familles. Cet événement a mis en lumière la fragilité d'un archipel dont l'économie dépendait si fortement de ce lien aérien.
L'avenir réside sans doute dans l'émergence de cette nouvelle génération qui pense développement durable et partenariats équilibrés. Ces jeunes Comoriens de France, forts de leur double culture, pourraient bien être les architectes d'un nouveau modèle de coopération entre diasporas et territoires d'origine.
Un exemple à méditer
Dans les ruelles du Panier marseillais résonne encore l'écho des villages comoriens. On entend parfois un accent, un mot en shikomori. Et c’est précieux; cette musique-là construit des ponts et fait grandir des îles.
Finalement, la diaspora comorienne rappelle que l’exil peut être créateur :
Chaque euro transféré est un geste d’espoir, chaque projet soutenu une semence lancée vers l’avenir.
L'histoire de la diaspora comorienne nous rappelle que derrière chaque transfert de fonds se cache un projet de vie, un rêve collectif, une solidarité qui transcende les frontières.
Dans un monde où les migrations sont souvent perçues sous l'angle des problèmes, les Comoriens de Marseille nous montrent qu'elles peuvent aussi être source de développement et d'innovation sociale.
Il est temps de reconnaître et d'accompagner ces acteurs invisibles du développement, ces citoyens du monde qui n'oublient jamais leurs racines. Car c'est peut-être là, dans cette capacité à maintenir vivant le lien avec les territoires d'origine, que réside une partie de l'avenir des outre-mer français et des petites nations insulaires.
Bien que la fraternité soit en France une valeur républicaine, inscrite au fronton de chacune des 34 875 mairies du pays, le sénat dirigé par une droite devenue xénophobe considère cette fraternité comme un séparatisme, lorsqu’il s’agit d’une fraternité d’origine africaine.
Évidemment il n’existe pas de définition définitive du mot “séparatisme”. Le séparatisme est toujours celui des autres.
De ce point de vue, la solidarité comorienne pourrait être perçue comme un danger, voire être réprimée par les nouvelles lois scélérates sur le séparatisme.
L'énigme de Mayotte
Le vent de la décolonisation a depuis longtemps balayé les empires, mais il a laissé derrière lui des questions non résolues.
À l'heure où la France entend lutter contre le séparatisme sur son territoire, se dotant même d'une loi pour "conforter le respect des principes de la République", une île de l'océan Indien nous renvoie une image troublante de nos propres contradictions : Mayotte.
La loi de 2021 est claire : Pas de "contre-société", pas de communautés qui se soustraient aux valeurs de la République.
C'est une législation de combat, conçue pour renforcer la cohésion nationale face à des replis identitaires. Elle affirme la souveraineté de la loi commune sur l'ensemble de la nation.
Pourtant, c'est cette même nation qui, en 1974, a acté une séparation, un véritable divorce territorial, pour maintenir une île dans son giron.
Alors que les trois autres îles de l'archipel des Comores votaient massivement pour l'indépendance, Mayotte choisissait de rester française. S’appuyant sur l’article 53 de sa constitution, l’État français a interprété le droit des peuples à disposer d'eux-mêmes de manière unitaire, île par île, en respectant le vote majoritaire des Mahorais.
Un droit à géométrie variable ?
Cette décision, légale au regard de la Constitution française, est depuis plus de 40 ans rejetée par l'ensemble de la communauté internationale. L'ONU, l'Union Africaine, La ligue Arabe et l'Union des Comores considèrent que le référendum de 1974 aurait dû consacrer l'indépendance de l'archipel dans son intégralité. Ils voient dans l'acte français un démembrement, une entorse au principe de l'intégrité territoriale des entités coloniales. La France, elle, oppose régulièrement son droit de veto pour bloquer toute résolution contraignante au Conseil de sécurité.
L'ambiguïté est d'autant plus frappante qu'elle se manifeste dans des détails techniques.
En droit international de la navigation aérienne, les Comores ont gardé leur souveraineté sur l'espace aérien de Mayotte. Tout avion qui atterrit ou survole Mayotte doit au préalable en demander l’autorisation aux Comores. Un point qui ajoute à la complexité et à la reconnaissance internationale limitée de la souveraineté française sur l’île.
La démonstration par l’absurde
En mathématique, si une hypothèse mène à une conclusion absurde, c’est que le postulat de départ est faux.
La France affirme combattre le séparatisme sur son sol, mais a elle-même acté une séparation territoriale qui lui vaut le désaveu du monde.
Pour ses département algériens, la France avait connu un processus différent; les citoyens de métropole avaient été consultés sur le principe de l'indépendance algérienne.
Pour les Comores, le vote fut limité aux seuls résidents de l'archipel, permettant à Mayotte de faire bande à part.
C'est cette approche à géométrie variable qui nourrit le sentiment d'une "arnaque historique", d'une doctrine de décolonisation appliquée à l'avantage des intérêts nationaux.
La France est un État qui refuse la création de contre-sociétés… tout en ayant fondé une partie de son territoire sur un acte de séparation.
Mayotte n'est pas qu'une terre d'Outre-Mer; c'est un miroir dans lequel la République peut contempler les contradictions de ses principes et l'écart entre sa loi nationale et la reconnaissance internationale.
Une énigme complexe qui continue de nous interroger sur le sens profond de la cohésion nationale et de la souveraineté.
1Gabriel Sheffer est reconnu pour ses recherches approfondies et ses contributions théoriques, notamment du point de vue politique, organisationnel et comportemental des diasporas. Sheffer a souligné l'importance croissante des diasporas dans le contexte de la mondialisation et de l'identité transnationale. Selon lui, les diasporas sont une caractéristique pérenne des sociétés humaines. Elles se caractérisent par des groupes ethniques dispersés maintenant des liens avec leur pays d'origine tout en s'adaptant à leur pays d'accueil, Ses travaux ont mis en lumière leur influence sur les pays d'origine, les pays d'installation et les relations internationales.
Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.