Derrière la façade bienveillante du “libre-échange” se cache une histoire bien moins glorieuse, où intérêts impérialistes, trafic de drogue et domination économique tissent une trame commune.
Au XIXème siècle, l’Empire britannique faisait face à un défi économique majeur, son déficit commercial croissant avec la Chine.
La bourgeoisie anglaise raffolait du thé, de la soie et de la porcelaine chinoise, mais devait les payer en argent, provoquant une hémorragie de métaux précieux. Cet “argent” qui plombait l”économie britannique, c’était déjà le “dollar”.
Le dollar de Joachim
C’est dans les replis brumeux d’une vallée oubliée de Bohême que commence l’histoire du "dollar", bien avant qu’il ne devienne roi sur les marchés financiers.
À Joachimsthal, aujourd’hui Jáchymov, en République tchèque, vers 1518, des mineurs tombent sur un filon d’argent si pur qu’il pourrait presque briller dans le noir.
Le comte Schlick, un noble aussi pragmatique qu’ambitieux, y voit une opportunité en or…ou plutôt en argent; il fait frapper sur place de lourdes pièces de 26 grammes d’argent fin. On les baptise "Joachimsthaler", c’est-à-dire "pièces de la vallée de Joachim". Et comme souvent avec les choses bien faites, elles séduisent vite bien au-delà de leur région d’origine.
En quelques décennies, le mot se raccourcit en "thaler", plus facile à prononcer et surtout à commercer. Puis le mot voyage; les marchands néerlandais parlent de "daler", les Bohémiens de "tolar", et les marins anglais, eux, n’ont aucun mal à tordre le mot en "dollar".
Mais avant même que les États-Unis ne se dotent de leur propre monnaie nationale, ce sont les pièces de huit espagnoles, ces fameuses "pieces of eight" dont raffolent les corsaires, qui en portent fièrement le nom. Elles circulaient librement dans les colonies, respectant leur poids en argent véritable, 26 grammes. Un vrai trésor, au sens propre comme au figuré. C’est justement cette relative uniformité, des pièces pesant en général autour de 26 grammes d’argent pur, quel que soit le pays d’origine qui leur conférait leur fiabilité et leur statut de monnaie de référence dans les échanges mondiaux.
À la naissance des États-Unis, entre 1785 et 1792, le "dollar" est adopté comme unité monétaire. Pourtant, à l’échelle mondiale, ce sont encore les pièces massives en argent, espagnoles, qui règnent sur les échanges internationaux.
Elles sont comme les bitcoins de l’époque, rares, fiables, acceptées partout.
Et la Chine, impériale et puissante, n’en accepte pas d’autres. Si les Britanniques veulent du thé, du jade ou de la porcelaine, ils doivent payer comptant... en argent massif.
Les coffres de Londres se vident, l’argent coule à flots vers Canton, et l’Empire britannique commence à grincer des dents. Cette dépendance devient une obsession stratégique. Il faut trouver autre chose à vendre aux Chinois, quelque chose qu’ils accepteraient...
L’histoire, on la connaît, ce sera l’opium.
L’empire Britannique était et restera le plus puissant trafiquant de drogues de l’histoire.
La perfide Albion aura alors une idée aussi cynique qu’efficace. Théoriser le “libre échange” et organiser, depuis l'Inde britannique vers la Chine, le commerce de l'opium; cette "solution" permit d’inverser le flux monétaire et de rétablir l'équilibre commercial en faveur de la Grande-Bretagne.
Lorsque la Chine tenta de s'opposer à ce trafic qui ravageait sa population, l'Empire britannique répondit par la force militaire; les guerres de l’opium, en 1839-1842 puis en 1856-1860, furent autant d’épisodes brutaux déguisés sous une prétendue croisade pour la liberté commerciale.
Les traités "inégaux" qui s'ensuivirent imposèrent des conditions draconiennes; le traité de Nankin de 1842 céda Hong Kong à la Grande-Bretagne et imposa un tarif douanier dérisoire de 5%.
Avant cela, tout commerce étranger passait par le Cohong, une guilde restreinte de marchands chinois. Sa dissolution, une conséquence directe de ces traités dits “inégaux”, contribua à déclencher la seconde guerre de l’opium, cette fois avec le concours de la France, de la Russie et des États-Unis.
Les traités qui suivirent forcèrent l’ouverture de cinq nouveaux “ports-traités” et légalisèrent le commerce de l’opium : Canton (aujourd’hui Guangzhou), Amoy (aujourd’hui Xiamen), Foochow (aujourd’hui Fuzhou), Ningpo (aujourd’hui Ningbo) et Shanghaï.
Derrière l’argument de l’ouverture économique se cachait une mainmise croissante sur le marché chinois, où l’influence britannique s’infiltrait jusque dans les douanes.
HSBC, une banque née du narcotrafic
C'est dans ce contexte que fut créée, en 1865, la Hongkong and Shanghai Banking Corporation, HSBC. Ses fondateurs, Thomas Sutherland et Francis Chomley notamment, étaient directement liés au commerce de l'opium. Parmi les soutiens de cette entreprise figurait David Sassoon & Co., qui contrôlait 70% du trafic d'opium entre l'Inde et la Chine dans les années 1860, fut décisif dans la création de la banque.
HSBC ne fut pas un simple témoin de cette époque; elle en constituait l'épine dorsale financière. À Hong Kong, colonie britannique depuis 1842 et qui servait d'entrepôt vital pour faciliter le commerce anglo-chinois, environ 70% du commerce maritime avec l'Inde concernait l'opium. La banque y puisa ses "premières richesses", selon les termes mêmes des historiens.
Mais cette histoire n’est pas qu’un simple détail embarrassant du passé. Elle trahit la genèse d’une culture d’entreprise façonnée par la quête du profit, parfois au mépris des règles et de l’éthique.
Continuités troublantes
Cette grille de lecture éclaire d'un jour nouveau les scandales récents d'HSBC.
Entre 2000 et 2012, la banque a facilité le blanchiment d'argent pour les cartels mexicains et colombiens, notamment les cartels de Sinaloa et Norte del Valle. Les sommes sont vertigineuses, 7 milliards de dollars en liquide transitant entre les succursales mexicaines et américaines de la banque entre 2007 et 2008.
Le cynisme atteint des sommets.
Certains détails frisent l’absurde, les opérateurs des cartels avaient même conçu des boîtes aux dimensions spécifiques pour s'adapter parfaitement aux guichets d'HSBC lors des dépôts d'argent liquide provenant du trafic de drogue. Parallèlement, la banque violait délibérément les sanctions américaines, traitant 660 millions de dollars de transactions pour des pays sous embargo comme Cuba, l'Iran ou la Libye.
En 2012, HSBC accepta de payer une amende record de 1,92 milliard de dollars dans le cadre d’un accord de poursuite différée.
Mais l'histoire ne s'arrête pas là; même sous surveillance, entre 2013 et 2017, la banque continua de servir des criminels présumés et des sociétés-écrans douteuses, faisant transiter plus de 1,5 milliard de dollars avec un zèle... disons modéré.
Un modèle qui interroge
L'économiste américain Henry C. Carey, contemporain des guerres de l'opium, dénonçait déjà ce qu'il appelait le "libre-échange britannique" comme une forme déguisée d'impérialisme.
Carey s'opposait farouchement à la théorie de l'avantage comparatif de David Ricardo, qui justifiait la spécialisation internationale; ce qu'il considérait comme "le chemin le plus sûr vers la pauvreté".
Carey avait deux proches principaux à la vision de Ricardo :
1. L’objectif inavoué de maintenir les autres nations dans un rôle de fournisseurs de matières premières, dépendants des manufactures britanniques.
2. Priver ces nations de l’industrialisation, seule base possible de développement autonome.
L'impact de ces politiques fut dramatique.
En Irlande, l'abolition des manufactures de laine irlandaises et l'imposition du “libre-échange” après 1801 plongèrent le pays dans la misère, le chômage de masse, la pauvreté et l'émigration forcée.
En Inde, les politiques de la Compagnie des Indes orientales anéantirent les industries artisanales, notamment le textile, réduisant le sous-continent au statut de simple fournisseur de matières premières.
Carey dénonçait l'hypocrisie fondamentale du système. Il pointait aussi du doigt une hypocrisie fondamentale : l’Empire britannique n’avait embrassé le libre-échange qu’après avoir protégé farouchement ses industries naissantes. Une fois sa suprématie assurée, il imposa aux autres ce qu’il s’était soigneusement évité.
Vers une finance plus responsable
Cette perspective historique ne vise pas à condamner définitivement HSBC ou le système financier international. Elle invite plutôt à une réflexion sur les mécanismes profonds qui gouvernent encore la finance mondiale.
La persistance de scandales de blanchiment, malgré des amendes colossales et des engagements répétés, suggère que le problème dépasse les simples défaillances individuelles. Il s'agit peut-être d'un défi systémique, enraciné dans des logiques historiques de recherche du profit à tout prix.
Comprendre d'où viennent les banques, c'est mieux saisir pourquoi elles agissent comme elles le font aujourd’hui.
La régulation financière moderne, pour être efficace, doit sans doute tenir compte de ces héritages culturels et institutionnels. L'histoire d'HSBC nous rappelle qu'en finance comme ailleurs, le présent se nourrit du passé. Une leçon précieuse pour qui veut construire un système financier réellement au service de l'économie réelle et des citoyens.
Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.