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L’Europe n’a plus le luxe de tergiverser. À l’heure où la planète se reconfigure sous l’effet de tensions géopolitiques, de révolutions technologiques et de pressions climatiques, l’Union européenne se retrouve à la croisée des chemins. Soit elle change d’échelle, économiquement, technologiquement, politiquement, soit elle s’efface doucement du grand théâtre mondial.
Les dernières propositions de Bruxelles tracent les contours d’une Europe plus ambitieuse. Mais auront-elles le souffle nécessaire pour franchir l'étape cruciale de l’union des capitaux, cet impensé politique sans lequel le reste risque de rester lettre morte ?
Rattraper le temps perdu
La transition écologique n’est plus une option. Elle est devenue une urgence stratégique. "Le monde est engagé dans une course", prévient la Commission. Une course pour décarboner, pour maîtriser l’intelligence artificielle, pour concevoir les industries de demain. Et pour l’instant, ce ne sont pas les Européens qui mènent le peloton.
Face aux États-Unis dopés au capital-risque et à la Chine en pleine montée en puissance, l’Union Européenne tente de répondre : Pacte pour une industrie propre, régulation pionnière de l’Intelligence Artificielle, investissements ciblés dans l’énergie verte. Des signaux encourageants, certes, mais qui ne suffisent pas à compenser des années de retard.
L’argent, nerf de la guerre… et maillon manquant
Tout revient, in fine, à une question de financement. Là où les États-Unis injectent plus de 149 milliards d’euros annuellement dans leur écosystème d’innovation via le capital-risque, l’Europe se traîne à 23 milliards. Un rapport de un à six. Inutile de chercher plus loin l’origine de notre dépendance technologique.
Le paradoxe est cruel : L’épargne est là. Abondante. Mais mal orientée. Trop souvent immobilisée dans des comptes peu rémunérés. Alors que l’économie réelle, elle, peine à se financer.
Près de 40 % de l'épargne financière des ménages allemands (c'est-à-dire les sommes qu’ils possèdent dans divers placements) est conservée sous forme de dépôts bancaires faiblement rémunérés, plutôt que d’être investie dans des produits plus dynamiques comme les actions, les obligations ou les fonds.
Le projet d’Union des Marchés de Capitaux, lancé il y a une décennie, peine toujours à s’imposer. Pourtant, son potentiel est colossal : Jusqu’à 470 milliards d’euros d’investissements additionnels chaque année. De quoi réarmer l’Europe face à la nouvelle donne géoéconomique.
Une autre réforme des retraites
Et si la clé venait des retraites ? Certains modèles hybrides, comme en Suède ou aux Pays-Bas, montrent qu’il est possible de combiner sécurité sociale et capitalisation au service de l’économie. Un système européen, avec des produits portables d’un pays à l’autre, pourrait donner un second souffle à l’épargne longue.
Encore faut-il oser affronter les tabous nationaux. Sur ce sujet, comme sur tant d’autres, les blocages viennent moins du manque d’idées que d’un excès de frilosité politique.
La Nation, poison silencieux de l’intégration
Le système actuel reste prisonnier de logiques nationales.
Dans une vraie union des marchés de capitaux, un investisseur français devrait pouvoir acheter facilement des titres allemands ou italiens, sans surcoûts ni lourdeurs administratives. Mais aujourd’hui, les infrastructures restent cloisonnées; chaque pays a ses propres règles, ses propres systèmes, ses propres pratiques.
Les marchés européens ne sont donc pas vraiment intégrés. Ce manque d’interconnexion freine la libre circulation des capitaux, ralentit les investissements transfrontaliers et empêche l’Europe de rivaliser avec les États-Unis sur le plan financier.
Les dépositaires centraux de titres sont toujours centrés sur leur marché domestique. La supervision financière est, elle, toujours fragmentée entre 27 autorités. Même les plateformes d’investissement subissent encore le "géo-blocage", empêchant les consommateurs d’accéder aux produits d’un autre État membre.
On en revient toujours à la même question : Voulons-nous réellement construire un marché unique ? Ou nous résignons-nous à une Europe de compromis, incapable de s’unifier quand ça compte vraiment ?
L’Europe puissance, c’est maintenant ou jamais
L’agression russe contre l’Ukraine a servi d’électrochoc. L’Europe découvre, parfois avec douleur, qu’elle doit assumer une dimension géopolitique. Une Europe puissance, ce n’est pas qu’un slogan, c’est un impératif.
Cela passe par une Union de la défense, mais aussi par une autonomie économique mieux pensée. Non pas en se repliant sur elle-même, mais en diversifiant ses dépendances, en protégeant ses entreprises stratégiques, en parlant d’une seule voix face aux grands blocs.
Compétitivité rime aussi avec cohésion
La compétitivité n’est pas qu’une affaire de start-ups et de fonds souverains. C’est aussi une question de cohésion sociale. Comment attirer des talents si le logement devient inaccessible dans les grandes villes ? Comment garantir un climat d’affaires serein si la criminalité organisée s’installe dans nos ports et métropoles ?
La réponse, là encore, doit être européenne. Un plan pour le logement abordable, une Europol renforcée, un parquet européen plus agile, ce sont les fondations concrètes d’un espace économique crédible et attractif.
L’heure de vérité
L’Europe a les moyens de ses ambitions. Elle dispose d’un marché de 450 millions de citoyens, d’une excellence industrielle, d’un savoir-faire réglementaire reconnu, et désormais d’un fonds pour les technologies stratégiques.
Ce qu’il lui manque encore, c’est la volonté politique de dépasser les réflexes de repli. L’Union des Marchés de Capitaux est un test grandeur nature. Si elle échoue, c’est l’idée même d’une Europe stratégique qui vacillera.
Car au fond, l’alternative est simple : S’unir pour peser dans le XXIe siècle, ou rester spectateurs des décisions prises ailleurs.
L’histoire, elle, avance. Avec ou sans nous.