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Billet de blog 4 août 2025

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Le travail rend libre

De l’utopie bourgeoise à l’ironie macabre des camps nazis, retour sur un détournement glaçant.

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Illustration 1

Chaque régime politique laisse derrière lui des formules marquantes, presque gravées dans la mémoire collective, qui en disent long sur ses valeurs, ses ambitions… ou ses dérives. 

Parfois triviales comme le "karcher" de Sarkozy, "mon ennemi, c’est la finance" de François Hollande ou "en même temps" de Macron, à l’image des présidents qui les ont incarnées.

Parfois historiques, comme "L’État, c’est moi" de Louis XIV, ou sa némésis, "Liberté, Égalité, Fraternité", des révolutionnaires français; ces expressions incarnent alors une vision du monde, un rapport au pouvoir. 

Ces mots, chargés de symboles, peuvent tour à tour légitimer une autorité, galvaniser une population ou encore maquiller une idéologie sous des atours plus nobles. Pierre Bourdieu a largement développé l'idée que le langage n'est pas simplement un outil de communication neutre, mais qu'il joue un rôle central dans la reproduction des rapports sociaux et des inégalités. Par sa notion de "violence symbolique", il désigne une forme de domination subtile et souvent invisible à travers laquelle les catégories et modes de pensée d’un groupe dominant sont imposés comme légitimes à l’ensemble de la société.

L’évolution de la devise "Arbeit macht frei" (Le travail rend libre) en est une illustration poignante. À l’origine porteuse d’une promesse d’émancipation, cette maxime, inscrite aux portes des camps nazis, incarne aujourd’hui une insulte à la dignité humaine. Pourtant, dans l’Allemagne du XIXe siècle, l’idée était tout autre.

Le travail, porteur de noblesse

En 1872, Lorenz Diefenbach publie un roman éponyme qui introduit la formule dans une toute autre lumière. Arbeit macht frei y reflète une foi profonde dans le mérite individuel; le travail n’est pas peine, mais levier d’élévation morale et sociale. Ses personnages, issus de tous horizons, trouvent dans le geste productif, qu’il soit intellectuel ou manuel, une forme de rédemption personnelle.

L’un d’eux, le docteur Erwin Meerenberg, personnage secondaire du récit, exprime cette philosophie avec clarté : "Ja, mein gnädiges Fräulein, Arbeit macht Leute! Und gar ein Orden!"

Derrière cette formule, qui peut sembler anodine au premier abord, se dessine en réalité tout un projet de pensée. Lorsqu’il affirme que "le travail fait les gens" (Arbeit macht Leute!), Meerenberg ne se contente pas de valoriser l’effort; il défend l’idée que c’est par l’engagement quotidien, par la persévérance dans le labeur, que l’on acquiert une véritable épaisseur humaine. Le travail, loin d’être un simple moyen de subsistance ou une corvée sociale, devient ici un creuset de construction personnelle, un moteur d’élévation morale et sociale.

Et ce n’est pas un hasard s’il enchaîne aussitôt avec un clin d'œil : "Et même un Ordre !"  (Und gar ein Orden!). La remarque, bien qu’ironique, introduit un contraste révélateur. D’un côté, les récompenses visibles, titres, décorations, reconnaissance officielle. De l’autre, cette forme de noblesse discrète mais plus durable, celle qu’on tire de l’effort, de la ténacité, et du mérite propre. Pour Meerenberg, il est évident que la seconde l’emporte largement sur la première.

Le docteur Erwin Meerenberg incarne, comme d’autres dans le roman, l’idéal méritocratique propre à l’époque, où seule l’activité, qu’elle soit manuelle ou intellectuelle, permet de conquérir dignité et reconnaissance.

Cette vision, résolument ancrée dans l’esprit bourgeois du siècle, célèbre l’ascension par le mérite. Dans un monde en mutation, où les privilèges héréditaires vacillent, Diefenbach oppose la « noblesse acquise » à l’ancienne aristocratie. Et Élodie, son héroïne, incarne cette quête d’indépendance par le labeur, un labeur qui procure, non seulement le pain, mais aussi l’estime de soi.

Le travail, ciment de la nation juive

Quelques décennies plus tard, dans un contexte radicalement différent, Theodor Herzl reprend l’idée de travail libérateur pour l’appliquer à un projet de nation. Dans Der Judenstaat, il imagine une société juive bâtie autour de l’effort collectif. Le travail devient alors le socle de l’identité nationale, au-delà même des croyances religieuses.

Herzl réfute l'idée que la religion soit le ciment de la nation juive. Il lui préfère le travail. Pour Herzl, la création d’un État juif reposait sur une organisation sociale et politique moderne, où la religion devait rester une affaire privée, sans intervenir dans la sphère publique.

Pour Herzl, "Das Gelobte Land ist das Land der Arbeit", (La Terre promise est la terre du travail), n’est pas qu’un mot d’ordre symbolique, c’est un principe fondateur. 

Toute la construction de l’État juif repose sur cette idée. 

Herzl propose que le drapeau du futur État soit blanc avec sept étoiles dorées pour évoquer les "sept heures d’or de notre journée de travail" : "eine weiße Fahne mit sieben goldenen Sternen";  car, écrit-il, "Denn im Zeichen der Arbeit gehen die Juden in das neue Land." (sous le signe du travail, les Juifs entreront dans la nouvelle terre). Il ne s’agit pas de rhétorique; routes, ponts, chemins de fer, télégraphes, tout devra être édifié par les premiers colons eux-mêmes.

Dans sa vision, le travail est un outil de transformation morale et sociale; il permettra de convertir les "mendiants en haillons" en "nobles travailleurs". Ce processus assurera non seulement l’élévation individuelle, mais aussi l’auto-suffisance, la réduction de la criminalité et la dignité retrouvée pour un peuple longtemps marginalisé.

Herzl défend également une approche résolument moderne du travail. Il appelle à employer tous les moyens techniques récents, qu’il s’agisse d’agriculture, de construction ou d’organisation industrielle, rejetant les méthodes archaïques, souvent associées à l’image traditionnelle et stigmatisée du juif oisif ou dépendant.

Le cœur de son projet repose sur le principe du "Siebenstundentag", la journée de travail de sept heures, pensée comme un équilibre entre productivité et bien-être. Ce modèle garantit du temps pour le repos, la vie familiale, la formation. À cela s’ajoutent des mesures sociales claires comme la protection des femmes contre les travaux pénibles, l’éducation prioritaire pour les enfants, et un système d’"Assistance par le travail" où chacun se voit garantir un emploi selon ses capacités et son engagement.

Le travail devient ainsi le ciment de la nouvelle nation juive, non par sa seule valeur économique, mais comme catalyseur de cohésion sociale et d’ascension collective. Ce n’est ni une morale individuelle, ni un projet spirituel; c’est un plan politique moderne, laïc, et profondément structurant.

Il est crucial de noter que Herzl n’utilisa jamais la formule "Arbeit macht frei". Son mot d’ordre, "La Terre promise est la terre du travail", implique une libération par le travail structuré, volontaire, digne et moderne à mille lieues du modèle de l’accomplissement personnel proposé par Diefenbach, et radicalement opposé à l’usage cynique qu’en fera plus tard le régime nazi.

Par ailleurs, il importe de souligner que la vision d’État conçue par Theodor Herzl diffère profondément de celle instituée en Israël avec la Loi fondamentale de 2018, qui affirme Israël comme "l’État-nation du peuple juif" avec une forte connotation identitaire et religieuse. 

Pour Herzl, l’"État des Juifs", et non "l'état juif",  n’est pas un État religieux, mais un État rationnel, régi par le droit, la science et le travail organisé. Dans son projet, ce n’est ni la Torah ni la foi qui cimentent la nation, mais l’effort collectif, l’égalité sociale et l’infrastructure commune. C’est à travers le travail que les exclus du Vieux Continent doivent conquérir leur dignité et fonder une citoyenneté moderne, non à travers une appartenance confessionnelle.

Le travail, instrument d’aliénation

Mais face à ces visions idéalistes du travail, une voix dissonante s’élève, celle de Paul Lafargue, le gendre français de Karl Marx

Dans Le Droit à la paresse (1880), il fustige précisément ce culte du travail érigé en dogme moral. À ses yeux, le travail n’est pas émancipateur, mais aliénant; il n’élève pas l’homme, il l’épuise. Ce n’est pas un outil de dignité, mais un moyen d’asservissement moderne.

Lafargue tourne en dérision la religion du travail, cette « folie » moderne qui pousse l’ouvrier à vénérer ses chaînes. Il dénonce la morale capitaliste qui transforme le repos en vice et l’hyperproductivité en vertu. 

Là où Diefenbach voit l’effort comme voie vers la liberté intérieure, Lafargue n’y décèle qu’un piège, une vie soumise au rendement, au profit, au sacrifice de soi.

Cette critique résonne d’autant plus fortement lorsqu’on considère la perversion nazie de la devise « Arbeit macht frei ». Si Lafargue dénonçait déjà le travail comme instrument d’exploitation sous le capitalisme, les camps de concentration nazis en constituent l’aboutissement extrême; le travail forcé y devient outil d’extermination. Non seulement il ne libère pas, mais il tue.

Le renversement tragique de la formule

C’est justement cette grandeur initiale qui rend la récupération nazie si odieuse. 

C’est un autre Theodor, Theodor Eicke qui aura l’idée d’inscrire « Arbeit macht frei » sur les grilles de Dachau et d’Auschwitz. Certains expliquent qu’il ne s’agissait, pour les Nazis, alors non pas d’éduquer mais d'humilier. Soit.

Et c’est vrai. Primo Levi, dans ses témoignages, déchiffre cette phrase comme une moquerie ultime. Là où Diefenbach et Herzl voyaient la construction de soi, le régime hitlérien oppose l’anéantissement programmé.

Mais qu’en est-il de ceux qui aujourd’hui reprennent cette idée du travail émancipateur ?

Soit pour demander de lier les prestations sociales à quelques heures de travail.

Soit pour créer des bagnes où de prétendus “ennemis de l’état” seraient forcés de travailler pour leur bien et le bien de tous évidemment.

Le travail n’y est plus levier d’élévation, mais machine de déshumanisation. Une ironie funeste, gravée en lettres de fer.

Le langage comme champ de bataille

Cette histoire n’est pas qu’un épisode tragique; elle est un avertissement. Les mots ont un poids, une mémoire, une histoire. Et sous des régimes oppressifs, ils deviennent des armes. Ce n’est pas tant leur sens qui change, mais leur usage qui les pervertit.

Il serait absurde, voire obscène, de tracer un lien entre Herzl et l’idéologie nazie. L’un prônait l’élévation d’un peuple par le travail choisi, l’autre instrumentalisait le travail pour détruire. Confondre ces deux mondes reviendrait à trahir la mémoire des victimes et des idéalistes.

Aujourd’hui, alors que les slogans politiques se multiplient et se vident de leur substance, cette leçon résonne encore. Le langage est un outil précieux; il peut construire des sociétés ou les précipiter dans l’abîme. Il nous appartient d’en préserver l’intégrité.

Sans quoi, comme le craignait Lafargue, il ne reste que l’illusion de la liberté, et la réalité de la servitude.

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