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Billet de blog 5 juin 2025

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Quand le temps devient résistance

Il y a un dessin de Naji al-Ali qui vous colle aux rétines : une horloge immense dont les aiguilles sont des épées, pourchassant un Palestinien aux pieds nus. Le balancier ? Une mèche de bombe, tenue par un autre homme. Ce tic-tac mortel symbolise avec une poignante clarté l'urgence palestinienne, où chaque seconde peut éclater en libération... ou en drame.

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Illustration 1
© Naji al-Ali

Pas de temps pour le temps

Imaginez un instant que votre montre ne mesure plus les heures, mais les morts. Deux martyrs aujourd'hui, huit demain. Dix blessés. Vingt maisons rasées. Cinquante oliviers arrachés. Pour les Palestiniens, le temps n'est plus cette rivière tranquille qui coule vers l'avenir. Il est devenu le comptable impitoyable des pertes qui s’accumulent.

"Je vous écris d'un temps parallèle", écrivait avec justesse le philosophe palestinien Walid Daqqa. Condamné à perpétuité, puis à 37 ans de prison, puis à deux ans supplémentaires, il mourra après 38 ans dans une geôle de l’entité sioniste en Palestine occupée… quelques mois avant sa libération définitive. Fini le temps linéaire des horloges occidentales. Place au temps fragmenté, vulnérable, où chaque instant peut s'effondrer dans le vide.

Le poète palestinien Mahmoud Darwish l'avait pressenti dans son poème "État de siège" : “Pas de temps pour le temps”. Quand survivre devient l'unique objectif, le temps se comprime, devient dense, presque inflammable… comme la bombe que l'on devine dans le dessin.

Une carte temporelle à six dimensions

De Jérusalem au camp de réfugiés, de Gaza aux terres de 48, du village de Cisjordanie aux quartiers de la diaspora, chaque lieu palestinien vit selon sa propre horloge. La Cisjordanie compte le rythme des checkpoints, les camps résonnent de l'attente, les villes de 48 s'enlisent dans les négociations. Mais après 1967, une sixième géographie s'ajoute à ces cinq territoires de l'exil : la prison du colonisateur. Cette "sixième géographie" devient un laboratoire où se redéfinit la notion de temps. 

Chaque fragment de cette géographie ressemble à un système isolé, résonnant du souffle continu de la Nakba — ce Big Bang palestinien de 1948. Voilà le piège : la Nakba n'est pas un souvenir figé dans les livres d'histoire. Elle est un moment récurrent, une hémorragie toujours présente du quotidien palestinien.

Le chemin de la Nakba

Lire la Nakba comme un état permanent, et non comme une tragédie historique close, c'est reconnaître un processus toujours à l'œuvre. Quatre pertes : De la terre, de la ville, des noms, des histoires; quatre hémorragies majeures qui ne se sont jamais refermées.

Réinterpréter la Nakba comme un présent perpétuel plutôt qu'un passé révolu, voilà peut-être la clé pour comprendre ce "chemin de la Nakba".

Le plus grand service à rendre aux Palestiniens ? Empêcher que ce présent douloureux se transforme en simple souvenir. Car transformer la plaie en cicatrice, c'est accepter l'injustice historique au lieu de la guérir.

Le temps en détention

Pourtant, dans l'obscurité des cellules israéliennes, une autre temporalité émerge. Les prisonniers politiques y forgent un "temps parallèle", un temps à contre-courant. Enfermés, ils réfléchissent, écrivent, participent parfois plus lucidement à la lutte que ceux dehors.

Illustration 2
Walid Daqqa

Walid Daqqa, intellectuel emprisonné, a pensé ce temps singulier où l'espoir se cultive grain par grain. Le corps devient unité de mesure, l'enfermement physique libère la pensée. Dans le temps parallèle, il ne connaît plus l'âge réel de sa mère, il ne connaît que l'âge de sa détention. L'âge de sa mère n'est plus mesuré par sa date de naissance, mais par le nombre d'années qu'elle a vécues depuis qu'il est en prison.

L'Art de "Dessiner le Temps”

C'est dans cette sixième géographie que Walid Daqqa, intellectuel emprisonné pendant 38 ans, a révolutionné notre compréhension du temps palestinien. Depuis sa cellule, il  a conceptualisé trois espaces-clés : son village natal باقة الغربية (Baqa al-Gharbiyye), Tel-Aviv (le centre colonial), et la prison (la périphérie imposée). 

Il invente des notions : 

  • الرتاصف (Alignement) désigne la superposition des espaces vécus — du village colonisé à la prison — comme autant de couches de mémoire et d’histoire. Ces lieux, loin d’être neutres, deviennent des textes à lire, chargés de sens politique et émotionnel. Pour Daqqah, le prisonnier lui-même incarne une cartographie vivante : son corps, ses souvenirs, même un goût fugace, portent les traces de territoires traversés. La Pavementation tisse ainsi un récit non linéaire, où espace et temps se confondent, et où chaque fragment de vécu devient archive de résistance.
  • التوازي (Parallélisme) décrit l'expérience existentielle de vivre dans deux réalités simultanées : le temps "circulaire et monotone" de la "petite prison" et le temps "linéaire et social" de la "plus grande prison" (la Palestine occupée). Cette dualité intense, particulièrement marquée après les Accords d'Oslo, crée une "schizophrénie du lieu”, prison dans la prison où la vie en prison de la prison peut être plus gratifiante que celle vécue dans la prison à ciel ouvert.
  • الرتاكب (Superposition) où la prison n'est plus seulement un lieu de contrôle direct, mais un "parc d'attractions de tentation et de leurre". Ce concept reflète une conscience plus complexe des espaces palestiniens sous un colonialisme prolongé et une Nakba continue.

La progression de l'Alignement au Parallélisme, puis à la Superposition montre l'engagement toujours plus profond de Daqqah avec la condition coloniale et son impact sur l'identité palestinienne individuelle et collective.

Dans sa cellule, Daqqa rêvait de tracer ce temps à sa manière. Comment parler d'avenir quand on est dépossédé de l'espace ? Comment reconquérir la souveraineté sur l'avenir quand on a perdu celle sur l'espace ?

Le Sandwich au Labneh

Un détail trivial devient révélateur : Lors de son arrestation, ce n'est pas la violence ni l'humiliation que Daqqa a retenu, mais la perte de son sandwich au labneh — mémoire comestible de sa mère. Ce goût, suspendu dans le temps, s'étire sur 38 ans de captivité. Le temps en prison distord l'instant, l'étire jusqu'à l'éternité. Voilà comment fonctionne le temps carcéral : un instant devient éternité, une saveur devient mémoire résistante.

Se Torturer, Se Libérer Soi-Même

Aujourd'hui, la prison a changé de rôle. Le combat ne se livre plus uniquement à l'échelle collective : il se joue à l'intérieur de soi : "Torture-toi toi-même", "Libère-toi toi-même". C'est à ce prix que se maintient le الصمود (Soumoud), cette résilience palestinienne, en attendant des jours nouveaux.

L'art de Daqqa devient alors double : Résister psychologiquement, et transmettre aux siens un souffle d'espoir. Créer un lien entre ces temps parallèles.

Libérer l'Avenir

Entre le temps du maître et celui de l'esclave, entre la temporalité coloniale et celle de la résistance, se dessine une troisième voie : Fabriquer son propre temps.

À Jérusalem, malgré la judaïsation rampante, malgré les dispositifs de contrôle, pulse encore le temps de la résistance, insaisissable, indéfinissable. Un temps qui se moque des horloges et invente ses propres rythmes.

L'enjeu ultime de la lutte palestinienne n'est pas seulement de récupérer l'espace, mais  surtout de reconquérir le présent. Dans les rues ou les cellules, le temps palestinien ne subit pas. Il lutte, il façonne, il attend son heure. Et un jour, ce tic-tac deviendra éclat.

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